C’est aux États généraux du film documentaire de Lussas que nous avons eu la chance de découvrir « Alice + Barbara » ; c‘est désormais sur Tënk que vous pourrez le voir à votre tour. Le lien avec le festival et la plateforme de Lussas est d’autant plus évident ici que ce documentaire se passe en Ardèche et que c’est précisément lors de son année en Master 2 à Lussas que la réalisatrice, Camille Hotz, a commencé à filmer ses deux protagonistes ardéchoises. Double portrait sur plusieurs années qui mêle vidéo et photographie, chronique de la vie des jeunes en milieu rural, c’est un film que nous avons immédiatement eu envie d’évoquer ici. Après un texte d’analyse écrit à Lussas, on vous propose un entretien avec la cinéaste. 

Alice et Barbara vivent chez leur mère dans un village en Ardèche. Barbara entre au lycée. Alice a dix-huit ans et ne va plus à l’école. Elle veut passer son permis de conduire et trouver du travail. Au fil des années, Alice regarde sa petite sœur grandir et s’éloigner progressivement du foyer. Mais elle n’arrive toujours pas à prendre son envol.

Il s’agit d’une évidence, voire d’une lapalissade, chaque individu s’intéressant de près à la spécificité du cinéma documentaire en a parfaitement conscience : le temps long dans l’élaboration d’un film est souvent une nécessité. Ce n’est nullement une obligation, un cinéaste peut très bien s’en affranchir, tourner dans l’urgence, sur une période très courte, dans une sorte d’immédiateté qui ressemblerait, pourquoi pas, à l’impulsion qui précède la folle écriture d’un texte poétique. Mais voilà, tourner longtemps (pendant 5 ans pour Adolescentes de Sébastien Lifshitz), filmer sur plusieurs années (pendant 13 ans pour Les Bonnes Conditions de Julie Gavras) et même pendant toute une vie pourquoi pas (The Up Series de Michael Apted, commencée en 1964) est généralement un gage de qualité. En dépit de l’usure, de la fatigue parfois, d’une très forte envie, limite brûlante, de tourner la page, de passer à un autre film, de changer d’air cinématographique, un documentariste a tout à gagner, s’il veut parvenir à donner naissance à un très bon film, à garder le cap, à apprendre la patience, à résister au flottement incertain du temps qui passe. 

Il semblerait que Camille Holtz ait très bien compris cette nécessité. A quel moment a-t-elle saisi que son film n’en serait que meilleur si elle filmait pendant plusieurs années les deux mêmes personnages ? Peut-être dès le début, grande lucidité, ou bien au fil du tournage, lucidité tardive mais bienvenue : qu’importe. L’essentiel est qu’elle ait attrapé la bonne balle au bond, avec dextérité. Si à l’issue du visionnage de Alice + Barbara, le public peut l’apprécier à sa juste valeur et peut même s’exclamer, « oui, vraiment, ce film fonctionne très bien », c’est parce qu’on nous donne accès, sur plusieurs années, à l’évolution de nos deux personnages principaux. 

Nos deux adolescentes ardéchoises, donc. Alice l’aînée, et Barbara la cadette. Une bonne partie de leur adolescence se passe sous nos yeux. Adolescence se déroulant dans un département rural, sans aucune métropole pour s’évader, territoire magnifique mais quelque peu isolé où l’obtention d’un permis de conduire possède l’aura d’un sésame socio-économique sans lequel aucun avenir ne paraît possible. On fait connaissance avec elles à l’âge où elles sont encore fans de boy’s bands, où les murs de leur chambre se tapissent de posters de leurs idoles et on finira par leur dire au revoir (je préfère un au revoir plutôt qu’un adieu, possible que Camille Holtz ait l’idée d’une suite, à la manière d’une saga à la Antoine Doisnel, je me permets de lancer cette suggestion ici-même, dans ces colonnes) au moment où Barbara loue son premier studio, où donc une existence indépendante prend le relais d’une enfance passée au sein du giron parental. C’est peu à peu que le montage indique au spectateur que les semaines, les mois, puis les années s’écoulent, sans ces marques temporelles écrites à même l’écran, celles qui renvoient aux codes les plus élémentaires de la télévision « grand public ». Des ellipses se matérialisent sans transition, à l’occasion d’une information lâchée au détour d’une discussion (Un CAP abandonné, un BAC raté, la recherche de boulots en intérim, un déménagement, etc). Et c’est vraiment progressivement, en comprenant qu’intelligemment on nous offre là un long terme en voie de développement, que l’on se rapproche de ces deux sœurs, qu’elles gagnent en profondeur, qu’elles parviennent à accéder au beau statut de « vrais personnages », complexes car vraies, uniques car justes, que seuls, le plus souvent, les bons romans sont en mesure d’engendrer. 

