On vous a déjà beaucoup parlé de ce film… Mais après le « work in progress » et après l’annonce de l’obtention de « L’Oeil d’Or » à Cannes, voici maintenant le temps de l’analyse. « Visages Villages », le documentaire conjointement signé par Agnès Varda et JR sort ce mercredi 26 juin dans les salles françaises. Un film réjouissant… Point de vue ici signé Fanny Belvisi.
Au dernier Festival de Cannes, Visages Villages a certes reçu « L’Oeil d’or » du meilleur documentaire, mais ses deux protagonistes principaux, la réalisatrice Agnès Varda et l’artiste JR, semblent, eux, tout droit sortis d’une fiction. A les voir évoluer sur l’écran, on pense spontanément aux grands couples de cinéma qui peuplent nos imaginaires. De Jules et Jim à Laurel et Hardy, ces deux-là n’en finissent pas de nous émouvoir, de nous attendrir, de nous faire rire et sourire au travers de leur joyeux vagabondage sur les territoires de France et de Navarre.
Il faut dire que ce binôme n’a rien de banal. D’un côté, la célèbre réalisatrice qui, du haut de ses 89 ans, n’a pas perdu sa verve piquante et enjouée. De l’autre, le jeune plasticien JR âgé de 34 ans, dont le travail consiste à photographier des gens « de tous les jours » pour coller leur image agrandie sur les murs des villes où il les a rencontrés. Si a priori tout semble les séparer, ou en tout cas rien ne semble particulièrement les rapprocher, en se penchant de plus près, les passerelles qui relient leur deux univers et leurs deux méthodes de travail se dégagent. Mais au-delà des points communs, le film tire sa force et sa délicatesse de cette rencontre cocasse, inattendue, pleine de surprises et de charmes.
Et puisqu’il fallait bien justifier ce tandem improbable, parti dans la réalisation d’un film tout aussi chaotique, Visages Villages débute justement par la mise en scène de leur non rencontre. De manière cocasse, les premières images du film répertorient l’ensemble des situations où ces deux-là auraient pu, peut-être, se rencontrer mais où cela ne s’est jamais fait. Pourtant, une fois celle-ci réalisée, c’est-à-dire une fois le coup de foudre advenu, le projet de faire un film à quatre mains naît rapidement entre Agnès Varda et JR. Et les voici bientôt en route dans le camion photographique de JR, partis sur les routes pour sillonner la France, au gré de leurs envies et de leurs projets. « Partir, tu es partante ? », demande malicieusement JR à Varda.
Comme dans toute histoire d’amour, l’évidence des sentiments ne rime pas forcément avec la facilité. Recadrages, mises au point et mises à plat, formulation des envies et des méthodologies de travail de l’un et de l’autre ponctuent l’ensemble du film. Les scènes dans la cuisine, où Agnès Varda et JR se filment en train de déjeuner, sont l’occasion de discuter du projet et des suites à lui donner. Quant aux moments où les personnages se mettent en scène dans des paysages à chaque fois différents, toujours de dos et assis chacun sur un siège, côte à côte mais séparés telles deux notes de musique d’une même mélodie, il constituent également, souvent, des instants de complicité et de pause, de conclusions d’une expérience et/ou d’ouverture vers une nouvelle aventure, où les deux personnages expriment ressentis et sentiments. Visages Villages raconte donc aussi les accords et les désaccords de ses deux personnages qui tentent de fabriquer une même chanson, tout en respectant les tonalités propres de chacun.
Mais si le film est réjouissant, c’est aussi par son aspect primesautier, ludique et léger, presque enfantin et naïf à certains moments. Agnès Varda et JR s’en remettent aux lois du hasard et des coïncidences, et cela leur réussit plutôt bien ! Comme dans une œuvre surréaliste, Visages Villages procède par collages – au sens propre et au sens figuré – par cadavres exquis et associations d’idées. D’où son aspect extrêmement bigarré : même si le principe est le même, aucune des expériences ne se ressemblent pourtant. JR et Agnès Varda vont à la rencontre de personnes très différentes. Pendant 1h30, et pour ne citer que quelques exemples, le film nous emmène successivement chez Jeannine et un groupe de mineurs du Pas-de-Calais, auprès d’un agriculteur du Val d’Oise, à Bonnieux dans le Vaucluse chez Vincent le carillonneur, dans l’Usine Arkéma dans les Alpes-de-Haute-Provence, à Paris pour l’opération des yeux d’Agnès, à Pirou Plage pour assister à une fête dans un village fantôme, auprès de Jacky le facteur, de Pony l’artiste, de Patricia l’éleveuse de chèvre, des femmes des dockers du Havre, en passant par le Musée du Louvre, la tombe d’Henri Cartier-Bresson et la maison de Jean-Luc Godard !
