C’est à chaque fois un petit événement… Un nouveau numéro de la revue IMAGES documentaires vient de paraître. Entièrement consacré à Wang Bing, il rassemble plusieurs analyses de la filmographie du cinéaste chinois signées Jean-Louis Comolli, Annick Peigné-Giully ou encore Antony Fiant. En guise d’introduction, Le Blog documentaire vous propose ici le texte de Arnaud Hée portant sur « Fengming, chronique d’une femme chinoise » et « Le Fossé ». A noter également dans la revue la présence d’un texte inédit de Chris Marker. Pour l’acquérir en deux clics, c’est ICI.
Suivre dans les ténèbres
à propos de « Fengming, chronique d’une femme chinoise » et « Le Fossé »
Entrelacs, au féminin
Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007) et Le Fossé (2010) constituent un diptyque faisant état de la dégradation de l’humain par le système concentrationnaire chinois, précisément à la suite de la « campagne des cent fleurs » à la fin des années 1950, où la bureaucratie fut sommée de ne point freiner l’élan révolutionnaire. Des déportations massives s’ensuivirent. Ces deux films s’alimentent l’un l’autre, nourrissent aussi le parcours créatif de Wang Bing (Le Fossé aurait été très différent s’il n’avait été précédé par Fengming, film « non prémédité ») et notre expérience de spectateur face à sa filmographie. Cette déclinaison de l’expérience du laogai [1] en un documentaire (Fengming) suivi d’une fiction (Le Fossé) donne lieu à des œuvres à la facture très dissemblable mais unies par une franchise élémentaire, quelque chose de primitif allant dans le sens d’une forme de pureté dégagée des « manières », bonnes ou mauvaises. Pourquoi Wang Bing choisit-il ce dispositif pour Fengming ? Tout simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autre possible. Le film devait créer la possibilité d’un espace où cette femme puisse se raconter, le cinéaste ne pouvant avoir que la position de témoin de cette parole, un témoin et une caméra qui écoutent. Un récit parallèle se tisse dans le lien entre celle qui émet la parole et celui qui la reçoit – on observe à cet égard une forme de proximité entre la condition de Wang Bing et celle de spectateur. Cette position débouche, pour l’un comme l’autre, sur un fort sentiment d’intimité que la durée de trois heures permet de nouer.
L’entrelacs représenté par les deux films se situe évidemment dans la succession chronologique. S’il est absolument hors de propos de considérer Le Fossé comme une fiction « documentaire », il s’agit bien d’une fiction « documentée » où se manifeste la fidélité de Wang Bing vis-à-vis du réel. Lors du plan d’ouverture et dans les crédits, on constate que le scénario est basé sur l’ouvrage Adieu, Jiabiangou de Yang Xianhui et sur les témoignages de Ti Zongzheng et des autres survivants. Ainsi toute la matière qui compose le film procède de récits directs de survivants, scrupuleusement suivis et respectés par le cinéaste. Aussi, dans cette attitude de fidélité, il s’agissait d’éprouver le lieu; Le Fossé a été tourné non sur le site de Jiabiangou, mais bien dans la même province du Gansu – un tournage sans autorisation des autorités chinoises. Wang Bing note la quasi-absence de représentations visuelles du laogai, ses recherches n’ont abouti en effet qu’à deux photographies, où les détenus de Mingshui (également situé dans le Gansu) apparaissent flous dans ces images qui documentent l’expérience concentrationnaire d’une façon extrêmement lacunaire. On peut ainsi considérer que Le Fossé vise à la formulation d’images manquantes, une façon de combler un angle mort de la représentation.
