« La question du temps est au cœur de notre métier : le temps du plan, le temps du récit, le temps du regard… ». Partant de ce postulat, Anita Perez, co-présidente des Monteurs Associés, a demandé à Marie-José Mondzain, directrice de recherche au CNRS, d’apporter son éclairage de philosophe sur ce questionnement fondamental. Le texte qui suit, reproduit avec l’aimable autorisation des Monteurs Associés et de son auteure, est issu d’une conférence que Marie-José Mondzain a donnée le 21 mai 2008 pour Les Monteurs Associés, salle Jean Renoir à La Fémis (Paris).
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Bonjour. Anita m’a demandé de réfléchir à la question du temps. La question du temps, comme vous le savez aussi bien que moi, traverse toute l’histoire de la pensée. Mais m’interrogeant et travaillant sur les images depuis tant d’années, j’ai été amenée à considérer que la question de l’image n’était pas simplement une question visuelle, donc spatiale, mais sans doute dans son histoire la plus incisive et la plus critique, la plus déterminante pour nous, une affaire de temps. Donc la question du temps se situe à cette jonction de la pensée philosophique, de l’interrogation philosophique et de la pratique du cinéma, de la pratique de la production des images et plus particulièrement de celles du cinéma. Pourquoi particulièrement celles du cinéma ? C’est que le cinéma produit des images qui bougent, qui sont mobiles donc qui se déploient dans une temporalité. Donc la question y paraît toute naturelle. Mais si je m’en tenais à cela, on pourrait croire que l’intérêt de la philosophie pour le cinéma ne reposerait que sur la mobilité des images.
Or, je crois qu’il faut partir d’un tout autre endroit qui est celui que nous partageons, c’est notre temps. Qu’en est-il de notre temps aujourd’hui, et quel rapport y a-t-il entre le montage et la pensée ? Si j’ai été – comme j’ai été amenée à le redire plusieurs fois en d’autres circonstances –, si j’ai été amenée à me mobiliser très vivement sur cette question du temps, je crois (outre le questionnement philosophique et l’évidence pour moi, dans le rapport du visible à l’invisible, qu’il en allait des articulations du temps, des temporalités), c’est qu’il y a quatre ans maintenant, lors de la crise dite des intermittents – que j’écrivais moi-même, dans mes petits cahiers, « intermi-temps » – j’ai pris conscience du fait que nous étions dans une situation politique où les atteintes étaient portées à ce que la phénoménologie appelle la conscience intime du temps, le rapport de la temporalité au processus de subjectivation. L’insertion du sujet dans sa parole et dans sa relation à l’autre est devenue le site d’une immense souffrance. Cette souffrance est stratégiquement organisée par un certain nombre d’industries vulnérantes, agressives, dont les finalités commerciales, financières, mettent en place des dispositifs de production visuelle et de diffusion dont l’effet singulier et ravageant, concerne le rapport de chacun de nous au temps.
Des lors, cette crise des intermittents faisait symptôme, devenait l’index qui désignait les atteintes portées contre l’ennemi privilégié de ce système, à savoir les artistes, les créateurs et les professions auxiliaires. Les mesures prises contre eux manifestaient une disqualification de la temporalité de l’invisible, une disqualification du travail, pour une hyper qualification de la visibilité, de la quantification du visible indexée sur la durée spectaculaire. Par conséquent, le temps de l’image se trouve réduit massivement au temps de sa vision, de sa diffusion, de la quantification de sa diffusion, de sa commercialisation et donc ne devait plus rien au temps de la création, au temps de la réception, au temps de la recherche, à toutes les temporalités qui n’apparaissent pas sur la scène spectaculaire de l’évaluation économique. Le temps se trouvait tout d’un coup suffisamment disqualifié pour justifier des mesures mettant en danger la survie même de ceux qui faisaient des images. Le temps est devenu l’objet central de l’investissement du capitalisme néolibéral.
