Le film « Searching for Sugar Man » devient en quelque sorte un « objet d’études » sur Le Blog documentaire… Après avoir rendu compte du film de manière tout à fait classique, après l’avoir imaginé dans une perspective vidéo-ludique, voici maintenant que Xavier de la Vega considère le documentaire oscarisé de Malik Bendjelloul comme une oeuvre transmédia. Comment ? Pourquoi ? Explications ci-dessous…
[A noter que Xavier de la Vega organise un colloque intitulé « Newsgames : jouer pour s’informer » ce mercredi 27 mars à l’école de l’Image des Gobelins de Paris]
J’ai eu l’idée d’écrire un papier intitulé « Sugar Man, une expérience transmédia » un dimanche soir, alors que je réfléchissais à ce qui m’était arrivé depuis que j’avais décidé d’aller voir le documentaire, 24 heures auparavant. Je venais de réaliser que, depuis la projection, j’avais passé le plus clair de mon temps à écumer le web de manière presque obsessionnelle, à la recherche de tout ce que je pouvais trouver sur Rodriguez. Je poursuivais ma quête de Sugar Man sur Youtube, Deezer, Sugarman.org, site officiel du chanteur, sur le livret des albums que j’étais allé acheter en ce dimanche pluvieux. L’histoire de Sixto Rodriguez avait été relancée, complétée, ré-interrogée par tous les échos de ses chansons, de ses paroles, de son existence, de sa carrière tortueuse, que j’avais pu trouver. Elle s’était prolongée aussi dans la conversation par emails interposés que j’entretenais avec mon père, qui après m’avoir chaudement recommandé de voir le film depuis le Mexique, n’en finissait pas de commenter la destinée énigmatique de Rodriguez, ce fils d’immigrés mexicains devenu un « Dylan Latino » ignoré par les Américains.
Quels pouvoirs le film de Malik Bendjelloul possédait-il pour être parvenu à m’enrôler dans son récit au point de me pousser à le prolonger fiévreusement par d’autres moyens ? Il se trouve que cette question est précisément celle que se pose le scénariste d’un récit transmédia. Comment gagner l’« engagement » du spectateur, comment l’inciter à « poursuivre l’expérience », à passer d’une diffusion télé à une plateforme participative ou un jeu vidéo ou, en sens inverse, d’un ARG (Alternate reality game) à une projection en salle ? En partant à la recherche de Rodriguez, les auteurs du film avaient-ils aussi ramené le Graal espéré par les « transmédia storytellers » du monde entier ? Précisons que Sugar Man est un film documentaire tout ce qu’il y a de classique, qui n’a jamais été conçu comme un « récit multi-plateforme ». Certes, ses auteurs ont lancé en leur temps une page Facebook pour inviter les fans du chanteur à voter pour une couverture d’album, et il est vrai que l’un d’entre eux s’est amusé à mettre en ligne deux séquences du film. Mais pas l’once d’une stratégie transmédia dans tout cela. Alors qu’est-ce qui peut pousser l’internaute à « prolonger l’expérience » de Sugar Man ?
– Une première explication pourrait être le branding de Rodriguez [le branding est le management d’une marque]. Avant le film qui lui est consacré, Rodriguez était déjà une marque. Certes, elle était modeste et elle échappait largement au chanteur, qui ne percevait pas un cent. Mais la réédition de ses disques en 2008 et 2009 avait commencé à installer Rodriguez dans le décor américain. Qui dit marque, dit communauté de fans, qui pouvait fournir un public potentiel à un film sur le chanteur. Searching for Sugar Man a opéré comme une extraordinaire publicité pour la marque Rodriguez – le site officiel de Rodriguez s’appelle d’ailleurs désormais Sugarman.org, manière sans doute pour le chanteur de se réapproprier partie de son oeuvre. Le film a converti les spectateurs en fans, les incitant à prospecter le web à la recherche de vidéos, d’informations, de lieux de vente de CD, de dates de concerts, etc. L’explication est valable, mais demeure partielle. Elle permet certes de comprendre la circulation des spectateurs-internautes au sein de la franchise « Sugar Man » (le film a donné lieu à l’édition d’une bande originale, dont une partie des royalties sont, une fois n’est pas coutume, reversées au chanteur). Mais elle n’explique certainement pas pourquoi et comment cette circulation parvient à nourrir le récit.
– Une deuxième explication tient donc au récit lui-même : Searching for Sugar Man repose sur une énigme, que le film ne résout pas. Dans son The art of immersion, passionnante enquête sur l’émergence des récits transmédia aux Etats-Unis (en Français : Buzz, Sonatine, 2012), le journaliste de Wired Frank Rose observe que les narrations multi-plateformes ne sont pas une simple déclinaison d’une histoire télévisuelle ou filmique sur un autre support, mais impliquent une nouvelle manière d’écrire les films eux-mêmes. Ainsi, le succès de franchises transmédias comme Lost ou comme Matrix repose en bonne partie sur le fait que tant la série télévisuelle que la trilogie sont construites sur des énigmes à résoudre, tout en demeurant suffisamment obscures, cryptiques, voire incohérentes, pour que l’activité collaborative des fans soit sans cesse relancée. Elles comportent, autrement dit, une structure ludique, proche de celle qui a fait le succès du Alt-Minds d’Eric Viennot.
