Trois regards sur un film bouleversant. « Petits arrangements avec la vie », de Christophe Otzenberger et Stéphane Mercurio, avec Bernard Sasia au montage, a été présenté pour la première fois au FIPA en janvier dernier. Trois étudiants du Master Pro DEMC (Paris 7) avaient alors choisi ce documentaire pour en écrire une analyse. Voici ces textes signés Julien Lec’hvien, Juliette Naviaux et Clément Simon. Le film sera diffusé ce 11 septembre à 23h30 sur ARTE, avec une projection le même jour au Grand Rex à Paris. Il est également disponible en avant-première sur le site de Télérama.
Une remarquable ode au cinéma et à la vie
Il n’est jamais facile de faire la critique d’un documentaire qui nous a bouleversé. Dans ce film-testament magnifié par la prestance de Christophe Otzenberger, réalisateur et personnage principal, un subtil jeu de miroirs amplifie la beauté de cette double quête : comment affronter sa propre peur de la mort tout en trouvant la bonne distance pour filmer celle-ci ? Film gigogne dont le cœur réside dans le regard porté par la documentariste Stéphane Mercurio sur son ami qui se sait condamné par un double cancer. Disparu en juin 2017, avant d’avoir pu achever la réalisation de ses entretiens avec les malades du centre Perharidy à Roscoff, Christophe Otzenberger avait demandé à sa consœur de l’accompagner, offrant ainsi au film les contrechamps nécessaires pour brosser le portrait d’un humaniste à l’humour bien trempé.
Dans cette tragi-comédie, l’homme et le cinéaste ne font plus qu’un. Si le questionnement sur la mort est le moteur du film, l’ode à la vie est omniprésente, en creux. Obsédé par l’idée de filmer les Hommes dans leurs joies et leurs peines, Otzenberger était un révolté qui cherchait à montrer la dignité de ceux qui, plus que tout autre, devaient composer, s’arranger avec cette vie qui n’offre souvent pas ce qu’on pensait y trouver. C’est dans cette volonté de comprendre les autres qu’il puisait la matière de ses films. Une phrase qu’il lance à un passant dans Fragments sur la misère résume l’essence de sa démarche documentaire : « Comment pouvez-vous vous blinder face à la misère ? ». Pousser les autres à expliquer ces petits arrangements qui nous font supporter la vie, c’est mettre le doigt sur l’absurdité de nos existences. Mais c’est aussi se donner la chance de retrouver une certaine fraternité en voyant dans les autres des alter ego en proie aux mêmes doutes et aux mêmes espoirs.
Car la force de Petits arrangements avec la vie provient de l’équilibre de la relation filmeur/filmé. Otzenberger est logé à la même enseigne que les malades qu’il filme. Beaucoup le lui rappellent en faisant des paris, sous forme de boutade, sur celui qui vivra le plus longtemps. La myriade de portraits qu’il dépeint n’est au final que le reflet multiple de lui-même. Certaines séquences le montrent d’ailleurs participant aux mêmes activités qu’eux. Un peu surprise par cet homme qui boit ses paroles comme il l’aurait fait d’un élixir de jouvence, Paula lui confie que « personne ne l’a jamais écoutée comme ça ». Les témoignages s’enchaînent, laissent entrevoir le courage de ceux qui ont su faire de leur maladie une force. Et lorsque la douleur est trop grande, que la résignation d’un vieux monsieur atteint du cancer pointe le bout de son nez, Otzenberger éteint pudiquement sa caméra et promet de « se souvenir de la dignité de cet homme ». La caméra de Stéphane Mercurio devient alors le sanctuaire de cette intimité de l’échange entre deux personnes grandies par une souffrance partagée.
En plus d’être une réflexion sur la manière dont la maladie modifie la perception de notre vie, le film, par l’originalité de son dispositif, est porté par une réflexion sur la création cinématographique. En observant Otzenberger en train d’imaginer les chemins où l’emmènera sa caméra, on est saisi par la métaphore qui nous est proposée. La création cinématographique devient l’allégorie des tâtonnements, des ratés et des choix qui s’imposent à nous à chaque instant. Confiant à Stéphane que filmer est peut-être le plaisir qui lui manquera le plus lorsqu’il sera mort, Otzenberger apparente le désir de filmer à une pulsion de vie, un élan qui nous rattache aux autres : « Faire des films, c’est donner aux autres, regarder avec ton œil, ton cerveau, ton cœur – ton cœur beaucoup –, et penser que les autres vont être touchés » .
