Petite escale à Saint-Nazaire sur Le Blog documentaire pour une belle exposition qui se tient jusqu’au 8 septembre 2013. Intitulée « Seamen’s Club », elle nous plonge dans l’univers fascinant des marins au long cours qui sillonnent les mers sur d’immenses cargos. Marc Picavez propose une exploration très sensible de ce monde à part dans 5 installations à découvrir dès que possible au LiFE. Présentation et entretien avec le réalisateur.
Ça aurait pu être un webdocumentaire… C’est (pour l’instant ?) une exposition – soit, finalement, un documentaire délinéarisé dans l’espace…
« Seamen’s Club » part du constat que « la voie maritime représente 80% du transport de marchandises », mais l’exposition se concentre sur la vie des individus qui rendent ce commerce possible. Non pas seulement les marins à bord, au travail, mais aussi et surtout le quotidien de ces hommes à terre, lors des escales.
Ainsi que le remarque l’auteur Marc Picavez, « le romantisme des escales du XXème siècle est dépassé. La vie des marins a changé. Le temps immobile et interminable de la mer alterne avec le temps accéléré de l’escale, où [les marins] ne visitent bien souvent que des docks, des “malls” et des McDonald’s. Leur vie personnelle, intime, se recroqueville sur les conversations lors de rencontres virtuelles avec leurs familles, depuis les seamen’s clubs qui les accueillent dans les ports ».
C’est autour de ces moments à quai que s’articule l’exposition, conçue autour de 5 installations d’envergure réparties dans les 1.460 m² du LiFE.
D’entrée, le visiteur est plongé dans un couloir sombre dont chacune des parois est composée de trois écrans. A l’image défilent les visages des Sirènes, visages familiers pour les marins qu’ils ont quittés pour travailler. Femme, fiancée, enfants… Les seamen’s clubs sont avant tout le temps de la reconnexion avec les proches. Skype est l’instrument qui permet de maintenir le lien. Images saccadées, pixelisées, couleurs parfois surexposées : le travail de Marc Picavez sur la picturalité déréalise les figures humaines, et imprime une distance. Les marins expliquent : « Internet est le remède contre la solitude ».
Vient ensuite le temps pour le visiteur de pénétrer dans le seamen’s club proprement dit. Un lieu fermé par des parois translucides au centre duquel trône un « arbre à écrans ». 4 films courts viennent constituer les contre-champs qui manquaient – délibérément – à la première installation. Des marins en pleine conversation avec leurs proches restés à l’autre bout du monde. Une cinquantaine de portraits d’hommes de mer, à la manière des Screen Tests d’Andy Warhol, complétent le dispositif.
Aux quatre coins de la pièce, d’autres films dressent le portrait de quatre « tenanciers » de seamen’s clubs. A Hambourg, New York, Dakar et Saint-Nazaire, ils accueillent les marins, les guident dans des lieux méconnus, et facilitent les quelques heures qu’ils passeront à terre avant de repartir vers d’autres horizons. C’est le temps de la détente, temps de pause et de chaleur humaine parfois baigné de karaoké…
Ce temps particulier de l’escale, c’est aussi Nowhere. Une installation composée de trois écrans de tailles différentes qui reflètent les univers deshumanisés que fréquentent les marins à terre. Terminaux mécanisés, hypermarchés impersonnels : il n’y a pas qu’en mer qu’ils sont loin de tout. Par petites touches, par des courtes scènes qui ne construisent pas nécessairement une narration classique, Marc Picavez dessine cette atmosphère très particulière qui accompagne les marins une fois descendus des cargos. Les jeux de sens entre les trois écrans plongent ici le spectateur dans une formidable expérience sensorielle où chaque visiteur déterminera son propre parcours parmi les images et les sons mis à sa disposition.
