Toujours un oeil à l’Ouest, Le Blog documentaire s’attarde aujourd’hui sur Highriseprojet pharaonique mené au Canada par Katerina Cizek sous l’égide de l’ONF.

Highrise, c’est une expérience menée sur plusieurs médias, plusieurs années, qui se propose d’explorer la vie en (grande) ville au XXIe siècle. « Le monde dans les tours, les tours dans le monde »… Rencontre avec l’auteur de ce beau projet, avec Laure Constantinesco.

« Pour être innovant,
il faut savoir regarder à la périphérie »

Le Blog documentaire Est ce vous pouvez nous en dire un peu plus sur vous ?

Katerina Cizek : J’ai commencé comme photojournaliste. Alors que j’étais étudiante à l’université McGill à Montréal a eu lieu la crise d’Oka [une crise politique qui opposa la nation mohawk aux États québécois et canadien en 1990, jusqu’à l’intervention de l’armée, NDLR]. Je suis allée derrière les barricades, avec mon appareil photo. J’ai vu une situation différente de celle qu’on me montrait à la télévision. Ça m’a convaincu que des médias indépendants, communautaires étaient essentiels.

On a fabriqué un document de 36 pages sur l’ethno-histoire de la crise d’Oka, qu’on a sorti à 6.000 exemplaires. Nous avons eu des retours formidables, notamment de prisonniers mohawk aux Etats-Unis.

Ensuite, j’ai été journaliste pour la télévision et la radio. Puis, je suis devenue indépendante en produisant et réalisant des documentaires pour la télé, toujours sur le thème des droits humains.

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Je me suis toujours plus intéressée aux histoires, aux communautés qu’au média lui-même. Ce qui me passionne, c’est de voir comment les peuples s’emparent des outils, des technologies nouvelles, par exemple Twitter.

Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur le web ?

Par le biais d’un projet. En 2000, je travaillais sur « Seeing is believing »  co-réalisé avec Peter Wintonick, un grand documentariste canadien. L’objectif était de montrer comment les nouvelles technologies – caméscope, SMS… – pouvaient aider les peuples à s’exprimer. On était pas encore dans la « révolution digitale » d’aujourd’hui mais cela m’a semblé très important.

On a créé un site internet – une première pour moi – et pendant que le film était diffusé à la télévision, on a organisé un chat en direct avec le public.  J’ai adoré ça !  Pour moi le média est une conversation. Avec mes documentaires précédents, l’après-diffusion était toujours un peu déprimante, parce que je ne savais pas ce que les gens en avaient pensé.

Après cela, l’Office National du Film canadien (ONF) m’a approchée. Durant les années 70, ils avaient monté un programme participatif autour des films et de la vidéo « Challenge for change ». Ils voulaient rééditer ce type d’expérience en la mettant au goût du jour. C’était un vrai défi. C’est devenu « Filmmaker-in-residence », un documentaire crossmedia sur la vie dans l’hôpital Saint Michael de Toronto.

L’objectif était de faire un véritable travail collaboratif, en explorant le web et les nouvelles technologies pour faire plus qu’un simple documentaire filmé. [« Filmmaker-in-residence » a remporté un Webby Award, NDLR].

Sur le web, parlez-vous de webdocumentaire ou de documentaire ?

Je suis attachée au terme documentaire. J’aime beaucoup la définition de John Grierson, le père du documentaire et premier commissaire de l’ONF. Il disait « Documentary is a creative interpretation of actuality.» [« Le documentaire est une interprétation créative de l’actualité.» NDLR]

Lorsque nous avons reçu notre prix pour « Filmmaker-in-residence », nous avons prononcé cette phrase : « The Internet is a documentary » [« L’Internet est un documentaire » NDLR]. Tout ce qu’on fait sur le web est documentaire et tout le monde y participe, le public à égalité avec les professionnels. C’est une démocratisation du média.

Pouvez-vous nous expliquer le projet Highrise ? (Gratte-ciel)

La baseline du projet est « The towers in the world, the world in the towers » [« Les tours dans le monde, le monde dans les tours », NDLR], ou comment des problématiques locales sont en fait mondiales.

C’est un projet multimédia qui veut explorer la condition humaine dans les périphéries verticales des villes. Plus de la moitié des terriens habitent des villes aujourd’hui, et le changement se concentre à la périphérie, dans ce qu’on appelle la banlieue. L’objectif est d’explorer ces lieux auxquels on s’intéresse peu et de comprendre comment on vit – ensemble ou pas !

Nous sommes à mi-chemin du projet : cela fait deux ans que nous avons débuté, et nous avons encore deux ans devant nous.

Quel est le budget d’un projet comme Highrise ?

Tout est financé par l’ONF à hauteur d’environ 1 million de dollars canadiens sur quatre ans [plus de 760.000 euros]. En comparaison, un documentaire pour le cinéma coûte 1,5 millions de dollars canadiens [plus de 1 millions d’euros].

C’est vrai qu’il n’existe pas encore de modèle économique pour le webdocumentaire, mais je crois que c’est le rôle d’une institution publique comme l’ONF de tenter l’expérience.

Quelle est la taille de votre équipe ?

Je suis la seule à plein temps. Ponctuellement, je suis entourée par mon associée,  un producteur, une productrice associée et un directeur technique. Sur « Out my window », nous avons réuni au total 100 personnes.

Quelle est l’audience ?

Nous totalisons 500.000 vues, ce qui est un très beau score. Les trois documentaires de Highrise sont les plus vus après « Waterlife », un autre projet interactif de l’ONF.