L’histoire d’Otzenberger s’arrête là où le film commence, une image de son enterrement au père Lachaise égayée par ses propos sur l’absurdité de la situation, lui qui avait peur du noir et angoissait à l’idée de reposer sur le dos. Demeurent pour nous son ironie et le courage dont il a fait preuve en entreprenant cette odyssée filmique.
Julien Lec’hvien
Filmer pour apprendre à mourir
Durant deux ans, Christophe Otzenberger arpente les couloirs de l’hôpital Perharidy, à Roscoff. Il se sait atteint d’un cancer du poumon depuis déjà plusieurs années et dialogue avec les malades du centre. Sa grande amie Stéphane Mercurio l’épaule. Quand le projet est initié, personne ne sait si Otzenberger verra la fin du film, et sa co-réalisatrice est chargée de terminer le film posthume en cas de malheur.
Petits arrangements avec la vie est d’abord un film sur le corps. On y voit des silhouettes allongées, assises, roulant, marchant ou faisant de l’escalade. Et puis les voix arrivent, fluettes, tristes ou joyeuses, mais toujours puissantes. Otzenberger et Stéphane Mercurio réalisent une série de portraits de gens affaiblis physiquement par la maladie mais porteurs d’une grande force morale face à la vie. Leurs histoires individuelles rythment le film et se répondent entre elles. Les discussions entre Christophe Otzenberger et les patients stimulent leur imagination. Ils parlent de la manière dont ils se représentent la mort, de leurs peurs et de l’incertitude avec laquelle ils vivent au quotidien. Ils racontent aussi leur vie, celle qu’ils ont vécue et celle dont ils rêvent. Les récits sont parfois drôles, souvent émouvants, toujours impressionnants de sagesse de la part de ces gens qui se battent contre la maladie. Ce qui compte, c’est de désacraliser la douleur et la peur de la mort, de rompre les tabous.
Le film d’Otzenberger est également un film sur la dégradation physique, la mort qui rôde – omniprésents dans leurs discours. Le documentaire se déroule en grande partie dans des chambres d’hôpital confinées, mais les récits des personnages font voyager vers des espaces plus grands – peut-être le Paradis, où une vieille femme espère retrouver son défunt mari. Le fil conducteur du film, c’est Otzenberger lui-même, à la fois filmeur et filmé, intervieweur et interviewé. On y retrouve son corps et sa voix, ses cigarettes et son humour noir salvateur. Au bord du lac, Christophe filme les oiseaux et Stéphane filme Christophe. Elle lui demande ce qu’il y a de beaux dans la vie et si filmer en fait partie. Le visage de Christophe s’éclaire instantanément, transformant ses Petits arrangements en film sur le cinéma et sur la caméra qui, si elle ne peut sauver de la maladie, conserve le bonheur. Le cinéma devient alors un moyen de catharsis. Il accompagne vers la mort et fait le bilan de la vie. Montaigne disait « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Dans ces Petits arrangements avec la vie, Christophe Otzenberger filme pour apprendre à mourir. Le cadre de l’image semble lui permettre à la fois de se confronter à la réalité et à mieux l’appréhender.
Cependant, les Petits arrangements ne sont ni un testament ni un film crépusculaire. Certes Otzenberger sait qu’il va mourir, mais sa démarche de cinéaste continue à prendre le pas sur la fin de vie. Il va mourir, il le prévoit et en joue, fictionnalise sa mort pour l’exorciser. L’auto mise en scène qu’il pratique le rapproche des patients qu’il filme, fait de lui un personnage qui partage leurs angoisses. Il semble en quête de réponses en interrogeant ces patients. Peut-être cherche-t-il, à travers les paroles des malades, sa manière propre d’appréhender la maladie et sa mort prochaine. Otzenberger fait la course avec la mort et contre la montre pour gagner un peu de temps et terminer son film. Le film en lui-même est une expérience unique : Otzenberger, malade, est à la même place que ses personnages. Le film est une des formes la plus poussée de l’expérience partagée entre le documentariste et les personnes filmées. Le filmeur atteint le paroxysme de l’immersion puisqu’il partage la condition de patient de ses personnages.
