Le monde du cinéma se presse à Cannes ; nous avons choisi de revenir à Nyon… Le festival Visions du Réel nous a proposé une riche programmation pour sa 50ème édition. Jules Berg y était, et voici le début de ses pérégrinations suisses : entretien avec Thomas Heise, auteur de « La patrie est un espace dans le temps », qui s’est vu décerner le Sesterce d’Or.
Le film fait l’objet d’une séance spéciale au Festival du cinéma allemand de Paris ce jeudi 3 octobre, en présence du réalisateur.
Nouvelle projection le 5 novembre au Forum des Images avec Documentaire sur grand écran, toujours en présence de Thomas Heise.
« D’après la légende, ici se trouvait la maison de la grand-mère », indique une pancarte qu’un lent travelling vertical aurait fait passer pour un arbre… Le spectateur de La patrie est un espace dans le temps plonge alors dans une première archive photographique en noir et blanc : un enfant agite un drapeau de l’Allemagne…
Le film raconte une histoire de l’Allemagne difficile à raconter et à entendre. Aux vues du défi, 218 minutes de film semblent presque brèves. Thomas Heise y lit les lettres échangées par ses parents et grands-parents, en plus de quelques notes personnelles, le tout monté avec des plans somptueux d’une Allemagne en lambeaux. Heimat ein Raum aus Zeit est une fresque immense qui porte en elle toute l’émotion d’une Histoire tragique, celle de la famille du cinéaste mais aussi celle de l’Allemagne du XXème siècle.
« Pourquoi devons-nous vivre en ce moment à cette époque ? », demande Edith à Wilhelm, qui ne sait pas encore qu’elle sera déportée en 1942. Qu’est-ce que c’était qu’être allemand au XXème siècle ? Voilà la question à laquelle tente de répondre ce récit magistral, qui débute avec les souffrances de la Première Guerre mondiale et nous mène aux laboratoires politiques que furent les deux Allemagnes.
Entretien
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Le Blog documentaire : Pourquoi avoir alors choisi tes parents et grands-parents comme supports de l’Histoire ?
Thomas Heise : L’Histoire en tant que telle a trait à l’expérience. Cela m’a toujours intéressé. Elle est un moyen puissant pour le cinéaste. Quand on maîtrise le passé, on maîtrise le présent et même le futur. Faire quelque chose d’assez banal, proposer un film dépouillé en partant de son histoire personnelle ou en allant filmer là où personne ne filme, est un moyen simple de construire des images en contrepoint de toutes celles produites par les agences officielles et par les historiographes, ou même par le journal télévisé, à condition qu’en elles, on découvre des contradictions…
Raconter une histoire de l’Allemagne au XXe siècle devait passer par celle des camps… Dans votre film, vous l’évoquez par une séquence fleuve de vingt minutes où déroulent des listes de déportés à destination de Riga.
Oui, cela en fait partie, et cela ne concerne pas nécessairement ma famille ou une autre.
Dans les listes qui défilent, il y a un changement insensible : entre 1941 et 1942, ces deux personnages dont on entend la correspondance voient leurs noms apparaître d’un coup dans cette longue succession de noms. On ressent que leur optimisme vacille, la situation devient critique, mais ils gardent leur humour. On induit ainsi une évolution qui va mener à la mort et c’est cela que le film permet d’observer. C’est impossible de percevoir rapidement le début d’une telle évolution qui va mener deux personnes dans les camps. C’est l’histoire de la grenouille que vous cuisinez : si vous la mettez dans l’eau froide et que vous la faites chauffer progressivement, la grenouille ne le remarquera pas tant qu’elle ne sera pas cuite. On la retire, elle est déjà morte. De même, on doit raconter l’Histoire lentement. Les choses changent lentement. Voilà pourquoi vous vous devez de les représenter lentement, même s’il est évident que cela reste une reconstruction imaginaire.
Tu compares l’Histoire à une grenouille qui cuit à feu doux ; le romancier allemand Günter Grass comparait, lui, l’Histoire à un crabe : elle avance de côté, parfois en arrière. Pourquoi avoir choisi de faire de l’Histoire de l’Allemagne une histoire de famille ?
La seule chose que je puisse dire, c’est qu’un cinéaste ne devrait pas faire trop tôt un film si proche de lui. Je ne comprends pas cette augmentation du nombre de films de famille, je la trouve même problématique. C’est un peu comme les selfies. Faire un film sur soi ou sa famille a du sens quand il y a davantage que de la familiarité. La familiarité ne prouve pas que vous avez quelque chose comme une relation pour faire un film. En tout cas, ce n’est pas une raison suffisante.
Et pourtant tous les films que j’ai faits sont des histoires de famille, de rapports ou de conflits de famille. Mais il s’agit surtout de temps et d’observation. Il ne faut pas rester dans sa bulle, et ouvrir ses horizons. Quand je vois la plupart des jeunes cinéastes, ils vivent encore chez leurs parents, et en prime ils restent filmer leur famille chez eux… Il faut avant toute chose quitter sa maison de famille, et s’en sortir économiquement, même au prix de la pauvreté. Il faut aller dans tous les endroits dont on a aucune idée.
