J’avais imaginé, je vous le propose, que nous voyons deux extraits, deux cas, de ce travail dans le montage d’un film, de ce travail de décélération.
Un premier chez Chantal Akerman, dans Jeanne Dielman, qui n’est pas le fameux épluchage de pommes de terre, mais qui est le bain de Delphnie Seyrig, où la caméra met le spectateur à l’épreuve de la temporalité réelle ; nous sommes dans le bain, dans une longue séquence de toilette en temps réel. On sait à quel point les images de bain et de toilette font partie des clips publicitaires qui vendent tous les cosmétiques. La nudité et les produits à vendre font partie d’une rhétorique commerciale où les femmes ne sont qu’arguments de désir d’objets. La trivialité quotidienne est là : une baignoire, un corps de femme, un robinet et une savonnette. Loin d’évoquer rapidement la situation, la caméra nous tient, nous retient. Nous sommes tenus de tenir, de nous maintenir dans la pudeur présente de cette toilette, qui lentement nous fait rejoindre la temporalité des tableaux de Bonnard où il s’agit également de toucher à quelque chose d’énigmatique dans le rapport d’une main de femme à son corps, de ce qu’on voit de ce corps et de ce qu’on n’en voit pas, de ce qui se joue dans ces gestes et tout d’un coup la toilette devient une sorte d’exploration métaphysique de l’invisible. On voit sans voir, et puis on la verra nettoyer la baignoire, geste aussi d’une extrême banalité, et nous sommes toujours là… Tout le film est construit sur cette confrontation du regard du spectateur non pas à une dilatation artificielle du temps, mais à ce qu’est le temps du corps des femmes, le temps du désir, le temps de leur asservissement, le temps de leur perte de conscience ; temps du geste précis, parfait et asphyxié. Quelque chose là se fait voir qui est d’une très grande violence, car ce film est violent et le temps de cette séquence est celui où Jeanne se prépare. Cette toilette a la lenteur d’une fomentation. C’est la préméditation muette et impensée d’un crime. La mémoire de la toilette nous met dans la situation d’arriver trop tard. La séquence prend en charge, ce qui peut faire de toute une vie la nécessaire préméditation d’un crime. On a assisté à une scène étrange, celle d’un roman policier qui prépare le crime de la vraie victime.
(Le fameux épluchage de pommes de terres).
Le deuxième extrait est différent, il est dans le film de Chris. Marker Le tombeau d’Alexandre et c’est l’analyse que fait Marker de la descente des escaliers d’Odessa, dans Le Cuirassé Potemkine. Et là alors, au contraire, l’analyse que fait Chris. Marker nous conduit à reconnaître dans cette scène, non pas la lente observation d’un temps réel, mais une dilatation tout à fait artificielle. Akerman joue dans la fiction avec la dimension documentaire proposée au regard politique sur les femmes. Au contraire, là on est dans la fiction construite. Chris. Marker nous fait remarquer que par l’effet du montage, on va mettre un temps fou à descendre l’escalier d’Odessa, mais sans s’en apercevoir. C’est une dilatation absolument exceptionnelle du temps qui va donner au spectateur, au contraire, un sentiment de débâcle et d’agitation dans une course folle et affolée vers la mort. Eisenstein est beaucoup plus directif dans le montage : il donne du temps supplémentaire au spectateur pour rendre sa démonstration émotionnellement plus intense.
Je voulais montrer ces deux exemples, que je trouve très explicites quant à cette réappropriation du temps par le spectateur, mais qui ne va pas sans décision de la part de celui qui monte, et qui fait vraiment un geste d’éditeur. En effet, votre métier s’appelle « editor » en anglais, qui veut dire en même temps « éditer », c’est-à-dire que l’anglais désigne bien le montage comme geste qui fait sortir l’objet pour l’adresser au public. Editer, c’est donner sa dimension d’adresse à un objet qui d’abord relève de l’imagination intime, de la création, de la fiction ou du désir expressif, et qui là par l’effet du montage, prend en charge la destination, vers un dehors.
Chez Akerman, parce qu’elle dure longtemps, la scène va stabiliser, s’imprimer, se déposer, avoir son temps de sédimentation dans la mémoire corporelle du spectateur, et quand arriveront les dernières images, l’issue sauvagement criminelle du film, je dirais que toutes ces images auront eu le temps de composer, justement le rapport de causalité. Le montage est traitement de la causalité. Quand Jeanne va prendre les ciseaux et qu’elle va tuer l’amant, il n’y a là rien d’une surprise, comme dans un thriller qui veut surprendre et commotionner. Au contraire, c’est cette lente préparation du regard à comprendre un monde, à comprendre toute une existence qui produit la causalité. Or, cette causalité se noue très lentement, non pas dans un flux, mais dans une façon de tirer, de couper puis de retirer. C’est ce que j’appelle le travail musical, donner son tempo, à la mémoire du film pendant qu’on voit le film. Et beaucoup de films, beaucoup d’objets cinématographiques qui nous sont imposés et bombardés, travaillent au contraire avec notre incapacité de mémoriser ce qui s’est passé, de retenir, d’expliquer ; les choses sont jaillissantes et inexplicables et trouvent leurs causes dans l’enchaînement explicite des événements racontés. Les termes de séries et de serial désignent bien cette causalité industrielle des meurtres industrialisés.
