Rendez-vous était pris dans les locaux du Monde.fr… Invité à venir discuter du nouveau webdocumentaire diffusé et coproduit par le site du journal, Le Blog documentaire s’est longuement entretenu avec Stépahne Le Gall-Viliker, Arnaud Colinart et Alexis Delcambre au sujet de « A l’heure de la pause, l’intimité au travail ». Analyse et compte-rendu signés Nicolas Bole.
Un projet transmédia interne au Monde.fr
Rencontrer l’équipe de A l’heure de la pause c’est, une fois n’est pas coutume, s’entretenir de concert avec les trois personnes qui assurent la chaîne de fabrication du webdoc. Réalisateur et producteurs ensemble, l’attelage est plutôt commun. Plus rare est le cas où le diffuseur s’implique à ce point dans le programme, aussi bien dans son aspect éditorial que dans sa diffusion. Cette implication du Monde.fr n’a, sur ce projet, rien du hasard. Diffuseur mais aussi coproducteur, le journal du soir met en pratique, avec le programme de Stéphane Le Gall-Viliker, une logique de scénarisation temporelle qui correspond à une stratégie globale de visibilité largement pensée en amont. « Ce n’est pas la première fois que nous le faisons, mais c’est maintenant une façon systématique de penser nos projets web », indique Alexis Delcambre, rédacteur en chef du Monde.fr. « Les webdocumentaires ne trouvent leur place sur notre site que si la rédaction s’empare du sujet, le prolonge ». Ledit sujet s’y prête : aux côtés de France Culture et de Politis, relais médias, Le Monde entend avec A l’heure de la pause traiter du « rapport intime au travail », d’envisager le « travail à hauteur d’homme, l’expérience individuelle, le vécu, avec un réseau de contenus et d’appels à témoignages ». Une sorte de programme transmédia interne à la rédaction du magazine dont Alexis Delcambre a réussi à convaincre ses collègues de la pertinence. Ce à quoi Arnaud Colinart ajoute : « nous voulions dès le départ travailler avec Le Monde sur ce projet. Ce n’est pas du tout un choix par défaut. Nous voulions proposer un ensemble éditorial plus large, qui soit à la fois participatif et analytique, comme seul Le Monde pouvait le faire ».
Que propose le programme, développé depuis un an au sein d’Agat Films ? Neuf portraits d’hommes et de femmes comme les autres pour lesquels on observe, davantage qu’on ne l’évoque directement avec eux, leur rapport au temps de pause, cet espace de semi-liberté hachuré entre deux tranches de travail. Sujet de société s’il en est, universel mais souvent peu traité, tant les films sur le monde du travail montrent souvent les rouages d’une mécanique (La mise à mort du travail) ou, à l’inverse, l’expression d’une lutte contre la force de la structure qui dépasse les acteurs sociaux (Les Contis gonflés à bloc). « Ce programme est pensé par les moyens du web, ce qui inclut une notion participative d’appels à témoignages », précise Arnaud Colinart. Le site propose en effet à l’internaute de s’exprimer sur la façon dont il vit lui-même son temps de pause au travail.
La forme a évolué entre le dossier de développement déposé au CNC par les deux auteurs seuls (Stéphane Le Gall-Viliker et Anne Morin, laquelle n’a pas accompagné le projet dans sa phase de production pour se consacrer à d’autres sujets) et la phase de production. Mais pour Stéphane Le Gall-Viliker, le « travail analytique autour de la notion de pause dans le travail existait déjà dans le dossier initial ». Et d’ajouter une phrase qui sonne à double tranchant : « Ce n’est pas le medium qui fait le webdoc ».
Et il est vrai que le projet garde un aspect galerie de portraits qui ne forme pas narration. Trois volets incluant une vidéo pour chaque personnage génèrent un ensemble de 27 modules très courts, souvent frustrants à la fois dans leur mode de consultation et dans l’expérience de visionnage qu’ils proposent. Techniquement, l’intégration de la fenêtre vidéo sur une photo plein cadre ne rend pas grâce à l’immersion dans le propos. La raison : une contrainte due au serveur de streaming du Monde.fr qui ne peut, en raison du trafic important qu’il génère, afficher la vidéo plein cadre. L’hébergement des vidéos a donc été déporté chez Dailymotion. Ce choix technique dessert une navigation hachée, « gourmande » en clics pour l’internaute , au détriment d’une déambulation plus fluide, moins mécanique entre les portraits.
Le fond, lui, se révèle à la fois rempli de promesses et comme inabouti par rapport à celles-ci. L’ambition, selon Stéphane Le Gall-Viliker, de « dire quelque chose du monde du travail par la pause » trouve sa forme dans cette jolie observation du réalisateur : « J‘aime filmer la banalité des situations, de ces moments de pause, comme Julien, ce médecin qui soigne son jardin japonais pendant la pause ». Et en effet, le régime d’expérience proposée par les vidéos évite l’écueil du déclaratif, de l’interview face caméra. « Nous en avons fait beaucoup, mais nous n’en avons conservé aucune. Je voulais faire partager un espace de travail, des mondes sociaux dans lesquels on ne va pas », ajoute Stéphane Le Gall-Viliker. Ces instants suspendus, volés au temps cadencé du travail, sont comme des moments « en creux », et par essence difficiles à capter, évanescents, intérieurs. On ne peut pas dire que l’ensemble du contenu convainc totalement parce que l’apparente banalité revendiquée cache souvent un manque d’immersion avec le personnage, l’observation de son rapport, plus profond encore, singulier, avec la pause. Le nombre de personnages était probablement trop ambitieux par rapport au budget. Celui-ci, s’il a tout de même bénéficié par deux fois du CNC (en développement et à la production) était certainement trop juste pour un webdocumentaire qui affiche 9 personnages filmés aux quatre coins de la France dans une perspective documentaire requérant de l’observation, et donc du temps. Aux 76.000 euros du CNC s’ajoutent les traditionnels 3.000 euros du Monde.fr en numéraire et quelques 30.000 euros d’apport en industrie pour le journal qui a mis à disposition son équipe technique, épaulée par le travail extérieur d’Adrian Gandour. Derrière cette impression de « pastillages » des vidéos, l’intention du réalisateur se niche dans les plans d’un certain classicisme du cinéma-vérité. Plus que de dire, il s’agit de re-présenter la pause, et par là, le corps et le geste. Ethnographique ? « Oui, en quelque sorte », acquiesce Stéphane Le Gall-Viliker.
