L’action de PRUD’HOMMES se déroule en Suisse, mais aurait pu être filmée en France, les enjeux sur le fond étant toujours les mêmes : obtenir réparation d’un préjudice subi dans le cadre de son travail, l’exemple suisse nous permettant d’autant mieux d’éprouver les interrogations de forme que se pose (ou non) le système français depuis plusieurs années.
Entre les salles d’audience, l’Inspection du Travail et les antennes syndicales, à travers une mosaïque de récits et de parcours de vies, moments cocasses et émouvants se succèdent, nous plongeant au cœur d’une comédie humaine qui reflète finalement la société d’aujourd’hui.
Observation davantage qu’analyse, le point de vue qui suit marie deux regards sur le film, comme deux personnes qui se répondent. Deux façons de percevoir les variations du documentaire, qui peuvent aussi cohabiter chez un seul spectateur.
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Je suis à l’entrée du tribunal. Nu, immense et muet, il m’écrase de sa taille, de l’ampleur de ses colonnes. Quelques notes, en lignes légèrement courbées, viennent adoucir les angles, polir l’image, la donner en spectacle.
Ainsi donc, de ces trois ou quatre plans, on me raconte une vie ; une vie de tribunal, entresol entre toutes les vies minuscules, les bonjour-au-revoirs réduits à leur plus simple expression. Pas beaucoup plus d’humanité dans l’architecture que dans l’idée de justice elle-même. La justice ne pouvant qu’être juste, elle a l’aspect des pas perdus rutilants, nettoyés, des lourdes portes fermées consciencieusement, comme sur un secret.
Les premiers témoignages, la dynamique de la parole. Les visages parlent plus que les mots ; les regards, face caméra, hors caméra, les absences. Le texte se remâche, fait des tours sur lui-même : toujours la même rengaine. Soit un environnement professionnel qu’a priori, il n’est d’aucune malice de suspecter, qui se révèle retors. Des esclavagismes qui ne disent plus leur nom ; à l’abri derrière les rets du droit. L’illégalité de la bassesse ; des petites combines quotidiennes destinées à faire plier le regard, le rompre et le soumettre.
Lieu revigorant que le tribunal ; prud’hommes est déjà un mot qui prend soin, qui répare un tant soit peu, par son existence, la rapacité des rapports sociaux. On y entend homme, on y entend prudence ; on rêve à la tempérance des juges, dans leur tribunal lisse, tables de bois sages et décor minimaliste pour mieux faire exsuder la parole. Panser les plaies.
La preuve par l’exemple : les histoires, comme dans un conte pour adultes, se succèdent à un rythme obsédant. Sitôt sorti de l’histoire du garagiste au langage fleuri, c’est équarrissage et travail indigne, heures sous-payées et contrat qui se termine en eau de boudin.
La monotonie, quelque peu, s’installe ; le champ – contrechamp fait son office de balançoire visuelle ; on est bercés par une sensation à mi-chemin entre le fatalisme et la fascination : cela ne finira donc jamais. Vu comme tel, « à la Depardon », effectivement, une heure trente pourrait durer huit heures : ces moments sont installés sur un banc, dans une salle où se jouent les histoires qui nous peuplent, qui font le petit bout de notre lorgnette, l’envers de la grande Histoire que l’on aime à se raconter. Prud’hommes, trop humain : ou la plongée de l’homme à l’état binaire : dignité, vénalité.
Retour à quelques plans évanescents. Un huissier débonnaire qui possède les clés du Temple, comme un gardien sur son phare. La nuit qui tombe, Lausanne en ville éteinte, recluse dans le silence ; on a presque peine à croire que du bruit sourd des rues qui environnent le tribunal. Ambiance métallique, musique nuageuse : on plane entre deux morceaux de justice.