Le film commence par l’enterrement d’Otzenberger, raconté par la voix du cinéaste lui-même qui, de son vivant, imaginait ses funérailles et en faisait de nombreux récits. Puis le flash-back commence et Otzenberger revit le temps d’un film pour, une dernière fois, nous raconter des histoires avec sa caméra. La vie et l’humour gagnent sur la mort, la maladie affecte les corps mais n’aura jamais le pouvoir sur les esprits. Christophe Otzenberger nous livre un film délicat sur la douleur humaine, mais aussi sur le bonheur à tout-prix et l’amour de la vie. On en ressort grandis, apaisés d’avoir rencontré des gens qui semblent avoir atteint une forme de sagesse face à la mort et qui conservent un appétit de vivre en toute circonstance. Otzenberger fait un film pour (se) sauver, pour se souvenir grâce aux images, pour apprendre ensemble à vivre et à quitter la vie le moment venu. Le cinéaste tire sa révérence mais ne quitte pas la scène pour autant, il est bien parti mais reste parmi les vivants. Le cinéaste-sage nous parle d’outre-tombe et nous rassure : tout ira bien.
Juliette Naviaux
Art de la rencontre et art de l’extase
Disparu en juin dernier, Christophe Otzenberger avait prévu sa sortie : pour son projet Petits arrangements avec la vie, il proposa à Stéphane Mercurio une co-réalisation de peur de ne pas pouvoir aller au bout du tournage. Dans ce documentaire, faisant face à un cancer depuis près de trois ans, le réalisateur se mue en acteur et arpente le centre de Perharidy de Roscoff. L’occasion de voir ce qui restera la dernière pierre d’une œuvre condensée et politique, et de questionner avec une grande authenticité ce qu’est la vie quand la mort menace.
« Je vais être dans une boîte, sur le dos et je vais aller au feu, c’est hallucinant ! »
Malgré le témoignage posthume du réalisateur et la puissance des thématiques abordées, Petits arrangements avec la vie évite le registre dramatique. Il y a une réelle émotion à voir une dernière fois à l’écran Christophe Otzenberger, réalisateur apprécié et reconnu depuis La Conquête de Clichy (1994). Trois séquences dès l’ouverture – entrecoupées du générique et de plans de route – posent néanmoins avec éloquence la tonalité d’un voyage existentiel et cinématographique en cours de cheminement, centré autour d’une personnalité atypique.
Dans le premier plan, une voix rauque s’élève sur des images d’un cercueil, Christophe Otzenberger commente son enterrement avec anticipation, évoquant sa peur du noir, d’être allongé et du feu : « Je vais être dans une boîte, sur le dos et je vais aller au feu, c’est hallucinant ! » Rien qu’au timbre de voix et aux mots décalés surgit un personnage. Puis, son visage marqué et souriant apparaît à l’avant d’une voiture, répondant à son amie Stéphane qui filme : « – Bon, je tourne. T’as imaginé le premier plan ? – Non ! Là, j’essaye… ». Le film s’écrit à l’écran et Christophe Otzenberger pose, à travers ses espérances en ce projet, les premiers jalons du film dans le film. Alors, avec une caméra à la main, explicitant le dispositif cinématographique, il se lance dans le centre de Perharidy suivant les malades, leurs paroles et leurs sentiments.
Le film se voit donc essentiellement porté par son personnage, Christophe Otzenberger, et l’énergie qu’il met à l’œuvre – partagé également par celles bluffantes des autres malades ; feignant un film sur l’artiste au travail, pour lui offrir un pan de thérapie à travers sa passion de cinéma. L’homme réputé fougueux et d’un grand humanisme se crée un cadre sur mesure, couvé par l’intimité entre les cinéastes et les malades, pour répondre à ses questionnements. Déjà, dans Fragments sur la misère (1998) ou plus récemment Toute ma vie j’ai rêvé… (2015), Otzenberger allait chercher la parole, sur des terrains aussi voisins qu’éloignés : dans le premier, il sommait les passants de réagir à la vue d’un SDF ou de la misère environnant ; quand dans le second, à la forme très similaire de celui-ci, il invitait les personnes sur sa route à évoquer rêves et souvenirs. Le cinéma devient chez Christophe Otzenberger un art de la rencontre, dans laquelle se lovent humour et sincérité.
« Philosopher c’est apprendre à mourir »
À nouveau, le réalisateur fait ce qu’il a toujours réussi : interpeller l’autre et y lire au creux d’un dialogue ou d’un récit de vie, une part de vérité. Les échanges apparaissent comme plus sincères que jamais, en s’impliquant directement à l’image et par le sujet – la maladie : l’effet-miroir n’est qu’accentué, pour lui qui cherche une réponse ou juste un réconfort dans la violence des mots de l’autre – « vous m’avez donné beaucoup » dira-t-il à un malade, quand un autre lui rendra la pareille. Sa maladie le légitime dans son impudeur possible, à chaque fois bienveillante, ou plutôt sa frontalité du propos et de la question ; les présentations n’ont pas à se faire, les histoires se résument à des bribes, des sentiments du présent. Il faut aller vite, s’ouvrir et parler avec le cœur.