Alice + Barbara possède également une qualité spatiale indéniable : tout – ou presque – se passe dans un seul endroit, une chambre d’ados. Huis-clos juvénile donc. Un véritable choix de réalisation. Un choix guidé certainement par l’importance que revêt cet espace pour chaque adolescent du monde : à savoir le sien propre. Ce refuge personnel, cette caverne de Platon des devoirs scolaires et des rêveries, des engueulades sororales et de la musique à la mode. Mais tout de même : avoir offert à son film une unité d’espace aussi forte, aussi présente que l’est la chambre des deux sœurs est une merveilleuse idée. C’est là que tout se passe, là où elles discutent, rient, invitent leur petit ami ou leur bonne copine, là où le décor change à mesure qu’elles grandissent sous nos yeux. Alice + Barbara est donc un film en chambre comme il y a des musiques de chambre.

Et, a contrario, l’autre excellente décision est d’avoir donné aux scènes d’extérieur une forme particulière, une forme à soi. Quand on quitte leur chambre, quand on les suit à l’extérieur, alors l’image de cinéma se fige, l’écran devient une suite d’instantanés, prend l’aspect d’une succession de photographies, comme une fugue de photogrammes. L’extérieur n’est plus alors ce théâtre du dialogue entre deux protagonistes (parfois, rarement, à trois), mais se fait théâtre du monologue, théâtre de l’intime. C’est le temps des interviews en off, le temps des confessions individuelles, on entend leurs voix singulières raconter leurs doutes, leurs envies, leurs solitudes. Et l’image fixe nous permet de mieux les écouter, tout en ayant le temps de mieux les regarder. 

Autre choix important, assumé, tout-à-fait pertinent de la part de la cinéaste, celui d’avoir relégué les parents dans le hors-champs. Ils n’existent pas physiquement. Ils ne sont que voix dans le salon, que voix au-delà du cadre. Comme des personnages très secondaires que l’on aurait éliminés de la distribution. Comme une focale qui se ressert, une lentille qui se fixe sur sa proie et fait disparaître le superflu. Car oui, l’adolescence est ontologiquement cette période où les parents deviennent denrées négligeables, deviennent ce gras supplémentaire que l’on cherche à perdre pour garder la ligne claire, pour conserver le dessin précis. Alors, oui, les évacuer du montage devient le symbole stylistique de cette réalité-là, cette réalité atemporelle où l’on veut s’affirmer, où l’on veut s’affranchir de sa tutelle de départ.