Comment as-tu retravaillé toutes ces lettres que l’on entend dans le film ?
Ce sont toujours de vraies lettres, pas retravaillées (seulement parfois raccourcies) ou des citations tirées de mon cahier. Il a été question à un moment de les faire lire par une amie actrice du Berliner Ensemble. Mais donner une voix à chaque personnage aurait rendu ces échanges épistolaires trop confus. Finalement, j’ai tout lu moi-même, et je crois que ça fonctionne.
Je n’étais pas sous la pression de la performance, car je suis un profane, je ne suis pas acteur et cela m’a donné une sorte de légèreté pour incarner les différents personnages de cette histoire. Nous enregistrions dans la chambre à coucher de la fille du monteur avec des jouets d’enfants roses… C’était assez étrange.
Le premier plan, qui rappelle la fin du Sacrifice de Tarkovski, nous emmène sur un décor du Petit chaperon rouge, peux-tu expliquer ce choix ?
Cela n’a rien à voir avec Tarkovski, mais plutôt avec le conte. Dans cet endroit, Bettina Von Arnim avait une maison et recevait les Grimm, c’est là-bas qu’ils ont écrit leur version du Petit chaperon rouge. J’y ai été enfant, c’était un endroit de repos pour écrire. Il y avait trois chênes qui sont tombés aujourd’hui. Nous y sommes donc retournés, avec l’opérateur Stefan Neuberger, et l’ingénieur du son Johannes Schmelzer. Et il y avait ces pancartes avec les personnages du conte – le loup, le chaperon rouge, le chasseur. Nous avons tourné, car je trouvais que cela allait avec le cadre banal de certaines autres images tournées pour le film.
Comme l’indique une de ces pancartes : « cela a du se passer comme cela, davantage nous n’en savons pas », voilà ce qu’est l’Histoire.
Il naît de ton film un sentiment de creux, un creux dans le ventre de tes images de l’Allemagne contemporaine, et parallèlement il y a ce plein d’écrits et de pensée contenus dans les lettres que tu lis et dans le débat politique entre Heiner Müller et ton père… Où avez-vous tourné les images actuelles de l’Allemagne ?
Nous avons un peu tourné à Dresde, aussi à Vienne, Berlin, Zerbst et dans diverses forêts de Sachsen-Anhalt, des non-lieux, comme cette autoroute cassée. Tout ce qui a été tourné aujourd’hui l’a été en noir et blanc. La couleur a été réservée pour les archives papier, elle vous donne finalement une plus grande attention à certains détails, elle empêche la distraction.
Comment as-tu choisi ces non-lieux ?
J’ai évité les endroits qui étaient trop filmés. J’ai tourné par exemple en Saxe-Anhalt, à Kottbuss aussi, à la frontière polonaise. Là-bas, tous les conflits sortent de terre, alors qu’à Berlin ils sont plus couverts. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup tourné à Halle. C’est comme les banlieues : tout est visible, et vous pouvez y trouver des images, car toute image y est déjà une expérience.
Avant, les gens qu’on filmait voulaient que ce soit « vrai » ; maintenant, les protagonistes se soucient de ce que le film les représente comme ils se voient eux-mêmes. C’est une évolution menaçante. C’est lié à la légèreté des caméras, à internet et à la disponibilité permanente des images : la réalité devient une comédie construite par les gens eux-mêmes.
On doit creuser tout ce faux. Et pour cela, il faut du temps, il faut attendre, se donner le temps.
Qu’est-ce que film t’a apporté ?
Ce n’est pas mon histoire, c’est un film, cela n’a donc rien à voir avec moi. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de me souvenir non plus. Il n’y a jamais un « je me souviens » dans le film, il n’y a que « maintenant », pas de « à l’époque »… C’est toujours contemporain. Je voulais que tout se passe dans un « ici et maintenant ».
Le seul souvenir, c’est le tournant de 1989. Dans Material, qui va de pair avec ce dernier film, il s’agit de la parole et du silence. Je filme les moments où on commençait à parler, pas seulement dans les manifestations mais aussi devant la caméra. Les gens, de toutes sortes de groupes sociaux et politiques, commencent à parler d’eux-mêmes pour retomber à nouveau dans le silence. S’agissant du tournant de 1989, tout le monde ne parle que de la chute du Mur comme le grand événement. Que de cela. Mais ce qui compte, c’est que le peuple se soit déclaré souverain en 1988 : « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le peuple »), nous décidons. Cela n’existait plus en Allemagne depuis 1919. Cette déclaration fondamentale est trop souvent balayée par l’événement qu’a constitué la chute du Mur, qui est un événement surtout économique (l’ingestion de l’Allemagne de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest). Voilà pourquoi le tournant de 1988/1989 est le seul événement dont je me souvienne dans le film. Les autres sont évoqués par les lettres.
Propos recueillis et traduits par Jules Berg
L’auteur tient à remercier Dea Gjinovci, Gloria Zerbinati, et Cécile Racine.