Au-delà de ces données, certes cruciales et éclairantes pour la démarche de Wang Bing, on peut émettre l’hypothèse que la fiction « documentée » est dotée d’une scénariste nommée Fengming. La vision rapprochée des deux films ne laisse aucun doute sur la présence – peut être partagée avec d’autres témoignages – du « personnage documentaire » par l’intermédiaire de cette femme qui arrive comme une pure altérité à Jiabiangou ; une humaine parmi des êtres privés de cette condition, et qui agit en tant que représentante de cette espèce : crier, pleurer, ce que ne peuvent et ne savent plus faire les forçats. Fengming se termine par un plan où la femme est à son bureau, telle une scénariste à sa table de travail. Le téléphone sonne, un rescapé appelle de Kunming, à plusieurs milliers de kilomètres de Shanghai ; un nouveau chapitre semble s’ouvrir. Ce moment poignant inclut Fengming au sein d’une communauté des survivants, mais cela la relie aussi aux autres, la rend présente au monde, parmi les vivants. Revient une phrase entendue plus tôt dans le film, qu’elle tient de son mari citant Guerre et Paix : « Tant que dure la vie, la joie peut exister. »
Du fait du naturel avec lequel il le fait, on oublierait presque un élément crucial de ce diptyque ; il réside dans l’adoption de points de vue féminins. Ce positionnement émane de données à la fois générales et très intimes pour Wang Bing. Sa mère faisait partie de ces « femmes fortes » [2] sur lesquelles pesait toute la charge du quotidien, notamment du fait de la maladie précoce de son père, qui décède en 1981. Il s’agit ensuite d’une condition féminine très répandue dans ces vies assujetties aux tourments historiques : « En général, durant les périodes où la propagande représente une entrave importante, les sentiments entre les gens se resserrent d’autant plus. Alors pense à un pays où la répression due à la propagande est très étouffante et dure depuis longtemps : qu’est-ce qui permet aux gens de résister pour continuer à avancer et pour préserver l’état d’esprit élémentaire afin de survivre ? Ce sont tout simplement les sentiments entre les gens, des sentiments très subtils, qui maintiennent ensemble toute une société et permettent à chacun de continuer à vivre. […] Elle [Fengming] s’est oubliée pour prendre soin de quelqu’un d’autre. Elle s’est reposée sur celui qu’elle aimait pour vivre. » [3]
Descendre, avec l’humain
Fengming et Le Fossé s’organisent comme des descentes, par lesquelles on accède à de véritables ténèbres – avec, en contrepoint, des êtres animés par l’amour. Au tout début de son récit, Fengming évoque son engagement révolutionnaire enthousiaste, l’exprimant ainsi : « Le soleil brillait à nouveau ». Avant que la première heure du film ne devienne cet impressionnant et vertigineux fondu au noir, la lumière du jour baisse au fur et à mesure que ce soleil disparaît de son existence. Tandis que la présence de Fengming s’abîme dans le passé qu’elle narre, sa représentation se fond dans le noir, s’enfonce dans la nuit. Ce n’est que vers le tiers du film que Wang Bing, profitant d’un petit temps de pause dans le flux de cette parole habitée, demande : « ça te dérange d’allumer ? ». Avant cela, par fidélité envers le récit et le réel (passé comme présent), il n’est pas question que la valeur esthétique de l’image – ou la question de sa laideur – concurrence celle de la parole.
Le Fossé obéit à cette même logique de la descente, omniprésente dès A l’ouest des rails avec le motif de la marche et du cheminement vers le ventre et la matière de ce complexe industriel en voie de démantèlement. On découvre ici dans un plan d’ensemble des silhouettes avalées par l’immensité désertique, celles-ci sont ensuite englouties par des cavités qui leur servent autant de couches que de mouroir. On entre vivant dans ces trous, on en sort mort, comme si les corps étaient absorbés, digérés puis régurgités et recrachés par la terre. Les idées de ténèbres et de damnation innervent profondément la filmographie du cinéaste, Brutality Factory [4] étant une première plongée fictionnelle nous mettant en présence de fantômes hantant une usine chaque nuit. Ce court-métrage représentait un pas supplémentaire en direction du cinéma de genre fantastique, auquel Wang Bing se rattache à bien des égards. L’analogie est évidemment frappante ; les détenus de Jiabiangou s’apparentent largement à des présences fantomatiques, des encore vivants déjà morts. Sans détour, avec une rudesse sans concession, Wang Bing nous emmène au sens propre et figuré dans ces ténèbres souterrains, endroit infernal et mortifère où se déroule une part importante du film ; ce choix permet de faire accéder l’immensité « ouverte » – qui, en fait, « enferme » aussi – des paysages extérieurs à une très grande tension dramaturgique lorsqu’ils sont convoqués.