Le scandale et l’injustice, je dirais politique et social de cette situation, je ne vous en fais pas le détail, vous êtes les premiers à le connaître encore mieux que moi, fut pour moi une ressource de réflexion tout à fait importante, à savoir que nous étions dans un monde où les atteintes portées au temps, les injures portées à l’expérience du temps, de la patience, du travail, de l’invisibilité, étaient les modes sur lesquels s’installait sauvagement une commercialisation absolue de l’exhibition, du spectacle et du tout montrer et du payer tout ce qu’on voit. Il s’agit de disqualifier tout ce qu’on ne voit pas.
Le rapport de la temporalité à l’invisible est ainsi anéanti.
Je voudrais évoquer les modalités selon lesquelles fonctionnent les industries elles-mêmes. Il s’agit du mode de production de ces images dans ces industries audiovisuelles, dont la télévision est l’appareil de programmation le plus porteur et le grand diffuseur généralisé, au point de devenir même une des conditions d’existence du cinéma. L’autre instance qui n’était pas au départ nécessairement aliénée ou dépendante et qui concourt à cet appareil, j’entends appareil pas seulement la machine, c’est l’appareil institutionnel, qui abandonne le champ du service public au profit de l’établissement économique et financier que représente cette industrie télévisuelle. Comment fonctionne-t-elle dans sa forme même qui s’impose à titre de formatage ?
J’ai pris le temps de regarder suffisamment la télévision aussi bien dans les informations que les serials, que les divertissements, les jeux, les sitcoms, etc., et comme vous tous j’ai été frappée par l’exponentielle accélération des images, le rythme violent de la diffusion, les syncopes : à la place de la composition pensée qu’on nomme le montage, on assiste à un collage, une mosaïque vertigineuse et stressante d’images qui n’accorde au spectateur aucun répit, ne permet aucun temps de parole ou de pensée. C’est une instrumentalisation balistique de l’image, une sorte de bombardement : je choisis ce mot parce qu’il est guerrier et qu’il s’agit d’une guerre livrée au regard et à la pensée. On parle de flux, ce qui pourrait faire penser à une sorte de fluidité et nous faire croire que tel un fleuve, ou telle la rivière, quelque chose coule et qui nous laisse flotter agréablement, pas du tout ! le fameux flux dévale sans interruption au rythme des cataractes et des inondations. Le corps du spectateur est soumis à une apnée visuelle. Je tiens à ce mot d’apnée visuelle, pour désigner ce qui, dans les souffrances infligées par le rythme et les accélérations temporels, touche au souffle et donc non seulement à la respiration, mais ce qui est la condition humaine de la parole. Je parle de souffrance du sujet parlant qui pourtant peut parfaitement éprouver de la jouissance dans cette expropriation de soi. C’est le paradoxe de la drogue qui fait jouir celui qu’elle tue. J’entends donc par souffrance ce qui met la vie en danger, en considérant que la vie pour un humain est inséparable de la parole, du désir et du sens.
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C’est que le sujet se constitue lui-même dans son rapport à l’image, à son image et à celle du monde qu’il ne voit pas bien à sa naissance mais dont il éprouve aussitôt la présence sensorielle et qu’il va apprendre à voir pour arriver un jour à se voir et accéder ainsi à sa parole. De quelle façon, ce qui se constitue du sujet de la pensée et du sujet de la parole provient de la construction de sa propre image, se construit sur ce qui lui permet dans l’usage qu’il fait de ses yeux d’éprouver la rencontre qu’il fait d’un autre regard ? C’est cette expérience de l’autre, de l’altérité qui prend naissance dans l’exercice du regard et qui va le conduire de séparation en séparation comme on franchit des épreuves successives. Car nous sommes séparés de notre image, mon image n’est pas moi, même si je peux me reconnaître et dire c’est moi. L’image est à la fois ce qui permet au sujet de s’identifier dans la rencontre qu’il fait de sa propre image, mais de le faire dans l’expérience d’une séparation d’avec lui-même, d’un clivage. Le regard sépare et rejoint. Sous ce registre, l’image est un opérateur d’identité, dans une opération de séparation qui fait de cette identité une expérience d’altérité non seulement entre moi et l’autre, mais c’est à l’intérieur de moi-même que l’image me met à l’épreuve de mon propre dehors.