Sans commentaire extérieur, sans traces d’interviews menées par la réalisatrice, sans indication précise de temps et de lieu, savant dosage de captations dignes du cinéma le plus direct et de mises en scènes discrètes, ce film n’en est pas moins un film interventionniste. Expliquons-nous sur ce terme étonnant : portrait de deux jeunes femmes en fleur tourné sur plusieurs années, et surtout PARCE QUE tourné sur une période assez longue pour que l’on sente sur le physique des protagonistes le passage du temps, l’œuvre de Camille Holtz ne s’est pas contentée de documenter deux vies de l’extérieur. Le dispositif de tournage a agi sur le réel. La présence régulière d’une caméra aussi intime, aussi rapprochée, a forcément une influence sur la réalité. Tout comme ces visites sur le long terme de cette « grande sœur » plus âgée qu’a nécessairement été la réalisatrice pour ses plus jeunes personnages. Oui, tout cela a dû jouer un rôle dans leur évolution à elles. Le cinéma documentaire n’est jamais neutre, certes, mais celui-là encore moins que les autres. Il a un pouvoir d’action tout autant que d’observation. Parions au regard du résultat que le talentueux et l’intelligent Alice + Barbara a eu et aura sur ces mêmes Alice et Barbara une action positive, stimulante, épanouissante.

Camille Holtz – © Elsa Laurent

Le Blog documentaire : Commençons par la première scène du film : pouvez-vous nous raconter ce qui s’y passe? Et nous dire pourquoi vous avez commencé votre film ainsi ?

Camille Holtz : Le film commence par des photographies que j’ai faites d’Alice. Sa voix s’entend sur les images fixes comme s’il s’agissait d’une parole adressée à elle-même. Alice se raconte, avant que l’on passe au tumulte de la chambre qu’elle partage avec sa petite sœur Barbara. Les premières minutes du film sont volontairement contemplatives. Alice fait état de ses rêves : avoir son permis de conduire pour aller où elle veut, quand elle veut, sans rendre de compte à personne. Il était important que le récit commence sur le visage d’Alice accompagné de sa parole car ils seront le fil conducteur du film. Je conçois cette parole comme une voix intérieure ou comme une lettre adressée à sa petite sœur Barbara. 

Au début, Alice a 18 ans. Elle est persuadée qu’à partir de maintenant, elle fera enfin ce qu’elle voudra. Pour moi, cette croyance fait écho aux parents qui te disent : « Tu feras ce que tu voudras à 18 ans ! » et qui sous-entendent : « Quand tu seras partie de la maison ». Alice me touche parce qu’elle prend ce refrain au pied de la lettre. Elle a 18 ans, elle y croit sincèrement, elle va avoir sa voiture, elle va rouler n’importe où et être libre de mener sa vie.

Le film commence donc par la voix d’un seul des deux personnages, et ce qu’elle dit là semble correspondre à une préoccupation importante de tout individu se trouvant à ce moment-là de sa vie, comme une sorte de symbole, c’est cela ?

C’est vrai que le passage à l’âge adulte et les doutes qui en découlent sont des préoccupations universelles. Que va-t-on faire de sa vie ? Faut-il partir ou faut-il rester ? Pour Alice, le besoin de mobilité est d’autant plus important que la ville la plus proche, Aubenas, n’est accessible qu’en voiture. Pour sortir avec des copines, faire du shopping, boire un verre, aller au cinéma, faire des courses, aller à n’importe quel rendez-vous, Alice a besoin de demander à ses parents ou à ses grands-parents de faire le taxi. Elle pourrait faire du stop ou avoir un scooter, mais comme bon nombre de jeunes filles dans sa situation, sa famille le lui déconseille très fortement. En cela, Alice incarne une partie de la jeunesse française qui vit en milieu rural et qui se retrouve coincée alors qu’elle devrait prendre son envol. Pour Barbara, la situation est plus simple parce qu’elle est scolarisée et qu’un bus l’emmène au lycée.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce film ? Il y a d’abord eu un court métrage d’étude réalisé en 2016 sur ces mêmes personnages, En attendant, c’est cela ? 