Le film révèle un basculement chez ces personnes, comme si la maladie leur faisait franchir une étape de plus dans l’humilité et la transparence. Ce ne sont plus des regards de malades mais des hommes mis à nus, avec un recul sur la vie et la fragilité de leur situation. Le propos évolue au cours du film, par l’intermédiaire de son personnage : partant avec une interrogation simple – comment vivre avec la maladie ? -, la réflexion se décale peu à peu sur l’idée de mort et son acceptation. « Doit-on se battre ? Sommes-nous prêts à mourir ? Que restera-t-il de nous ? ». Christophe Otzenberger se confronte à la question vertigineuse de la mort, collectivement, et cherche à travers son interlocuteur des réponses personnelles mais universelles. Il semble progressivement abandonner ces obsessions au profit de l’instant vécu.
L’enchaînement de rencontres pourrait donner au film la forme d’un inventaire, de bouleversants témoignages de malades, mais n’en restent pas moins de jolies instants de lutte, de vie. Tous ces récits donnent au film sa tonalité hybride et permettent de relativiser chaque situation ou mieux la comprendre – comme cet homme souhaitant mettre fin à ses souffrances. L’échange, ou le contrechamp, joue un rôle essentiel, par le sens de la repartie et de la dérision de Christophe Otzenberger, même dans la douleur. Sa capacité d’adaptation et sa position d’une infinie justesse demeurent inspirantes pour tout documentariste en devenir – mais pas uniquement -, sachant alterner entre transparence – « Je ne sais pas quoi te dire » – ou accompagnement – « J’essayerai de me souvenir de votre dignité ». Le spectateur, comme son personnage, retient de ces portraits un regard, un mot ou une philosophie de vie. Otzenberger suit finalement la maxime de Montaigne, « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». À mesure que le film avance, ces personnes semblent pourtant à nos yeux plus vivantes que jamais – et nous avec.
Petits arrangements avec le cinéma
Le film se double d’une vive réflexion sur ce qu’est le cinéma. Le centre à Roscoff propose comme vaste contrechamp l’étendue brumeuse et bretonne de la mer, paysage cinématographique. Ce cadre sert de motif de réflexion sur l’essence de cet art et Christophe Otzenberger en jouera dans plusieurs scènes. Il le fera d’abord avec humour, cherchant le plan parfait – « On aura fait un plan aujourd’hui, on aura mérité l’apéro ! ». Surtout, par le dispositif, en dévoilant Stéphane Mercurio et sa caméra au détour d’un panoramique ; ou en parlant avec lucidité des conditions de tournage et de ses craintes avec son équipe, ou du titre avec un malade. Otzenberger se pose même la question de représenter la dureté de la maladie, de ces corps en souffrance, lui qui pourtant en a filmé de nombreux – mais qui y est ici confronté lui-même.
Ce questionnement sur l’image, et le fait de savoir regarder, se lie surtout à une capacité à s’extasier, qui l’accompagne tout au long du film et ce dès le début avec un brin de naïveté enfantine – lorsqu’il se demande « les bébés oiseaux jouent-ils ? ». Le réalisateur se laisse toucher, cherche la beauté encore et encore. Lorsque Stéphane Mercurio lui demandera ce qu’est le plaisir de la vie, elle devra lui souffler « filmer ? » pour voir ses yeux s’éclairer et un sourire se dessiner.
Finalement, la réflexion se construit en même temps que le film, tel un geste d’auteur, un dernier saut par sa passion avant de se savoir vaincu par la maladie. Christophe Otzenberger lâche peu à peu la caméra et devient véritablement personnage de son propre film, conscient des spectateurs à qui il s’adresse plus ou moins directement, aux travers d’anecdotes. Il se permet même de sortir l’un des patients du centre, pour créer un espace d’intimité avec lui dans un bar ; devenant vedettes d’un film à la Audiard le temps d’une scène. Là subsiste la puissance d’un essai documentaire à la grande liberté.
Plus qu’un dernier film, Petits arrangements avec la vie est un formidable combat : celui d’un réalisateur engagé et passionné, confronté à l’inévitable. Avec beaucoup de bons sentiments et une grande générosité, le film insuffle une leçon de vie et nous souffle la nécessité du cinéma documentaire, entre art de la rencontre et art de l’extase. On laisse alors Christophe Otzenberger, comme pendant tout le film collé à sa caméra, balayant les regrets le temps d’une dernière anecdote à son image, le temps d’un dernier plan sur la mer.
Clément Simon