« Pékin sans transition », « Le Printemps d’après » : deux œuvres aux sujets différents qui ont pour point commun de faire entrer en résonance deux époques, photographiées au même endroit. Après une projection de ces deux webdocumentaires le 13 mai lors de la soirée « Webdoc : singulier/pluriel« que Le Blog Documentaire co-organisait au Centre Pompidou avec la Bibliothèque Publique d’Information et Images en Bibliothèques, Nicolas Bole revient sur cette forme narrative requestionnée par le web.
Les webdocs passé/présent, portés par une narration de l’ellipse
Le Printemps d’après est une frise interactive produite par l’ONF et Le Devoir à partir du travail du photographe Jérémie Battaglia. Celui-ci a collecté 39 photos du « printemps érable », la révolte étudiante qui a secoué Montréal en 2012 (18 clichés réalisés par lui-même, 21 par 16 autres photographes). Il est ensuite parti pendant 5 jours en janvier 2013 reprendre les photographies au même endroit, en conservant les lignes de force des photos initiales. Épreuve éprouvante et difficile puisque certaines des photographies avaient été recadrées. Résultat : une frise d’un seul tenant représentant pas moins de 49.000 pixels. Jérémie Battaglia souhaitait s’inspirer des fresques du Moyen-Âge pour laisser une trace du paysage urbain et proposer un retour sur l’événement, sans l’aborder frontalement. La réalisation de l’interface est l’œuvre du studio de création canadien Deux Huit Huit.
Pékin sans transition est la première œuvre pour le web produite par Doc en Stock pour France Culture. Le webdoc est le fruit d’un travail commun entre Elodie Polo-Ackermann, la productrice, et Christilla Huillard-Kann, directrice adjointe chargée de l’éditorial à Radio France dont l’apport, des mots d’Elodie Polo-Ackermann, a été « déterminant ». Les clichés de Pékin sauvés de l’oubli par Thomas Sauvin, collectionneur installé en Chine, « donnent une résonnance étrange par rapport aux photos réalisées aujourd’hui avec Instagram », précise Elodie Polo-Ackermann, qui explique également que la narration passé/présent s’est imposée « très vite ». Le mode de la cartographie étant déjà « dépassé », l’idée était donc de trouver une « radicalité dans la grammaire web » qui permette de signifier la « distorsion de l’espace-temps » observée à Pékin. Dans une ville où tout a si vite changé, le travail avec Jérémie Descamps, urbaniste français basé dans la capitale chinoise, a permis à Emiland Guillerme et Victoria Jonathan, les deux auteurs, de fournir sept tableaux des bouleversements qu’a connu la Chine. Développé à l’été 2012, le projet a été financé par le web COSIP du CNC et une enveloppe financière de Radio France. Fidèle à sa ligne éditoriale, le groupe de radios publiques a associé à ce webdoc un documentaire sonore pour Sur les docks. Pékin sans transition était également visible via un pré-achat sur l’application de M le Magazine. Le format passé/présent pourrait d’ailleurs être adapté pour d’autres villes, comme Berlin ou Paris.
Au départ, il y a la découverte, grâce à Alexandre Brachet, du site Young me, Now me. Le producteur d’Upian y voit une promesse intéressante dans la façon d’utiliser la photo dans l’interface web. Le site ressemble à un blog, tout ce qu’il y a de plus informel, avec des publicités autour et un design digne de la première version du HTML. Pourtant, tout semble déjà en germe, comme un diamant mal taillé : comparer deux photos du même individu, prises à plusieurs (dizaines d’) années de distance, dans la même position et sous le même angle, pour jouer avec l’effet de comparaison. Le procédé n’est pas nouveau mais, comme tant d’autres dispositifs, le web permet de raconter à nouveau cette courte histoire que constitue deux photos mises en confrontation l’une avec l’autre. L’interactivité sera le moteur de cette réinterprétation.
Une interactivité « non-mesurable » ?
Les sorties récentes et presque simultanées de Pékin sans transition et du Printemps d’après confirment que les modalités du web font l’objet d’un réexamen constant de leurs fonctionnalités par différents auteurs. La participation des internautes s’est trouvée questionnée par The End etc. et le sera prochainement par Le jeu des 1.000 histoires, projet web d’Upian sur le célèbre jeu des 1.000 euros de France Inter. L’interactivité, elle, trouve dans le principe commun à Pékin sans transition et au Printemps d’après une façon de s’exprimer, de rendre à l’utilisateur sa part de réelle d’interaction dans l’interface, c’est-à-dire la singularité que son action pourra modifier dans le cours mouvant de la narration. Ces deux œuvres partagent d’ailleurs un souci présent dans Alma : celui, presque maniaque, de bannir le clic de la souris. Le clic, trop mécanique dans nombre d’œuvres, devient-il peu à peu le symbole d’une interactivité factice ?