Le désir de réaliser ce film est survenu le jour où j’ai rencontré Alice et Barbara et que je les ai vues dans leur chambre partagée. La chambre de ces deux jeunes filles m’a donné l’impression d’être devant une scène de théâtre. Dans ce décor, chacune avait son coin à elle, son propre univers et chacune disait : « ma chambre ». Avec leurs quatre années d’écart, Barbara avait plein de posters de boy’s bands aux murs, tandis qu’Alice avait déjà enlevé les siens. Je me suis dit : « Là, dans cet espace, il y a le film que je veux faire ». J’avais aussi le sentiment d’être dans un décor de conte, notamment parce qu’elles dorment dans des lits jumeaux et que leurs meubles étaient identiques. À mes yeux, rien n’était à la bonne taille. Tout comme dans Alice aux pays des merveilles où les objets deviennent gigantesques, puis minuscules. Dans leur chambre, il y a une toute petite fenêtre à côté de laquelle Alice et Barbara semblent géantes. C’est une illusion que j’ai essayé de retranscrire visuellement, par le cadrage et par l’axe de la caméra.

Entre 2015 et 2016, j’ai fait plusieurs repérages-tournages avec Alice et Barbara. Cette étape m’a permis de mieux les connaître et de tisser des liens forts avec elles. À partir de ces premières images, j’ai réalisé le court métrage En attendant (2016). Il a été projeté à Lussas, lors des États généraux du film documentaire en 2016. Grâce à cette projection, Alice, Barbara et leur famille ont pu voir un résultat concret de notre travail sur grand écran, avec un public et un débat. Ce soir-là, Alice m’a dit qu’elle se trouvait belle. Elle se voyait comme une actrice. Cet événement a été le « feu vert » pour continuer à les filmer car Alice et Barbara ont compris que nous allions faire du cinéma ensemble. 

Ce serait donc lors de cette projection que vous avez saisi que le film aurait tout à gagner si vous filmiez pendant plusieurs années ces deux mêmes personnages ?

L’idée du film au long cours est venue en réalité avant, dès le tournage. Je savais déjà que je souhaitais les filmer sur plusieurs années pour voir ces deux sœurs grandir, se transformer et évoluer. Je voulais aussi que le spectateur suive les variations de la chambre commune qui se métamorphose au fur et à mesure du temps qui passe. 

Réalisatrice et personnages à Lussas.

D’où venait cette motivation de continuer à les suivre : est-ce que c’était la cinéaste en vous qui pressentait que le film serait meilleur ou est-ce que c’était l’individu qui avait envie de passer du temps avec des amies ? 

Quand j’ai commencé à filmer Alice et Barbara, on ne se connaissait pas du tout. Notre relation filmeuse/filmées et notre amitié se sont entièrement construites avec le temps et la confiance. À l’époque, mes références cinématographiques étaient des réalisateurs qui filment sur un temps long, comme Pedro Costa avec Dans la chambre de Vanda (2000). À ce moment, mon idéal était d’être une cinéaste qui s’engage à passer le temps « qu’il faut » (plusieurs mois ou plusieurs années) avec les personnages qu’elle veut filmer et dont elle souhaite raconter l’histoire. J’avais envie d’expérimenter un tournage sur plusieurs années, car j’avais la conviction que pour toucher à l’intimité de façon juste et sincère, il fallait passer par une immersion totale. A l’époque de mon premier court métrage intitulé L’Inutile (2014), il était plus facile d’être proche des personnes filmées puisqu’il s’agissait de ma propre famille. Avec Alice + Barbara (2021), je me suis demandée si j’étais capable de faire un film intimiste sans avoir de lien de parenté préalable avec les protagonistes. C’était un vrai défi personnel de cinéaste, ça. 

Pour revenir à la question, lorsque je suis en tournage, je me dédouble. Une partie de moi réfléchit et agit comme une cinéaste au travail et l’autre partie vit et interagit avec les gens comme un individu ordinaire. Depuis, j’ai pris conscience que tous les documentaristes ne partagent pas cette méthode d’immersion au long cours. Mais voilà, je ne me vois pas travailler autrement pour l’instant. J’ai besoin de cette connaissance et de cette proximité pour savoir exactement où me placer quand je filme et comment raconter tel événement, tel sentiment. Pour retranscrire en cinéma la complexité du réel et des personnes filmées, il m’aura fallu ce temps-là. 