L’esprit quitte les histoires des justiciables. Ce documentaire n’est pas une construction, il est un miroir : il reflète tous les angles, tous les rais de lumière inatteignables d’une institution aussi puissante que la justice. Comment la représenter ? Quel corps lui donner? En quelques secondes de respiration, l’envie soudaine d’un fourmillement de plans, d’images, de cavalcades de la caméra dans ce lieu insaisissable. L’esprit de la justice, et les myriades de motivations qui se lisent dans les yeux, font passer le sens de l’image derrière celui des personnages. L’image est nue, dépossédée. Elle ne s’appartient plus, mangée par le rythme interne de ceux qu’elle représente. Ce sont les personnages qui mènent la danse, non le réalisateur. Il faudrait, au même titre qu’un homme qui filme un hôpital psychiatrique devienne, par moments, lui-même fou, que l’homme qui filme la justice s’exclame lui-même : je suis la justice, et tente de lui donner corps. Mais qui le pourrait ? L’expérimentation, il faut le reconnaître, pourrait aboutir au catastrophique. A l’irrespect et au démiurgique. Mais à l’inverse, respect vaut ici déférence ; la machine a gagné, et Prud’hommes ne filme que ce qui lui est autorisé de prendre : le caractère cyclique, never ending story de la justice.
Il y a de ces quelques plans immémoriaux qui vous traversent et que vous ramenez chez vous comme une matière vivante, trouvée quelque part, au sens épars, mais qui semble encore rayonner. Telle cette employée qui a fait plier son invisible patron, dont on ne voit, en filigrane, que la cupidité. Qui partage la saveur d’une justice sans vengeance avec son bénévole de syndicaliste. Telle cette cadre qui a fini d’être dynamique, numérotée, emballée dans le grand tout de son entreprise américanisée, et qui, en quelques mots qui coulent comme une source trop longtemps tarie décrit, à la justesse près, le sentiment d’abandon, la fin de la mesure. Clap de fin sur l’indicible : le film semble remettre ces femmes au centre de la parole (libérée), du geste (enfin accompli) ; elles ont fini, finalement, à entrevoir une issue. Et de cela, par l’émotion, nous sommes témoins.
Je ressors de la salle ; j’ai eu la sensation d’être auprès des bénévoles qui conseillent, auprès de tous ceux qui rendent le tribunal vivant, un centre névralgique des luttes pour la reconstruction. Enivrante sensation du calme après la tempête : bénévoles du regard, nous avons accompagné, quelques minutes durant, des parcours. Des singularités qui, pour certaines d’entre elles, resteront, deviendront symboliques. Au-delà de l’idée même de documentaire et d’analyse, et ce, en arpentant tout : la bassesse comme la noblesse, le tragique et le sublime, l’immonde jusqu’au le superbe. Et jusqu’au comique burlesque où, lors d’un très bref instant, l’on voit partir, presque bras dessus bras dessous, à la façon de deux clowns, un patron et son employé, qui se sont comme chamaillés pour une broutille, et qui semblent eux-mêmes ne pas comprendre comment ils sont arrivés jusqu’en ce lieu. Ce lieu : le tribunal, toujours si imposant que j’ai, malgré tout, la sensation de le quitter, en spectateur, sans avoir pu en saisir l’essence.
Nicolas Bole
Les précisions du Blog documentaire
1. Nicolas Bole est réalisateur de documentaires et de fictions. Attaché audiovisuel à l’ambassade de France au Vietnam pendant deux ans entre 2006 et 2008, il met en place des projets de coopération dans le domaine de la formation ou de la promotion du cinéma français. Il organise également des festivals en partenariat avec la Fondation Groupama-Gan, le FID Marseille, le Festival du Court Métrage de Clermont-Ferrand et le Festival du Film d’Animation d’Annecy. Il a ensuite été chargé de projets dans un centre de formation audiovisuelle (2008 – 2009). Il se consacre désormais à ses projets personnels, parmi lesquels un documentaire sur l’héritage de la guerre 14-18 dans les œuvres littéraires à travers un projet pédagogique d’apprentissage d’une œuvre (La Main Coupée, de Blaise Cendrars) par une classe de lycéens.
2. Deux extraits de Prud’hommes sur Youtube :
3. Retrouvez un entretien avec Stéphane Goël, le réalisateur de Prud’hommes, sur le site du film.
4. Fiche technique :
Réalisation, production déléguée : Stéphane Goël.
Image : Bastien Genoux.
Son : Marc Von Strühler STRÜHLER.
Montage : Loredana Cristelli.
Production : Climage, 2011.
Coproduction : RTS.
Distribution : Blaq Out.
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