Je voudrais revenir sur cette notion de désajustement. Le monteur est celui qui va ajuster les parties hétérogènes tout en respectant la fécondité du désajustement. Non pas pour qu’on ne les sente pas, mais au contraire pour que dans le caractère imperceptible des désajustements, quelque chose du regard spectateur puisse trouver la place de sa propre turbulence, de ses interrogations et de ses incertitudes. Il est difficile de pratiquer soi-même les opérations de désajustement. Alors évidemment les astuces peuvent être nombreuses pour le solipsiste, pour celui que j’appelle le réalisateur solipsiste qui est à tous les postes : il se fait praticien de l’hétérogène. Il peut partir du hasard d’une disparate et se faire le réajusteur d’une continuité. Mais il aura toujours du mal à se déloger de la place de l’auteur. C’est ce qui fait la richesse du métier de monteur : ne pas prendre la place de l’auteur. Cette modestie inhérente est le garant de la place de la pensée dans le montage du film. Tout geste de pensée expulse le sujet du pouvoir de sa place dominante. Le pouvoir du monteur est constitutif de l’autorité de l’auteur qui n’a plus « pleins pouvoirs ».
Le montage est une opération de la pensée, je l’ai lié à la philosophie, le monteur est un poste de la pensée du cinéma. Et ce poste de la pensée, il est le poste de la séparation, de l’hétérogène et du désajustement. Et que je pense qu’il serait bon que les réalisateurs qui montent, puisque maintenant ils peuvent tous monter, puissent entendre que quelque chose de leur objet fini doit être mis à l’épreuve du regard d’un monteur en tant que professionnel du désajustement, en tant qu’il peut introduire en toute complicité la dimension du conflit.
Je crois que si rien ne travaille le film conflictuellement dans sa fabrication même, on va rejoindre la télé.
Dans cette voie-là il y a deux choses que nous avons pensé à vous montrer, l’une qui est un petit film de 14 minutes, qui a été fait par un étudiant de la Fémis en fin d’études et qui est un film d’animation. Grégoire Sivan dans On enlève bien les claps, a fait une mise en scène un peu burlesque qui illustre par une dramatisation animée la crise du monteur. Donc je vous propose de voir ça et je finirai ensuite par deux propositions, l’une qui est de voir un très court extrait de Sans Soleil où Chris. Marker analyse les effets du montage dans Vertigo de Hitchcock. J’ai apporté pour finir un objet qui est extérieur à votre pratique, parce qu’il n’est pas cinématographique, c’est une vidéo d’artiste, de l’artiste Nam June Paik sur une rencontre entre la danse de Merce Cunningham et l’œuvre de Marcel Duchamp. Elle s’appelle Merce and Marcel et résume assez bien toutes les interrogations du temps sous le signe de la danse et de la chorégraphie. Parce que je salue un peu votre métier comme celui de chorégraphe. Des gens qui font danser les images et essayent malgré tout de les faire circuler en donnant du sens.
Je pense que vous avez eu du plaisir à voir le film de Grégoire Sivan qui est un très joli exercice sur tout ce dont on a parlé depuis le début, c’est-à-dire sur la question de l’accélération et la disparition du montage, sur la violence des montages. Comme ce film est un film d’animation, sa dimension manuelle est d’autant plus présente qu’il ne s’agit pas que du montage mais aussi du modelage de la matière filmique elle-même. Chris. Marker a monté un film critique, un regard critique, sur le montage de Hitchcock. C’est-à-dire qu’il démonte Hitchcock, il remonte Hitchcock, et il fait voir, c’est un montage qui devient leçon de montage sur un montage. Son regard de spectateur est un regard de monteur. Dans La Jetée, il y a ce moment où face au séquoia du Jardin des Plantes il se cite lui-même comme cinéaste ayant fait appel à sa mémoire de Vertigo pour utiliser le séquoia dans La Jetée. On sent très bien dans ce montage au carré, dans cette mise en abîme de montage de montage de montage, ce que je voulais vous dire ou vous transmettre : c’est le fait que le monteur au final c’est le spectateur. Chris. Marker fait un travail pédagogique à la fois de médiation sur Hitchcock et de lecture du film sur la spirale et la spirale du temps, et que cette leçon sur le montage et cette leçon montée, ce montage d’une leçon sur le montage de Hitchcock a pris comme centre la spirale du temps, le temps comme spirale.