Pourquoi est-ce que je rappelle ces fondements de la réflexion sur l’image ? C’est sur le chemin, sur l’itinéraire et la progression de ces opérations de séparation que le sujet accède à la parole, accède à la production des signes, c’est-à-dire s’entretient avec les regards qu’il croise. Il s’agit de ce qui s’entretient entre les sujets de la parole et du regard. S’entretenir, c’est non seulement parler mais c’est désigner ce qui soutient la relation entre les sujets comme un lien « entre eux », hors d’eux. Donc, cet entretien du sujet qui est suspendu à la construction de son regard et à la mise en œuvre de sa parole, qui va lui permettre de s’entretenir avec le monde et d’entretenir avec le monde une relation qui est à la fois sensorielle et langagière. Voilà ce qui dans l’histoire des séparations que nous n’en finirons pas d’opérer tout au long de notre vie, ce qu’on pourrait appeler processus de subjectivation. La construction du site du sujet, celle de son regard sur le monde, permet en même temps de définir la nature des liens ; ce qui sépare et permet de construire le lien.
Si je reviens, rapidement, sur les procédures audiovisuelles d’accélération et d’apnée visuelle qui caractérisent la violence, la brutalité barbare d’un certain nombre d’industries qui nous privent justement du temps et de la parole, c’est parce qu’elles travaillent, elles mettent en œuvre des dispositifs de non-séparation. L’accélération dans la brutalité, ce que j’appelle l’apnée visuelle, est un opérateur fusionnel inexorable. C’est-à-dire que le sujet qui regarde au rythme où il doit regarder est absorbé, comme on dit fasciné, dans un état de manducation, d’absorption que j’appelle même eucharistique, c’est-à-dire de communion, de communion avec ce qu’il voit, et où, précisément l’offre qui lui est faire, comme dans la communion eucharistique, c’est de devenir lui-même de la même substance que ce qu’il mange. Anéanti, devenant lui-même chose vue et vision, de même nature que ce qu’il voit, il n’est plus séparé de ce qu’il voit consubstantiellement. Les industries voudraient un spectateur entrant en irréalité, se déréalisant, et perdant totalement les possibilités de construire dans la séparation quelque chose qui préserve d’abord la dignité et la liberté de sa subjectivité désirante et parlante. L’abolition fantasmatique du temps donne le sentiment que l’image est un opérateur de l’immédiateté. La stratégie rhétorique consiste à appeler médias ce qui abolit toute médiation.
Et que ce qu’on appelle la « médiatisation » est, dans la plupart des cas, un phénomène d’offre d’identification, de fusion, et de désingularisation, de désindividualisation du spectateur qui projette d’abolir toute possibilité de déploiement dans le temps, toute patience ; celle de la parole, celle de la pensée. On lui prend son temps, on ne lui donne pas du temps ; et ce temps qui est pris est confisqué, ne lui sera pas rendu sauf s’il a les moyens d’acheter du temps programmé. Telle est la loi du commerce et des industries audiovisuelles qui vendent des images à la consommation et commercialisent notre relation au temps. Tout ceci est lié à la mercantilisation des industries audiovisuelles et des objets du marché audiovisuel avec l’effondrement du service public…
Marie-José Mondzain
Les précisions du Blog documentaire
1. Marie-José Mondzain est philosophe, directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de l’image, elle s’est notamment intéressée à l’iconoclasme depuis la culture byzantine, à la nature du regard ou encore à la violence des représentations. Elle a notamment publié L’image peut-elle tuer ? (Bayard, 2002), Le commerce des regards (Seuil, 2003) et Homo Spectator (Bayard, 2007).
2. Dans un ouvrage paru en janvier 2008, Marie-José Mondzain a construit un dialogue imaginaire à partir d’entretiens bien réels réalisés avec des élèves d’écoles primaires. La philosophe et les enfants y questionnent ce qu’ils perçoivent des images du monde (publicités, journaux télévisées, dessins animés… etc.). Qu’est-ce que tu vois ? (Gallimard) a également fait l’objet d’une interprétation théâtrale par Pascal Rambert :
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Merci pour ce texte magnifique, révélateur.