Il n’y a ensuite qu’à contourner cette installation pour se voir confronté à Sea is my country, ship is my home. C’est, très concrètement et de manière symbolique, le contre-champs de la proposition précédente. Toujours sur trois écrans (mais cette fois de taille identique), Marc Picavez raconte la vie à bord grâce à un film qui se joue simultanément sur les trois surfaces. L’action principale vire ainsi d’un écran à l’autre, cependant que le spectateur ressent physiquement le poids du temps, la lenteur et la monotonie propres à ses longues traversées. De la salle des machines aux cuisines des cargos, c’est une immersion à la fois plastique et informative dans ces énigmatiques porte-conteneurs. « Il est question d’expériences, de transmission, d’absences, de vie collective et d’angoisses individuelles ».
La dernière installation de l’exposition propose au visiteur de s’introduire dans un espace fermé pour faire l’expérience d’un film qui retrace, à sa manière, la vie d’un marin – des années de formation en école à la première traversée en passant par les choses vues en escales en Afrique ou en Europe. Marc Picavez a collecté des clichés pris par les marins eux-mêmes et les a assemblés dans un montage très musical. Le dispositif a été baptisé à partir de deux phrases qui reviennent souvent dans la bouche des marins : l’une, “See the world for free”, fait allusion à la promesse de leur métier ; l’autre, “I sacrifice myself for my family”, traduit leur réalité de « migrant ».
Enfin, s’il faut le plus souvent lever les yeux pour apprécier ce remarquable travail documentaire et se rapprocher ainsi d’expériences humaines singulières, il est à noter que le visiteur pourra aussi baisser la tête pour détailler au sol des panneaux informatifs sur la marine marchande. Pensés comme des datavisualisations, il complètent encore un peu l’expérience déjà bien riche que constitue « Seamen’s Club ».
Cédric Mal
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Voici à présent un extrait d’un long entretien réalisé avec Marc Picavez par Cédric Mal. Texte à télécharger en intégralité ICI.
Comment vous est venue l’idée de vous intéresser aux Seamen’s Clubs ? Qu’est-ce qui vous a intéressé chez ces marins au long cours ?
Marc Picavez : J’ai effectué une résidence à Saint-Nazaire en 2008 grâce au Centre de Culture Populaire, et quand j’ai commencé à arpenter le port, j’ai été frappé par les silhouettes de jeunes hommes sur les ponts d’immenses bateaux. Je ne pouvais pas y accéder, je ne pouvais pas franchir les grilles qui me séparaient d’eux, et cette étrange sensation d’apercevoir des marins du même âge que moi sans pouvoir leur parler m’a troublé. Eux ne parlent pas un mot de français, ne disposent d’aucune liberté sur ce territoire parce qu’ils sont enfermés dans un environnement clos. J’ai vraiment eu envie d’en savoir plus sur eux. D’où viennent-ils ? Quel est leur univers professionnel mais aussi intime ? Qu’est-ce qui les amène ici ? Je me suis interrogé sur leurs destins.
En effectuant des recherches sur Internet, le mot « Seamen’s Club » est apparu. J’ai trouvé une adresse à Donges et je m’y suis rendu. Entre temps, j’ai rencontré l’aumônier du port, un prêtre jésuite qui visite les bateaux sans le support des seamen’s clubs. Il offre notamment son ordinateur et sa connexion Internet aux marins et leur propose de communiquer avec leurs familles. Il m’a conseillé d’aller à La Rochelle, dans le seamen’s club là aussi situé sur les docks. Là-bas, en discutant avec les marins, je me suis rendu compte qu’il fallait que je vive le temps de la mer. J’ai donc cherché à embarquer, et cela a donné un premier film, Le monde est derrière nous.
Au retour à Saint-Nazaire après ce premier voyage, qui donnera donc un film, l’objectif reste de produire quelque chose sur les seamen’s clubs ?
En parallèle à la réalisation de ce documentaire, j’ai suivi l’atelier documentaire de La Fémis sur ce projet « Seamen’s Club ». J’ai pu y trouver des solutions aux problèmes que je rencontrais ; à savoir : l’absence de personnages récurrents (mis à part les salariés des seamen’s clubs). Or, je voulais avant tout faire un film sur les marins, et non sur les salariés ou bénévoles de clubs. Je me suis alors dit que le meilleur moyen d’aborder ces seamen’s clubs, de me plonger dans ce temps de l’escale et dans ces non-lieux que l’on retrouve de pays en pays, c’était de suivre un équipage sur un bateau qui dispose de temps d’escales plus long. C’est à ce moment là que m’a été proposé le projet d’exposition.