Le corps n’a pas disparu dans le travail
Et ce geste professionnel, si précis et porteur d’un sens dans son inscription dans le corps, est peut-être la manière la plus forte d’entrer dans le propos d’A l’heure de la pause. Car au début de chacun des neuf portraits, l’homme ou la femme mime son geste quotidien professionnel exécuté au ralenti, comme une forme de re-connaisse intime de ce mouvement si banal. Stéphane Le Gall-Viliker souhaite et réussit ici de montrer (plus que de démontrer) que « la fatigue au travail a pris d’autres formes, qu’elle n’est plus seulement physique ». « On a beaucoup parlé d’émancipation du corps social en sociologie et en politique au 20ème siècle, mais je voulais faire prendre conscience que le corps est encore en jeu dans les métiers d’aujourd’hui. Cette façon de mimer les gestes n’est pas seulement une intention formelle. Elle s’inspire des travaux en chronophotographie d’Etienne-Jules Marey et Edward Muybridge qui permet de se rendre compte qu’à l’inverse de ce que l’on entend, le corps n’a pas disparu dans la réalisation du travail. Même dans les activités de service, on ne peut pas oublier le corps, qui s’exprime par des problèmes physiques, comme les troubles musculo-squelettiques ou psychologiques ». Ce corps que le geste met en exergue n’apparaît hélas pas autant dans toute sa dimension au sein des modules liés à la pause, à cause de l’inadéquation entre la navigation et le propos lui-même. Stéphane Le Gall-Viliker en parle pourtant de belle manière, en évoquant l’appréhension du webdocumentaire et de sa fluidité « comme une peinture » mais l’expérience interactive paraît tout de même globalement sur-découpée.
De la difficulté de filmer la pause
L’engagement politique, lui, se ressent davantage une fois lue l’intention lue inscrite dans l’onglet A propos du webdocumentaire. Stéphane Le Gall-Viliker explique : « il ne s’agissait pas de montrer une représentation collective du travail mais une façon individuelle d’utiliser ce temps de pause, qui répond à une individualisation du travail. Individualisation qui passe aussi par les entretiens annuels personnalisés, les évaluations individuelles, la gestion de la carrière, etc. ». Et Arnaud Colinart d’ajouter : « La première image du métier qui nécessite par nature une pause, c’était pour moi l’homme au marteau-piqueur dans le BTP. On a voulu le filmer mais ça n’a pas été possible. Comme on aurait voulu aussi filmer le chômeur en recherche d’emploi dans ses temps de pause ». Car ce qui ne saute pas de vue de prime abord, c’est que la pause parle du travail sans en parler ; elle en est le contre-point. Arnaud Colinart poursuit : « Je me suis rendu compte qu’il était très difficile de filmer le travail. Je n’avais pas conscience des réticences que peuvent avoir les salariés eux-mêmes à montrer ce que dit la pause d’eux. Sans parler des autorisations, souvent très difficiles à obtenir car évidemment, il fallait filmer pendant que le travail se fait » – ou s’arrête, pour quelques minutes en l’occurrence. Formellement, le webdocumentaire n’arrive pas à rendre cette complexité, cet impensé du travail… mais peut-être s’agit-il d’une oeuvre à revoir à l’occasion, en s’y promenant quelques minutes, le temps d’une pause, le temps que la banalité des scènes dialogue avec notre propre réflexion. Arnaud Colinart aura en tout cas, au détour d’une phrase, une excellente formule pour résumer la complexité d’un tel projet, à mi-chemin entre documentaire et journalisme (un quadrature du cercle, pour deux pratiques souvent opposées) : « la pause est toujours la pause de quelque chose ». C’est si vrai que l’on a l’impression que la maxime peut s’appliquer au webdocumentaire dans son ensemble : en parlant de la pause, celui-ci cherche aussi à parler d’autre chose, une autre chose indicible, cette complexité du rapport au travail qu’A l’heure de la pause n’épuise pas totalement.
Nicolas Bole
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Assez d’accord avec les remarques d’ensemble sur le webdocu. Aucune inventivité, une grande paresse dans les portraits, une mise en scène plate, un cadrage qui pioche allègrement dans le cinéma-vérité, un discours très convenu.
Une grosse déception.
Les pauses elles mêmes n’ont rien de particulièrement intéressants et ne disent pas vraiment grand chose du travail en tant que tel. Il y a une grande complaisance à se regarder filmer, monter mais le médium « webdoc » n’est pas jamais pleinement exploité. Le réalisateur a beau faire du name dropping ce n’est pas qui ressort de ce truc qu’on sent baclé.
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