(La descente des escaliers d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine).
J’ai vraiment compris qu’il fallait que nous soyons dans un monde de l’inexplicable quand la télévision a traité l’événement du 11 septembre. La façon dont il fallait que ça s’inscrive dans nos mémoires sous le régime de l’impensable, de l’inexplicable, de l’inanalysable, a été ce bombardement en flux d’images dont le son était coupé, et qui mettait le citoyen et le spectateur face à quelque chose qui était sans explication, sans passé, qui était le scandale à l’état pur, et qui était quelque chose qui était sans cause mais qui devrait désormais générer la pire et inévitable des conséquences : il fallait faire la guerre. Il fallait que l’événement, dans sa violence, devienne la cause sans explication des décisions qu’on allait prendre : la guerre en Irak. Cette stratégie de l’image consiste à faire d’un scandale sans cause la cause de ce que le pouvoir veut légitimer après coup. C’est une violence faite à la mémoire et à la pensée Qu’est-ce que c’est que la mémoire ? C’est le temps exigé par l’accueil, le recueil, le dépôt et le traitement par la pensée de ce qui arrive et qui va peu à peu trouver sa composition. Pour que je puisse composer, il faut que les images arrivent et se déposent et me permettent de composer. Donc, il ne s’agit pas de refuser la discontinuité, au contraire, il faut que ce qui nous arrive arrive à un rythme où, à la fois quelque chose est donné à la pensée mais sans que la causalité ou l’absence de causalité soit la propriété de celui qui fait l’image, mais qu’elle soit offerte. Le temps que l’on prend à donner des images, c’est du temps que l’on donne à la pensée de celui qui les reçoit. C’est l’offre du temps. Le travail du monteur c’est non seulement de prendre le temps, mais c’est prendre le temps d’en donner. Et d’en donner à qui ? A celui à qui l’on s’adresse. Dans ce cadeau du temps, cette temporalité offerte qui est d’ailleurs, qu’on ne peut s’entretenir avec l’autre qu’à condition de lui donner du temps, de laisser le temps passer, et cesser dans l’entretien qu’on a avec l’autre d’imaginer que l’on perd son temps, ou que le temps est perdu. Il s’agit de cesser de croire que le don de temps est une perte d’argent, ou que la perte de temps est une perte en efficacité immédiate, ce qui revient au même dans les industries audiovisuelles.
Donc « perdre » du temps c’est donner du temps. Car une sorte de potlatch, si je me permets d’évoquer la façon dont la perte et le don sont liés, dans l’excès. Comme dans l’essai de Marcel Mauss, le don et le contre-don repose sur la surabondance du retour et la circulation infinie de l’accueil et du don. Ainsi le montage est une offre de surabondance et de confiance, de promesses faites à celui à qui l’on s’adresse.
Je voudrais dans un deuxième temps vous parler du monteur, du métier de monteur. Je l’évoquais tout à l’heure, au titre de philosophe, mais pourquoi je parle du métier de monteur ? parce qu’aujourd’hui il est vrai que l’ensemble des appareils qui sont offerts à ceux qui montent des films permet deux choses. Soit de se passer des monteurs parce qu’il y a des machines qui font très bien ça à leur place, soit de se passer du monteur parce que l’on a le logiciel et qu’on a la machine, et que donc si vous voulez il y a deux menaces, sur la situation de médiateur du monteur entre le réalisateur et le spectateur, deux menaces qui pèsent, c’est la substitution totale, la mécanisation absolue du montage avec des programmes de tempos mécanisés, qui font qu’il n’y a plus aucun, plus aucune construction du regard mais simplement le passage d’un cahier des charges à des programmes pré-formatés, qui permettent à partir d’une banque de données de fabriquer un récit puis un autre récit. On dispose d’une banque de récits et entre plusieurs récits, en fonction du cahier des charges, on choisit le montage le plus efficace à telle heure pour tel public, c’est ainsi que se fait la production d’un objet de consommation qui n’a pas besoin du tout de ce médiateur du temps, qui fait une offre au spectateur. On a simplement besoin d’un ensemble d’appareils qui s’occupent de produire l’objet le plus efficace, lui-même dans un temps record. Parce que le monteur a besoin de temps, il fait partie des intermittents, il fait partie de ceux qu’on ne voit pas et que l’on voudrait ne plus avoir à payer.