Il est tentant de reprendre ici le raisonnement de Georges Didi-Huberman à propos de L’Homme sans nom, où, au passage, le motif du trou tient une place elle aussi prépondérante. Il écrit : « Wang Bing, délicatement, obstinément, le [l’homme sans nom] suit ». [5] Considérant que les cinéastes tendent à précéder pour mettre en scène dans un espace et une durée qu’ils déterminent, Didi Huberman poursuit : « Ici, c’est le contraire exactement : la caméra suit l’être filmé, quitte à perdre pour longtemps la possibilité de cadrer son visage, son en-face. Elle refuse à anticiper ou à commander quoi que ce soit. Elle ne « prend » ni ne « capte » : simplement elle suit. Ce qui, grâce à la richesse de ce verbe en français, nous indique peut-être qu’on ne comprendra jamais autrui (« je te suis », au sens de : « je comprends la direction de ta pensée ») sans accompagner, sans respecter physiquement, fût-ce en restant derrière, en retrait, chaque mouvement et chaque temporalité spécifiques de son corps. » [6] On constate combien cette donnée se prolonge dans le travail fictionnel de Wang Bing, comme si se logeait dans Le Fossé une croyance en un réel qui résiderait dans la présence de ces corps qui nous mènent, et que la caméra accompagne dans leurs déplacements, et leur descente. Quand un homme s’écroule – cette fois pleine face – d’épuisement dans la tranchée que les prisonniers creusent, la caméra subie cette chute dans un même mouvement.
Un écho évident se produit dans le premier plan de Fengming. Une silhouette saisie de dos conduit le mouvement ; une marche lente et malaisée, dans le froid, sur le sol gelé, le micro saisit le frottement des vêtements épais de la vieille femme. Superbe moment où une pure présence physique nous mène jusqu’au seuil d’un film de paroles ; Wang Bing s’apprête, et nous apprête, à la suivre, à l’accompagner et à la comprendre, en face et sans fard. Alors que des films récents (citons Into The Abyss de Werner Herzog, The Act of Killing, d’une anonyme, Christine Cynn et Joshua Oppenheimer) s’offrent de façon vaniteuse aux chalands comme des descentes dans les tréfonds de l’âme humaine – noire très noire – en ne faisant que produire de très discutables logiques spectaculaires, Wang Bing fait office d’aiguillon éthique et de pilier esthétique. Il agit avec pour seul dessein une nécessité viscérale : « J’ai fait ce qu’il fallait faire et le film est là, il existe ». [7] Ces propos, prononcés pour Le Fossé, valent pour tous ses films et disent toute la simple et radicale exigence du cinéaste vis-à-vis de son art. Dans ce diptyque comme dans ses autres films, Wang Bing est indéniablement attiré par les situations et expériences limites. Mais jamais il ne transige, jamais il (et on) ne se pose la question de quel « côté » il se situe pour filmer, le faisant invariablement avec un humanisme profond – non béat, au contraire, d’une considérable âpreté. Sans ambiguïté aucune, avec une passion vibrante, un corps-caméra, transmetteur précieux et émouvant, il poursuit sa quête : capter et éprouver la dignité humaine, et son maintien.
Arnaud Hée
[1] Abréviation de laodong gaizoa qui signifie « rééducation par le travail », on considère le laogai comme une déclinaison chinoise de l’administration soviétique du Goulag.
[2] Entretien avec Wang Bing par Zhang Yaxuan, in Capricci 2012, p. 71
[3] Ibid.
[4] Segment de L’Etat du monde, film collectif datant de 2007.
[5] Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Les Editions de Minuit, pp. 233-257.
[6] Ibid, p. 237.
[7] Entretien avec Wang Bing, op. cit., p. 73.
Plus loin…
– L’Homme sans nom (Wang Bing)
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Bonsoir, cette après-midi, Wang Bing a donné une conférence à Paris 8, c’était fantastique. À quand sa venue à Paris Diderot ?