Le premier documentaire de la série, « The 1000th Tower », se passe à Toronto…

J’ai eu l’idée de travailler à Toronto car c’est la ville qui a la plus grande diversité culturelle au monde selon les Nations-Unies. Pourtant, chaque communauté vit repliée sur elle-même. Et la pauvreté est repoussée à la périphérie de la ville, où il y a 1.189 tours ! C’est plus que dans n’importe quelle ville américaine, Manhattan mis à part.

Pour « The 1000th Tower », un projet participatif, nous avons choisi une de ces tours. L’idée était de voir comment vivaient les habitants, et de rapprocher le centre-ville de la périphérie – pour cela nous avons organisé une avant-première à l’Hôtel de Ville de Toronto en présence du maire.

Dans « Out my window », on parcourt 13 villes dans le monde …

Pendant que l’on travaillait sur « The 1000th Tower », on s’est mis à travailler sur « Out my window », un projet hyperlocal et un projet hyperglobal. C’était très intéressant de mélanger ces deux niveaux.

Je me suis rendue dans seulement trois villes de « Out my window », pour le reste j’ai travaillé avec des gens sur place – journalistes, photographes, habitants… – par mail, et via Facebook et Twitter. Plus de cent personnes ont travaillé sur ce projet.

En tout la réalisation des deux documentaires nous a pris 14 mois.

« Out my window » a été primé plusieurs fois.

Nous en sommes très fiers. Nous avons notamment reçu une récompense dans le domaine éducatif, ce qui m’a beaucoup touchée. « Out my window » plaît beaucoup aux jeunes, même aux enfants. Sur Twitter, une mère new-yorkaise expliquait que sa fille de 6 ans avait passé 40 minutes à explorer le webdocu ! Je trouve ça formidable, car les histoires ne sont pas forcément accessibles et tout est sous-titré… Mais je pense que le langage visuel et les photos à 360 degrés sont très intuitives.

Enfin, avec « One Millionth Tower » : retour à Toronto avec une expérience très novatrice, à cheval entre réel et digital…

On est retourné dans la même tour que celle de « The 1000th Tower », parce que pendant la réalisation du documentaire, nous avions beaucoup discuté avec les architectes du projet Tower renewal [programme de renouvellement des tours initié par la ville, NDLR].

Je leur ai proposé d’aller à la rencontre des habitants, et ils ont été enthousiastes. Alors on a organisé des « charrettes » [session de travail dans le jargon architectural, NDLR] entre habitants et architectes pendant deux mois, pendant lesquelles ils ont repensé ensemble l’environnement.

Quand les architectes ont commencé à travailler sur les photos des lieux, en ajoutant des calques, je me suis dit que ce serait formidable si on animait ces illustrations. On a embauché des animateurs et on est parti sur l’idée de faire un petit film de 6 minutes.

Techniquement, « One Millionth Tower » est aussi très novateur.

En discutant avec mon développeur, Mike Robbins de Helios Design, j’en suis arrivée à me dire que ce serait super si on utilisait la nouvelle technologie de Mozilla, Popcorn. Mike n’a pas dormi pendant quelques nuits et est revenu avec une autre découverte : WebGL, une technologie gratuite et open source, qui permet de produire, directement à l’intérieur du navigateur, des graphiques aussi réalistes que ceux des jeux vidéo, d’interagir avec l’environnement de « One million tower »,  et d’en voir la version repensée et transformée en 3D.

Je me suis dit que c’était une opportunité incroyable d’utiliser un outil open source dans un projet de grande envergure. L’ONF a suivi, même si ce n’était pas du tout prévu. Résultat, durant l’été, on a transformé notre film classique 2D en un objet 3D non linéaire.

On est passé d’un projet conventionnel à un projet innovant, et pour réussir cela, on a su regarder ailleurs, à la périphérie. C’est comme ça qu’on expérimente et que parfois, on trouve.

Finalement, « One Millionth Tower » a été lancé au Mozilla Festival de Londres en novembre 2011.

600 hackers se retrouvent pour parler de la démocratisation du web ! On était très fiers d’y être. On a co-lancé le webdoc avec Wired.com. Il a fait la Une pendant deux jours. Les premières heures, l’audience était fantastique ! Et depuis, l’accueil reste enthousiaste. J’en suis ravie et un peu surprise car je ne savais pas à quoi m’attendre. Finalement, je pense que l’histoire de « One millionth Tower », même si elle est hyperlocale, est universelle. Elle parle d’engagement, d’évolutions profondes de notre société.

« One Millionth Tower » , c’est encore une autre expérience IRL : le webdoc se retrouve dans le métro de Toronto…

Une commissaire d’exposition voulait faire quelque chose avec Highrise. A l’automne, j’ai réfléchi comment transposer « One millionth Tower » dans un autre univers. Nous avons fait 6 films silencieux de 30 secondes et des posters géants, que l’on a installés dans plusieurs dizaines de stations de métro.

Quels sont vos projets ?

J’ai beaucoup d’idées ! Nous sommes actuellement en développement mais nous allons prendre notre temps pour le prochain volet de « Highrise », parce que l’année 2011 a été chargée ! Tout ce que je peux vous dire c’est que ce prochain webdoc se passera à Toronto et ailleurs dans le monde, et interrogera encore une fois les relations entre local et global.

Propos recueillis par Laure Constantinesco

Les précisions du Blog documentaire

1Laure Constantinesco est journaliste à TV5MONDE. Elle présente tous les vendredis dans le JT de 11h (heure de Paris) « Un oeil sur la Toile« , chronique sur l’actualité du web et des nouvelles technologies. Chaque semaine, elle prépare aussi la revue de web avec Erwann Gaucher, et participe au podcast geek « Restons vigileants » sur le blog Mobile en France.

On peut la trouver sur Twitter, Google+, ou encore sur Linkedin.

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