L’EXPOSITION ………………………………………………….
Vous ne partez plus alors en quête d’une histoire singulière à raconter. Il ne s’agit plus de construire un documentaire linéaire, mais de créer ex nihilo un parcours qui ne s’adresse plus à un spectateur, mais à un visiteur. Comment pense t-on alors ce changement de dimensions ?
J’éprouvais des difficultés à réaliser une histoire linéaire. Les personnages étaient assez insaisissables, et il était donc très délicat de les suivre et de travailler avec eux sur la durée. Le projet d’exposition permettait en revanche d’esquisser des portraits dans des formats très courts, d’organiser des rencontres d’une demi-journée, de mélanger des situations de marins en mer, à terre, ou devant un ordinateur dans un seamen’s club. Je n’avais plus ce souci de la linéarité, ou alors d’une autre manière : tous ces éléments devaient former quelque chose d’autre, et un tout cohérent.
La promesse de l’exposition vous a donc libéré…
Absolument. Elle m’a libéré d’une contrainte. J’ajoute que la rencontre de l’équipage de l’African River a été un déclencheur tout aussi important. Avec ce cargo, j’ai trouvé la situation de tournage qui me permettait de traiter ce que je cherchais – et il y aura sans doute un film à ce sujet après l’exposition.
La marine marchande constitue un monde tellement éclaté et insaisissable qu’il m’est finalement apparu plus évident de le traiter sous forme d’installations déliées les unes des autres. Cela étant, il s’agissait bien sûr d’un travail d’écriture. Nous avons surtout réfléchi à la manière de présenter et d’élaborer les éléments que je formulais dans la perspective d’une exposition, pour un visiteur et non pas uniquement pour un spectateur.
L’exposition s’est-elle construite seulement après avoir collecté l’ensemble du matériel audio-visuel ?
Nous avons écrit un scénario en amont. Il y avait déjà Le monde est derrière nous et je disposais aussi d’un nombre assez important d’images non intégrées à ce film, ou alors tournées pour l’atelier que j’ai suivi à la Fémis dans les seamen’s clubs de La Rochelle et de Saint-Nazaire. Il existait donc une base d’éléments déjà filmés.
Le fait de disposer de ces images a beaucoup aidé ce travail collectif d’écriture. Nous avons placé le seamen’s club au centre de l’exposition. C’est un point de passage, un lieu que l’on quitte et vers lequel on revient, exactement comme le font les marins. Nous nous sommes parallèlement défaits de l’idée de reproduire physiquement le lieu.
Comment le cinéaste pense t-il au montage de l’exposition ? Comment conceptualiser cela pendant le tournage des films ? Il faut à la fois penser à la mise en scène dans le documentaire, à la scénographie de l’exposition et à la structure narrative du film en train de se tourner ?
Je n’ai pas trouvé cela très difficile parce que je vais sans doute aussi souvent dans des expositions d’art contemporain que dans les salles de cinéma. J’ai été marqué par plusieurs installations vidéo, notamment au Jeu de Paume à Paris ou à New York. L’installation de Rineke Dijkstra par exemple, réalisée dans des boîtes de nuit en Grande-Bretagne, est assez saisissante. C’est très éloigné de ce que je peux faire, mais ces jeunes personnages qui dansent en plan séquence m’ont beaucoup plu. Le travail d’Agnès Varda sur les veuves de Noirmoutier est aussi très inspirant pour moi.
Pour revenir au fond de votre sujet, qui pose aussi des questions de forme, deux phrases résument la vie de ces marins au long cours ; deux déclarations que les marins ont adoptées : « See the world for free » et « I sacrifice myself for my family ». Qu’est-ce qui se joue entre ces deux affirmations ? Comment l’opposition entre « voir le monde gratuitement » et « se sacrifier pour sa famille » se résout-elle, notamment sur le plan formel ?