La dernière année de tournage, j’ai enregistré des moments de tension que j’aurais été gênée de filmer avant d’être proche des filles. Je pense notamment à la soirée où Alice engueule son copain au téléphone. Avec le temps, j’ai aussi pu faire davantage de mise en scène avec Alice et Barbara. Par exemple, nous avons passé plusieurs jours à écrire la lettre qu’Alice remet à sa sœur à la fin du film. Cette nécessité du temps long pourrait s’apparenter à une lubie, mais finalement il me semble que cette ténacité m’a permis de montrer plus justement la complexité du passage de l’enfance à l’âge adulte pour ces deux sœurs. Les quatre années de tournage, entre 2016 et 2020, nous ont aussi permis de faire du cinéma « ensemble ». Alice et Barbara étaient souvent forces de proposition. Elles ont très vite saisi que, quand la caméra tourne, elles devenaient actrices de leur propre vie.

Quel a été le protocole de tournage, s’il y en a eu un d’établi ? Quelle a été la régularité de vos visites chez Alice et Barbara ? Comment avez-vous construit vos allers et retours ?

La première année, j’habitais à Lussas, à quelques kilomètres du village d’Alice et Barbara. J’avais pris l’habitude de venir chez elles en fin d’après-midi quand Barbara rentrait du lycée. Je repartais vers 22h ou 23h, avant qu’elles aillent se coucher. Au début, j’ai donc filmé le soir, à l’intérieur de la chambre, en lumière artificielle. Après mon déménagement, la question de l’endroit où j’allais moi-même dormir pour continuer le film s’est posée. Comme il n’y a pas de place supplémentaire chez elles, elles m’ont très gentiment proposé de dormir avec elles, dans leur chambre. Durant les trois années de tournage à venir, j’ai dormi sur un lit dépliant au pied de leurs lits. Je venais pour trois jours ou une semaine, tous les deux ou trois mois. Comme je me réveillais et m’endormais avec elles, cela me permettait de tourner à des moments choisis et variés. Ce qui est beaucoup plus intéressant pour le film. J’étais également moins dans l’efficacité du tournage à tout prix, il y a même eu des journées entières où l’on n’a rien filmé. 

Le film est comme un huis clos en chambre, pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

Tel que je l’ai pensé et écrit, le film devait être entièrement un huis clos. Il devait se dérouler entièrement dans la chambre d’Alice et Barbara. Lorsque j’étais ailleurs avec les filles, en balade dans la nature ou en ville, je prenais des photos. Il m’arrivait tout de même de filmer en dehors de la maison, quand je sentais que quelque chose de vraiment spécial et de poétique se passait. Par contre, je ne savais pas si ces moments auraient leur place dans le film, étant donné que je l’avais imaginé comme un huis clos. Heureusement, au montage, nous nous sommes libérées de cette contrainte théorique du lieu unique. L’idée des scènes extérieures constituées de photographies sont arrivées avec Céline Perreard, la monteuse.

Justement, parlons-en : les scènes extérieures sont donc souvent rendues par des images fixes : ce serait au montage que ce régime d’image s’est imposé dans l’élaboration du film ? 

J’ai commencé à prendre Alice et Barbara en photo dès le début, fin 2015. Pour moi, il y avait d’un côté le projet de film, qui se passe dans la chambre, et de l’autre une série de photos qui se faisait dans les moments off du tournage. Pendant longtemps, ces deux pratiques étaient séparées, puis c’est finalement ma monteuse, Céline, qui a eu l’idée d’essayer de rassembler ces deux éléments. On s’est rendues compte que l’assemblage de trois, quatre images engendrait des scènes de cinéma en soi. Les images fixes de l’appareil photo pouvaient cohabiter avec les séquences filmées. Les photos sont souvent des moments de confidence où Alice parle d’elle ou de sa relation avec sa petite sœur. Le spectateur en apprend davantage sur ce qu’elle pense et ce qu’elle ressent. L’utilisation des photographies rend aussi plus intenses les moments filmés dans la chambre. Comme Alice et Barbara parlent vite, et beaucoup, on sentait que si le film n’était fait que de dialogues en chambre, il pourrait être un peu indigeste. On avait envie de souffler et que le spectateur puisse s’évader avec des moments plus silencieux. Les photos et les scènes filmées à l’extérieur sont de l’ordre de l’imaginaire, du rêve, alors que les scènes à deux dans la chambre sont plus de l’ordre du « réel brut ».