Par delà le classicisme de sa narration (à la recherche de…), Searching for Sugar Man entretient une parenté avec ces récits-là. Il repose lui aussi sur une énigme puissante. Comment comprendre que Sixto Rodriguez, un poète urbain au talent immense que des producteurs de premier plan avait pris sous leur aile, croyant dur comme fer en son succès, est-il passé complètement inaperçu aux Etats-Unis au début des années 1970 ? Pourquoi un tel flop, alors qu’un seul couplet de la chanson « Sugar Man » suffit à vous fendre l’âme ? Plus largement, qu’est-ce qui fait que l’aspiration de chaque être humain à voir un jour son talent, sa singularité reconnue sera ou non satisfaite ? Le film pose ces questions avec une telle force que le spectateur, devenu internaute, ne peut s’empêcher de tenter d’y répondre, évidemment sans aucun succès. Il se convaincra par exemple que ni son origine mexicaine (elle n’a pas entravé les succès américains du chicano Ritchie Valens ou du mexicain Santana), ni ses paroles crues sur la drogue, le sexe ou la politique (les Doors, les Rolling Stones ou Bob Dylan en ont fait autant dans de tels registres) ne suffisent à expliquer l’échec de la carrière musicale de Rodriguez. Le mystère demeure insondable.
– Cela conduit à une troisième explication. Le film de Malik Bendjelloul est une fable particulièrement puissante sur la relativité absolue du succès et de l’échec. Cette relativité peut se lire bien sûr dans la carrière improbable de Rodriguez, chanteur ignoré aux Etats-Unis et plus fameux qu’Elvis Presley en Afrique du Sud. Mais elle est aussi incarnée dans le personnage de Rodriguez lui-même, tel en tout cas que le construit le film. Malik Bendjelloul a fait de Rodriguez une figure christique. D’abord par le renoncement (au succès) qu’il a choisi ou accepté. Mais aussi par le rapport au monde qui l’a toujours caractérisé : Rodriguez, le poète des bas fonds de Detroit, condense le temporel et le transcendant, c’est un être touché par la grâce qui a choisi de vivre parmi les hommes communs.
Cette fable érige en quelque sorte le chanteur en modèle – c’est à la fois un être proche, par ses échecs et ses limites, et exceptionnel par ses choix – qui continue de hanter longuement le spectateur. Or, s’il décide de poursuivre cette cohabitation sur le Web, il risque de découvrir que l’histoire n’est pas si simple que cela. Il apprendra par exemple que le chanteur n’a pas connu une totale éclipse entre 1973, date de son dernier disque, et 1998, date de sa première tournée triomphale en Afrique du Sud. En 1981, il a été invité à réaliser une série de concerts en Australie où ses disques avaient connu un succès analogue. Certes, cela n’équivaut pas à un succès planétaire, loin s’en faut, mais cela indique que Rodriguez savait qu’il était apprécié ailleurs… Il constatera également que le réalisateur a opportunément arrêté son histoire à la fin des années 1990, sans mentionner le fait que la notoriété américaine de Rodriguez a connu un réel frémissement dans les années 2000, ce qui explique la réédition de ses disques, une série de concerts dans la foulée, et probablement l’opportunité d’un film sur le chanteur… Ces « détails » auraient certainement rendu le récit plus complexe, et sans doute nuancé l’aura christique que le film construit autour du personnage de Rodriguez. D’autant que les images de ce dernier, vieux rocker solitaire et sublime marchant longuement dans les rues enneigées de Detroit, doivent désormais être conciliées avec celle d’une rockstar actuellement en tournée planétaire.
Mais ce constat conduit en retour à mieux cerner les choix narratifs de Malik Bendjelloul. Pour construire cette fable, celui-ci a tranché dans le réel, laissé des faits de côté, cadré, bref, il a édifié un mensonge porteur d’une vérité universelle. La puissance de cette fable n’est évidemment pas pour rien dans le fait que le film continue d’habiter l’esprit du spectateur bien après que les lumières de la salle se soient rallumées, au point de le projeter longuement dans les méandres de la toile. Libre alors à lui de compléter, d’enrichir, de complexifier l’histoire, au contact des indices et des fragments de récits accumulés sur le Web. Il pourra alors la raconter à sa manière, à la table d’un bistrot, dans un email, éventuellement sur un blog. Il contribuera alors, lui aussi, à propager la singulière histoire de Sixto « Sugar Man » Rodriguez.
Xavier de la Vega
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Merci pour cet excellent article.
Excellente analyse. Cette expérience transmédia telle que vous la définissez fonctionne également pour les spectateurs n’ayant pas été totalement convaincus par le film (si, si, il y en a). Le parti-pris de scénarisation consistant à occulter une partie de l’histoire pouvait être perceptible dès la découverte en salle, notamment pour des spectateurs qui connaissaient Rodriguez avant la sortie du film. Pour étayer mes doutes, j’ai cherché sur le web les éléments biographiques manquant. Et bien évidemment, cette quête « critique » continue d’entretenir une forme de persistance du film et nourrit de nombreuses conversations. Le spectateur peu convaincu participe alors à la propagation du « mystère Sugarman » au même titre que le fan…
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Bravo pour cet article très pertinent. Un fait m’a frappé dans ce film: il n’y a que des blancs qui parlent de Rodriguez même en afrique du sud ! Une seule fois un noir peut s’exprimer et c’est justement « l’escroc » désigné par le scénario (de manière sous entendue).
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