Ce qui me trouble dans ces deux phrases, c’est évidemment la contradiction qu’elles créent quand on les dispose l’une à la suite de l’autre. « See the world for free » est un slogan largement utilisé par les écoles de recrutement aux Philippines. Les marins se l’approprient, et je l’ai enregistré à plusieurs reprises dans leurs dialogues. Mais une fois passées les premières années de découvertes et de voyages, la routine s’installe et on comprend qu’ils basculent dans ce qui résume le mieux leur métier : non pas voir le monde gratuitement, mais gagner de l’argent pour soutenir sa famille en passant 10 mois de l’année sur un cargo.
Ces deux phrases synthétisent les évolutions de la marine marchande et ce que produit le système sur les personnes qu’il engage. C’est-à-dire qu’on fait miroiter aux marins des voyages gratuits, mais ils sont en fait pris dans un cercle presque vicieux.
La formation coûte cher, et les futurs hommes de la mer s’endettent souvent pour la payer. Dès lors, il faut rembourser. Ce qu’ils visitent, ce sont des centres commerciaux et des docks. Ils ont rarement l’occasion de s’excentrer et de faire du tourisme. Quand bien même ils y parviennent, ils visitent au pas de course, appareil photo autour du cou.
Vous parlez même de « la forme la plus aboutie du libéralisme » ?
La réduction du coût du transport a facilité la mondialisation des échanges. Ceci explique notamment l’apparition des pavillons de complaisance, qui sont finalement des paradis fiscaux flottants sans contraintes légales en termes de salaires, de droit du travail ou de droit social.
Ces évolutions ont été rendues possibles grâce aux mutations des métiers de la mer. C’est une politique libérale assez tranchée : on met de côté les lois pour faciliter le commerce. On normalise les processus, avec l’apparition du conteneur. On a aussi créé des espaces excentrés des villes, où on multiplie les capacités de chargement et de déchargement. Tout cela est très mécanisé, très moderne, avec beaucoup d’innovations techniques. En conséquence, les cargos deviennent de plus en plus gros, avec de plus en plus de capacité d’emport. On informatise et on électronise également tout le système de navigation, ce qui induit une baisse du nombre de marins à bord des cargos. Les escales sont les plus courtes possibles. C’est aussi la raison pour laquelle je veux insister dans la forme sur ces décors portuaires largement déshumanisés et très mécanisés, avec par exemple des camions sans pilote. Les temps de mer sont des instants de répit finalement, et les marins sont très peu nombreux à bord au regard de la taille des bateaux.
La plupart des bateaux, aussi, font ce que l’on appelle du « tramping », une sorte de vagabondage. Ils sont commandés à la course. S’ils chargent du blé à La Rochelle par exemple, ils ne savent pas s’ils vont aller le décharger en Amérique du Nord ou au Brésil. Tout dépend de la bourse de Chicago. Ce sont les courtiers qui changent les itinéraires. On est vraiment au cœur des mécanismes du monde marchand.
Ajoutons à cela que les contrats sont longs car il est plus rentable d’embaucher les mêmes marins pendant dix mois plutôt que de devoir changer les équipes (et donc éventuellement payer des billets d’avions si les contrats sont plus courts). Ce n’est pas un stade ultime du libéralisme, mais il est en tout cas ici bien avancé. Tout l’environnement de ces marins au long cours peut se lire dans cette optique. C’est en tout cas de cette manière que je le perçois. Et, comme le dit très bien Guillaume dans le film sur La Rochelle, il a rencontré il y a dix ans une génération de marins qui avait envie de découvrir le monde ; aujourd’hui, ils ne pensent qu’à retourner chez eux. Ils ont compris que cette promesse, voir le monde gratuitement, était fausse. Ils deviennent des autobus planétaires, résignés.
Propos recueillis par Cédric Mal
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