Pas forcément, même si Arnaud Dressen renchérit à raison en évoquant que « ce n’est pas parce qu’on clique pour lancer un module que c’est interactif« . Ce que le clic, en tout cas, révèle, c’est une bipolarité dans le choix, qui rend l’interactivité « mesurable » : on clique ou l’on ne clique pas, voilà la seule alternative à laquelle cet outil nous convie. Et ce qui correspond à « l’intimité » dont on affuble souvent la navigation sur tablette constitue peut-être bien cette disgrâce du clic binaire pour la modularité du doigt et la diversité immense et « non mesurable » du choix. L’interactivité devient alors « musicale », le doigt se promenant sur l’écran, touchant une ou deux fois, effleurant, glissant ou pinçant comme on joue avec des cordes ou les touches d’un piano. Et il est remarquable de constater que ces webdocumentaires n’abandonnent pas pour autant l’ordinateur pour la tablette de manière dogmatique. Ainsi Le printemps d’après s’utilise mieux sur l’ordinateur, avec la commande des touches du clavier, qu’avec l’iPad, sans pour autant que le programme ait été conçu avec l’idée du clic. La navigation devient alors « partition narrative » où la position spatiale de l’internaute (par l’intermédiaire de son doigt) influe sur le déroulement de l’histoire… un peu comme dans Blabla, de l’ONF.
La présence organique de l’internaute
Cette interactivité à géométrie variable, au langage purement web, est donc le principe moteur de ces œuvres qui mettent en scène deux récits simultanés entre lesquels l’internaute peut naviguer. Hier sur Alma où, grâce aux progrès constants des outils de développement, il était possible de faire cohabiter deux registres narratifs (confession et évocation). Aujourd’hui, avec Le Printemps d’après et Pékin sans transition où, davantage que deux récits, ce sont deux temporalités différentes, confrontées ou superposées, qui bâtissent une expérience interactive. Et si nous nous penchons ici davantage sur l’œuvre de l’ONF et du Devoir que sur celle de France Culture, c’est que cette dernière propose une interactivité intermédiaire, encore relativement statique entre deux photos (ou courtes boucles sonores) qui se répondent par un simple volet latéral et coulissant. Alors que Le printemps d’après (comme Alma) expérimente une interactivité presque organique, où les mouvements de l’internaute dans l’interface recomposent indéfiniment la forme prise par le webdoc.
Denier corollaire entre Alma et Le printemps d’après : cette unité, ce bloc que constitue ici la frise photographique, là le témoignage d’Alma. Un seul élément qui, comme un film, s’appréhende par une porte d’entrée et dans lequel les transitions, champs/contre-champs et autres intentions de réalisation contribuent à la narration sans que l’internaute ait la sensation de « ressortir » sur une page d’accueil, acte disruptif comparable au fait de sortir temporairement d’une salle de cinéma.
Passé/Présent: l’art de l’ellipse
Mais la comparaison s’arrête là. Car si Alma se distingue par sa narration, son histoire poignante, Le printemps d’après, lui, s’apparente à cet autre mode du webdoc : la déambulation. Cette frise de 39 photographies ne suit pas l’histoire du mouvement social, encore moins celle d’un homme en particulier ; elle constitue une image kaléidoscopique de la réalité, d’où émergent une myriade d’histoires juste esquissées. Le printemps d’après ne nous convie pas à l’intimité d’un face-à-face, et nous cantonne dans la position de l’observateur patient et attentif qui, assis à un carrefour, contemple le spectacle de la rue. La force du passé/présent trouve ici toute sa justification : en superposant deux fresques, deux espaces capturés dans l’instant (car l’image est fixe), le webdoc permet à l’internaute de se prêter au jeu de la comparaison. Il y a quelque chose de fascinant à retrouver dans le paysage des rues de Montréal ce qui n’a pas bougé de place et ce qui, au contraire, n’existe plus. Ludique sans être un jeu, le principe du Printemps d’après ressemble à celui du jeu des 7 erreurs : débusquer les changements infimes que contient ce « double tableau » (superposé) revient à se poser la question de ce qui manque, de tout ce qui ne se dit pas à l’image, de ce qui est hors-champ. Ce mode est un art de l’ellipse où l’absence d’image donne accès à l’imaginaire. Que s’est-il passé pendant toute cette année ? Que sont devenus ces manifestants dévêtus courant dans la ville ? Quand le gymnase a-t-il retrouvé sa fonction première d’enceinte sportive ? Le Printemps d’après pose plus de questions qu’il n’en résout : loin du journalisme, c’est une œuvre plastique qui trouverait davantage sa place dans l’espace d’une exposition que dans le champ « narratif » (où l’on raconte une histoire) de la salle de cinéma. L’expérience collective pourrait renforcer le caractère interactif de l’œuvre : non plus seul mais à plusieurs devant une immense fresque numérique, il serait possible de faire varier la taille de la « bulle » qui permet de dévoiler la place de l' »avant » sur celle de l' »après », ce par une analyse du mouvement des corps des visiteurs. Le printemps d’après deviendrait alors le lieu d’une performance artistique, d’une balade sur cette partition narrative que l’univers sonore, fait de musique et de bruits de la rue, renforce.
Nicolas Bole
Note…
1. Il faut noter par ailleurs que cette forme passé/présent a également donné lieu à un travail similaire (et tout aussi fascinant) d’Audrey Cerdan, journaliste à Rue 89. Celle-ci a réalisé 10 clichés de Paris, au même endroit et sous le même angle que des photographies du début du siècle commandées par l’industriel Albert Kahn à des photographes de l’époque. Le principe de volet, similaire à celui de Pékin sans transition, permet de naviguer d’une époque à l’autre et de se perdre dans les méandres du jeu de la comparaison…
Passionnant!
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Exemple de narration en immersion à 360 degrés sur le séisme et tsunami au japon réalisé en mars 2011 et mars 2012 par le photo reporter Adrien Duquesnel > http://www.360degres.info/japon/webdocumentaire/
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Merci Adrien pour cet ajout !
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