Tout en étant ancré dans des territoires, le film abolit le temps et l’espace. Du nord au sud, d’est en ouest, JR et Varda nous entraînent dans leur folle ronde et nous font bien souvent passer du coq à l’âne ou plutôt, comme c’est le cas à un moment du film, d’une chèvre à une autre, puisque la chèvre collée par JR sur le mur de son éleveuse devient un prétexte pour Agnès Varda de nous parler d’une chèvre morte qu’elle avait photographiée des années auparavant. En un saut et deux culbutes, nous voici donc passés de la campagne de Goult, dans le Vaucluse, à Sainte-Marguerite-sur-Mer, en Normandie.
Plaisir du vagabondage et plaisir de la digression font tout un dans ce documentaire où un récit est souvent prétexte à en ouvrir d’autres, dans une mise en abîme joyeuse de la parole. Une question aussi simple et anodine que « Tu te souviens de la dernière fois qu’on a pris un ascenseur ? » peut déboucher sur une course poursuite des deux complices dans les salles du musée du Louvre. Dans cet éclatement joyeux et disparate, JR et Agnès Varda constituent le fil conducteur du film. Ils relient un morceau à un autre et assurent sa continuité. Et lorsque quelqu’un interroge la cinéaste sur le sens de leur démarche, elle lui répond : « Le but, c’est le pouvoir de l’imagination. C‘est-à-dire qu’on se donne le droit, JR et moi, d’imaginer des choses et de demander aux gens : ‘Est-ce qu’on peut faire notre imagination chez vous ?’ Par contre notre idée, toujours, c’était d’être avec les gens qui travaillent. C’est pour ça qu’on a fait des photos de groupe. Donc, il y a en même temps un désir de partager avec vous et puis de faire nos petites folies. »
Quant aux personnages à la rencontre desquels ils partent, s’ils sont tous différents les uns des autres, ils ont néanmoins ceci de commun qu’ils dessinent en creux le visage d’une France peu représentée, peut-être même un peu oubliée. Une France rurale, ouvrière, postindustrielle et industrieuse qui, à certains moments du film, semble même appartenir à un autre temps. Une pointe de mélancolie vient alors se mêler à l’allègre agitation de nos deux protagonistes…
Car tout n’est pas rose non plus dans Visages villages. Ces cités qui vieillissent font aussi entendre les rides/les routes qui parcourent le visage d’Agnès Varda. Le couple que forment la réalisatrice et l’artiste street-art, par sa différence d’âge formulée, répétée et même jouée à de nombreux endroits du film, nous parle aussi du temps qui passe. « Chaque visage a une histoire », peut-on entendre. Assurément, et celui-ci fait de nombreuses incursions dans la vie d’Agnès Varda. La vieillesse et la mort ne sont donc jamais loin. Jusqu’à aboutir à cette question de JR, posée à sa camarade de film en visite sur la tombe d’Henri Cartier-Bresson : « La mort te fait peur ? ».
Pas un hasard que cette interrogation surgisse devant la dépouille d’un photographe, tant la question de la mort est au cœur même du processus photographique. Outre les tirages agrandis que JR réalise des personnes qu’ils croisent, le film lui-même est ponctué de moments où les deux personnages se prennent en photo, réalisant eux-mêmes le making of de leur propre film, comme un pied de nez à cette célèbre phrase de Cartier-Bresson : « Le temps court et s’écoule, et notre mort seule arrive à le rattraper. La photographie est un couperet qui dans l’éternité saisit l’instant qui l’a éblouie. ».
Plus que de fin, c’est de regard dont il est question dans Visages Villages. Les yeux sont omniprésents dans le film : d’abord parce que JR photographie ceux d’Agnès ; ensuite parce que celle-ci a une maladie des yeux qui l’oblige à recevoir des piqûres et des traitements. Dans un jeu de regards croisés, JR se plaît à tenter de comprendre « comment » et « ce que » la réalisatrice voit. Il réalise alors une installation avec des lettres de l’alphabet dansant sur les marches de la Bibliothèque Nationale de France, pour tenter de reproduire la manière dont la cinéaste perçoit le monde avec ses yeux malades. A un autre moment, c’est Varda qui lui demande : « Regarde pour moi. ». « Je t’aide à emmagasiner le plus d’images », affirme enfin JR, formulant encore un aspect qui lie les deux personnages l’un à l’autre.
Ce n’est pas un hasard si l’un des leitmotive du film sont les lunettes noires que JR porte constamment, qu’il refuse d’ôter, privant ainsi Varda, les personnes photographiées et le spectateur, de son regard. « Nous avons accepté d’être photographiés pour ses beaux yeux qu’on ne voit pas ! », affirme ironiquement l’un des personnages du film.
Ces lunettes noires, en rendant le regard de JR opaque, absent, agissent comme un puissant ressort dramatique : elles amènent un comique de répétitions en même temps qu’une réelle tension entre le plasticien et la réalisatrice qui se refuse à admettre, qu’en dépit des liens profonds d’amitiés qu’ils ont tissés, JR n’accepte toujours pas de se dévoiler.
Aussi n’est-ce toujours pas un hasard si, à la fin du film, la seule manière que JR trouve pour consoler Varda du chagrin que lui a causé un petit mot de Jean-Luc Godard laissé sur la porte de sa maison fermée, est de lui offrir enfin, pour la première fois, tel un cadeau précieux, la prunelle de ses yeux.