Et la deuxième menace qui pèse sur le monteur, qui est plus compliquée à gérer, c’est le fait que les réalisateurs peuvent techniquement assurer la totalité des opérations de réalisation, de montage et de post-production. Le réalisateur peut maintenant occuper toutes les places.
Donc double menace : on n’a pas besoin de quelqu’un quand il y a une machine et l’on n’a plus besoin de quelqu’un quand on peut tout faire soi-même.
Et c’est là que je trouve qu’il est très important de résister à cela au nom de la pluralité des voix et de la séparation des opérations. Le film n’est pas une opération solipsiste. Tout cinéaste qui monte est obligé de s’imposer une sorte de situation schizophrénique qui consiste à être à la fois celui qui fait, qui compose, puis qui décompose, et qui recompose, et donc qui est dans la situation de nouer le tout, l’ordonnance et la cohérence du dispositif puis ensuite d’en dénouer le trop noué. Il est producteur et spectateur pratiquant à lui seul le sismique et l’anti-sismique. Les résultats sont parfois admirables. Mais je pense qu’il est important de réfléchir plutôt à la défense de la situation du monteur de façon générale sans faire de cas singulier la règle désormais inexorable. Défendre le montage c’est aussi défendre le monteur. C’est-à-dire qu’il s’agit de défendre le caractère constituant pour le spectateur du fait que le film où il y a montage et monteur et non pas seulement machine et réalisateur, homme-orchestre, reste fidèle à cette hétérogénéité des gestes qui viennent de subjectivités séparées et permettent de travailler ce que j’appelle la dimension sismique et séparatrice y compris jusqu’au conflit.
La dimension conflictuelle entre le réalisateur et le monteur est un élément constituant dans la création cinématographique. Il n’y a pas que complicité, il n’y a pas que continuité, réalisation, je pense que le réalisateur est d’autant plus satisfait de son monteur que celui-ci a précisément été en mesure de couper, d’enlever, de défaire, de décomposer, de produire de la discontinuité, là où lui forcément commence tout d’abord, comme tout romancier, comme tout créateur, par être le complice de son objet fantasmé comme totalité. Les opérations hétérogènes et la multiplicité des opérateurs est une façon, précisément, de rompre la nature totalitaire des opérations cinématographiques, de défaire ce trop bel ajustement des opérations.
Marie-José Mondzain
A suivre…
Les précisions du Blog documentaire
1. Chantal Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles est un long-métrage de fiction de Chantal Akerman (1975). Il décrit très minutieusement le quotidien d’une jeune veuve belge vivant avec son fils de 16 ans. Jeanne se prostitue occasionnellement à son domicile, avec la même habituelle répétition qui régissent toutes ses tâches ménagères. L’inlassable routine se dérèglera pourtant, et Jeanne tuera l’un de ses clients.
Voyez ce making of dans lequel la cinéaste et son héroïne (Delphine Seyrig) « négocient » une scène à jouer :
2. Le tombeau d’Alexandre est un essai documentaire de Chris. Marker (1993) sur son ami Alexandre Medvedkine, cinéaste russe aujourd’hui disparu dont certains films furent longtemps interdits dans son pays.
3. Marie-José Mondzain est philosophe, directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de l’image, elle s’est notamment intéressée à l’iconoclasme depuis la culture byzantine, à la nature du regard ou encore à la violence des représentations. Elle a notamment publié L’image peut-elle tuer ? (Bayard, 2002), Le commerce des regards (Seuil, 2003) et Homo Spectator (Bayard, 2007).
Son dernier ouvrage, Qu’est-ce que tu vois ? (Gallimard), est un dialogue imaginaire contruit à partir d’entretiens bien réels réalisés avec des élèves d’écoles primaires. La philosophe et les enfants y questionnent ce qu’ils perçoivent des images du monde (publicités, journaux télévisées, dessins animés… etc.).
4. Ce sont les Monteurs Associés qui ont demandé à Marie-José Mondzain, d’apporter son éclairage de philosophe sur la question du temps dans le montage. Le texte ci-dessus, reproduit avec l’aimable autorisation des Monteurs Associés et de son auteure, est issu d’une conférence que Marie-José Mondzain a donnée le 21 mai 2008 pour Les Monteurs Associés, salle Jean Renoir à La Fémis (Paris).
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7. Quant à la quatrième partie, vous la découvrirez de ce côté.
Et la quatrième partie?