Concernant un autre choix du film, parlons de l’absence quasi- otale des adultes, des parents. On remarque assez vite qu’ils sont hors-champ puisqu’à l’écran, il n’y a que des adolescents. On entend quelques adultes, certes, mais le film nous donne l’impression que ces derniers ne constituent seulement qu’un paysage autour, mais pas du tout le cœur de leur monde à elles. A quel moment avez-vous fait ce choix-là ?

Dans L’Inutile, j’avais déjà relégué les adultes hors-champ, sauf le père… Avec Alice + Barbara, j’ai voulu creuser cette idée que l’on pourrait nommer : la présence par l’absence. Les adultes représentent une forme d’autorité pour les adolescents. Dans les souvenirs que j’ai de cette période, je n’avais pas du tout envie que mes parents rentrent dans ma chambre. On y a notre petit bordel, nos objets, notre vie en fait. Dans notre chambre d’ado, on commence à construire les adultes que l’on va devenir. Ce décor en dit long sur notre personnalité, nos goûts, notre époque. D’autant plus chez Alice et Barbara qui semblaient assez indépendantes. L’absence physique des adultes, c’est aussi une façon pour moi d’amener le spectateur à se poser la question : « Mais où sont les adultes, au fait ? ». C’est comme une question en toile de fond. Je ne parle pas forcément que des parents, mais aussi de la place de l’école et de la société. Ces jeunes n’ont pas vocation à être des marginaux, mais malgré tout, ils peuvent vite devenir invisibles aux yeux de la société. Avec Alice + Barbara, le contrat était clair dès le départ : la famille ne souhaitait pas spécialement être filmée, moi je voulais me concentrer uniquement sur Alice et Barbara. On était donc tous d’accord que les membres de la famille ne soient pas physiquement dans le cadre de l’image. Par contre, je savais que j’allais les faire exister par le son. Le spectateur sait qu’en bas, au rez-de-chaussée, il y a de la vie. Barbara ouvre la porte de la chambre, on entend les parents qui parlent entre eux ou qui s’énervent avec Alice. Il y a les anniversaires où la famille chante et commente la scène. On a aussi le grand-père qui appelle Alice pour l’emmener au travail en voiture et la mère qui téléphone à Alice pour savoir si elle a été embauchée. Ce paysage sonore fait exister les personnes hors-champ comme de véritables personnages secondaires. Ce travail de présence des adultes a pu être complexifié et rendu plus subtil grâce à l’ingénieur et monteur son, Gil Savoy. Nous avons passé trois journées chez Alice et Barbara à prendre les sons nécessaires pour créer ce hors-champ. 

Vous semblez aussi avoir éliminé toutes traces de votre présence, finalement, je me trompe ? Pas de voix-off de votre part ; on ne vous entend pas leur parler ou leur poser des questions ; et je crois bien qu’il n’y a pas non plus de moments où les filles vous interpellent, ou d’instant où on évoque la présence de la caméra. Auriez-vous délibérément rendu votre présence de réalisatrice la plus discrète possible ? 

Oui. L’immersion sur plusieurs années sert aussi à ça, à ce que je n’apparaisse pas dans le film. Pour moi, le projet et l’enjeu du film étaient de filmer des jeunes « entre eux ». Quoi qu’il arrive, Alice et Barbara n’oublient jamais ma présence, ni celle de la caméra. Elles savent exactement quand la caméra tourne et quand elle s’arrête. J’interviens avant de commencer à filmer. Je donne des indications, je les lance sur certains sujets de conversation. Une fois qu’on a fini de discuter de la « scène », que la caméra filme, je m’efface pour les laisser libres. Je n’interviens plus, sauf pour leur demander de refaire quelque chose que j’ai raté ou pour faire un contre-champ. Ce que j’essaie de saisir ou de dire en tant que réalisatrice, je veux l’obtenir cinématographiquement dans ce que je filme. Ma présence à l’écran n’est donc pas nécessaire. 

