Troisième et dernier volet de l’expérience menée par Le Blog documentaire en partenariat avec le Master pro DEMC de l’université Paris VII – Denis Diderot, à l’occasion du FIPA 2013. Les étudiants de cette formation ont été chargés d’écrire des analyses critiques de films vus pendant le festival, et nous vous proposons ici les meilleurs textes. Troisième exemple, donc, avec François Chambe qui s’attaque à une production de l’ONF : « Point de fuite » (« Vanishing point »).
Un traîneau file au loin sur une glace fragile. Des chiens dorment sur un tapis de neige qui finit par les recouvrir. Une montagne noire domine le vaste territoire blanc. Une vieille esquimaude se questionne sur les origines de sa tribu. Cette personne, c’est Navarana. Point de fuite est l’histoire de son peuple, son histoire. Sa voix solennelle, parfois tintée d’ironie, rythme un récit qui oscille entre questionnement, humour, force de vie et chaleur humaine. Derrière la voix de Navarana, les réalisateurs Julia Szucs et Stephen A. Smith proposent un film universel qui amorce une réflexion plus large. Les origines de la tribu et son histoire sont prétextes pour évoquer des problématiques mondiales très fortes : la mixité, l’adversité, le changement climatique, l’altérité, etc.
Navarana est installée avec sa communauté à Avanersuaq, au nord du Groenland. Ses pairs vivent de la chasse et de la pêche. Cette communauté continue de chasser avec des méthodes traditionnelles. Avec un lyrisme mythologique, Navarana conte la migration du shaman inuite Qitdlarssuaq et sa caravane qui, partie du sud des îles Baffins, arriva à Avanersuaq en 1860. C’est la vision prophétique d’un grand peuple vivant au-delà de la mer qui amorça ce long et périlleux voyage. La rencontre des deux tribus sera le salut de l’une (celle de Navarana), proche de la disparition à l’époque. L’autre sera décimée six ans plus tard par un froid exceptionnel lors d’une nouvelle expédition. Cinq personnes seulement arriveront au bout du périple. Parmi eux, la grand mère de Navarana.
L’ouverture du film s’effectue avec l’écho de cette phrase. « Avez-vous déjà ressenti l’appel de nouveaux territoires ? Avez-vous déjà rencontré de nouveaux peuples ? ». Elle est prononcée par Navarana, qui cite Qitdlarssuaq, et sert de leitmotiv au documentaire. Alors que le chaman s’adressait en 1860 à sa communauté des îles Baffins, Navarana s’adresse, avec les réalisateurs, aux citoyens du monde. Au-delà de la curiosité qui peut brûler en chacun de nous, c’est la question de l’immigration et du progrès qui est en jeu. La vertu du mélange.
Navarana organise un pèlerinage pour comprendre l’origine du shaman qui sauva son peuple. Ce périple la confronte aux méthodes de chasse et de pêche modernisées par l’usage de bateaux à moteur et de fusils de précision… Cette confrontation apporte un double discours sur la technologie. Navarana explique que ces techniques n’ont rien à faire dans sa tribu et que les méthodes ancestrales sont suffisamment efficaces. Presque paradoxalement, elle explique, par l’histoire de sa tribu, que l’arrivée du shaman et de ses outils modernes (kayaks, javelots affutés, ustensiles…) ont permis à ses ancêtres de survivre à une fin annoncée. Ils n’étaient plus qu’une centaine sur les terres glaciales de Avanersuaq. L’expédition de Qitdlarssuaq de 1860 a repeuplé cette communauté et lui a permis de se développer grâce à des outils de chasse plus perfectionnés.
Ces peuples font office de bastion face à la mondialisation et aux lois dominantes. Navarana explique qu’elle apprend à ses enfants à se servir des kayaks traditionnels et refuse les bateaux à moteur. Sans être arriéré, ce peuple symbolise une humanité qui tend à disparaître dans le monde occidental. La communauté et les tissus sociaux sont conservés. Mais le refus des techniques peut être un poids pour leur avenir. La question du réchauffement climatique prend forme lorsqu’un chasseur explique que, l’an passé, ils pouvaient s’aventurer plus loin sur la banquise pour pêcher. Chaque année, la plaque de glace perd en épaisseur et donc en solidité. Leurs techniques rudimentaires ne pourront faire face à ce défi qui les dépasse. En cela, le film est universel.
La tendresse que l’on a pour le personnage de Navarana nous fait accepter une série de séquences dont les liens ne sont malheureusement pas évidents. Les allers-retours entre Avanersuaq et les îles Baffins, encadrés par deux séquences à Urmmannac (région sud du Groenland), rendent les parcours de chacun des personnages flous. Le spectateur qui ne connaît pas la géographie du lieu s’entête, probablement à tort, à reconstituer les différentes migrations. La perspective générale du film, son point de fuite, est alors difficilement perceptible.
Au-delà de ces considérations, le documentaire met en perspective des origines et des trajectoires de vie. Le titre est significatif et le sujet amorce une mise en abyme du documentaire. On pense forcément au film Nanouk de Robert Flaherty qui fait office de premier chapitre à tous les livres consacrés au documentaire. La question des origines de Navarana fait écho aux origines du documentaire. La production de l’ONF, acteur majeur du cinéma documentaire moderne, donne du corps à l’intention. La première séquence de pêche est un intéressant miroir temporel. Elle reflète la scène qui a fait polémique 90 ans plus tôt dans le film qui a « créé » le genre documentaire. Et même si cette séquence était trichée, la symbolique entre passé et présent prend tout son sens. Depuis l’époque de Nanouk l’esquimau, où en est-on ? « Qu’avons nous gagné et qu’avons nous perdu ? ». Cette question de Navarana soulève une réflexion sur le statut du monde et sa documentation.
Souffrant d’une ligne narrative un peu trop ambitieuse, Point de fuite n’en reste pas moins un beau film. L’immensité des lieux et la beauté des personnages arrivent à plonger le spectateur dans une atmosphère singulière et le poussent à se questionner sur sa place dans son environnement.
François Chambe
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