C’est pour ça que les deux derniers films, disons, dans des régimes différents, ont une vertu pédagogique de transmission de quelque chose concernant et la crise du montage et le fait que le montage est un travail des mains. Quand Godard dit que le cinéma est un métier manuel et que sa monteuse est aveugle, c’est bien pour dire que le rôle de la main est décisif dans le montage et que le monteur n’est pas une petite main. C’est la main du regard et cette main du regard, il faut la défendre.
Dans Merce et Marcel, se jouent trois régimes de création, Merce Cunningham qui est danseur, Marcel Duchamp, plasticien abandonnant la plastique mais plasticien malgré tout et poète, et Nam June Paik qui se met en situation de cinéaste. Et ce sont en fait autant de figures de la danse ; de la danse parce que ce sont des figures de manipulation visuelle, plastique, sensible du temps. C’est-à-dire du rythme, de la dilatation du temps, de son ralentissement, de son accélération, plus quelque chose dont on n’a pas parlé, dont je n’ai pas parlé mais que ce film va nous permettre aussi de percevoir, qui est la question de la réversibilité. Le temps du cinéma est d’abord réel et donc n’est pas un temps réversible. Quand le montage arrive, il y a cette extraordinaire liberté du monteur, c’est de bouleverser totalement l’ordre du temps et de travailler avec sa réversibilité, avec sa répétition, avec son dédoublement, avec même sa négation, il y a des films qui font douter du temps ! Ils donnent dans les images mobiles un sentiment de l’immobilité ou de l’arrêt et de la suspension. J’ai choisi un film sur la danse, avec l’accord d’Anita, parce que la danse est un art à la fois du temps, évidemment, du corps, et en même temps un travail vraiment, un travail avec l’immobilité. De même que la musique travaille avec le silence, le cinéma est habité par l’invisible, et la danse est habitée par l’immobilité ; et tous ensemble travaillent donc avec ce qui conflictuellement défait sans arrêt la matière qui les compose.
Nous venons de voir du montage : cette multiplicité, cette simultanétié de temporalités tout à fait hétérogènes. On entend parler du temps, de sa métaphorisation, des flux, des vols, des envols, des trajectoires, aussi bien au sol que dans les airs que dans l’eau. Même le registre du mouvement universel est pris en compte, le mouvement des corps, le mouvement des corps qui dansent, le mouvement des personnes qui parlent, et dans une sorte de jubilation ludique, de non contrainte qui veut combiner dans une sorte d’exercice assez jubilatoire, le jeu avec les formes numérisées, toutes les possibilités techniques. On voit qu’il n’est pas question d’accuser les machines, tout ça est fait des machines, des ordinateurs, des images numériques, c’est-à-dire qu’il y a en même temps une façon de dompter et d’apprivoiser toutes le procédures d’arrivée de l’image, depuis l’archive documentaire, pour faire du montage une activité signifiante mais aussi jubilatoire.
Marie-José Mondzain
Fin
Les précisions du Blog documentaire
1. Marie-José Mondzain est philosophe, directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de l’image, elle s’est notamment intéressée à l’iconoclasme depuis la culture byzantine, à la nature du regard ou encore à la violence des représentations. Elle a notamment publié L’image peut-elle tuer ? (Bayard, 2002), Le commerce des regards (Seuil, 2003) et Homo Spectator (Bayard, 2007).
Son dernier ouvrage, Qu’est-ce que tu vois ? (Gallimard), est un dialogue imaginaire construit à partir d’entretiens bien réels réalisés avec des élèves d’écoles primaires. La philosophe et les enfants y questionnent ce qu’ils perçoivent des images du monde (publicités, journaux télévisées, dessins animés… etc.).
2. Le blog documentaire remercie ici tout particulièrement Anita Perez, présidente des Monteurs Associés, et Marie-José Mondzain qui nous ont très amicalement autorisé à reproduire ce texte issu d’une conférence donnée le 21 mai 2008, salle Jean Renoir à La Fémis (Paris).
3. Cliquez ici pour lire la première partie de Temps et montage.
4. Et cliquez par là pour revenir à la deuxième partie de Temps et montage.
5. Quant à la troisième partie, elle est par là.
6. Revoyez La Jetée (Chris. Marker, 1962) :