Donc il y avait de petites préparations avant de tourner, comme dans le tournage d’une fiction où le metteur en scène prépare la scène, le décor, le positionnement des comédiens ?

Ce n’était pas le cas pour toutes les scènes, mais pour une bonne partie, les séquences sont dirigées. Alice et Barbara savent ce que je recherche parce qu’on en discutait ensemble. Il arrive régulièrement que dans le cinéma documentaire, le réalisateur intervienne, parle, commente, interagisse. Ça peut être très bien, mais parfois je trouve que cette position pallie un manque que l’on aurait pu trouver et travailler directement avec les personnes que l’on filme. 

En regardant attentivement Alice + Barbara, on découvre tout de même des petits regards caméra, notamment de la part d’Alice. Ce sont surtout dans les scènes avec les photographies que l’on sent ma présence. Sur les premières photos, Alice est souvent de profil ou de dos. Je la photographie comme une sorte d’enfant sauvage. Plus le temps passe, plus Alice regarde frontalement l’objectif. On la sent transformée. Je trouve qu’avec les photos, on remarque la prise de pouvoir d’Alice vis-à-vis de son image et l’évolution de notre lien. C’est au montage, une fois que toutes les photos ont été assemblées, que j’ai vraiment vu cette métamorphose s’opérer.

C’est intéressant car votre cinéma semble à la fois interventionniste, avec de la mise en scène, avec la participation de vos personnages dans l’élaboration du film et en même temps au résultat, à l’écran, toute trace de votre présence est effacée.

Oui, c’est exactement ça. C’est précisément ce que je voulais. C’est aussi pour cette raison que le film a pris du temps à se fabriquer. Là encore, l’influence du style immersif de Pedro Costa est forte. Le cinéaste ne ressent pas le besoin de montrer qu’il est là, que c’est bien lui qui fait le film et pourtant on sent clairement son regard d’artiste par le film lui-même. Durant ces quatre années de travail, j’avais aussi en tête les films de Apichatpong Weerasethakul : le temps long, le quotidien, les détails, la banalité apparente des conversations et puis finalement le rêve, un autre monde, l’humour aussi. 

Est-ce que vous pourriez envisager de filmer à nouveau Alice et Barbara ? En somme de les retrouver dans quelques années et voir quelle aura été leur évolution ?

Cette idée me fait penser au film Boyhood (2014) de Richard Linklater qui a été tourné sur douze ans avec les mêmes acteurs. À propos de Alice + Barbara, je n’envisage pas de tourner de « suite ». Par contre, j’ai d’autres projets avec Alice et Barbara. Le premier est un livre photo comprenant les images que j’ai faites d’elles depuis notre rencontre. J’imagine l’ouvrage comme un journal intime d’adolescentes vivant à la campagne. Le second projet est de faire une vidéo autour de la musique avec Alice. Il se trouve qu’Alice chante très bien, mais qu’elle n’ose pas chanter en public. Dernièrement, nous nous sommes données un nouveau défi artistique en travaillant sur le chant. Nous allons tenter d’écrire des paroles et de les transposer à l’écran. Idéalement, j’aimerais pouvoir créer une installation d’art dans un espace d’exposition qui comprendrait : le film Alice + Barbara, la vidéo musicale, les photographies accompagnées de textes et des objets issues de la chambre d’ado. Je conçois cet ensemble d’œuvres comme un état des lieux artistique et intimiste sur une jeunesse féminine qui, aujourd’hui en France, grandit en milieu rural, à l’abri des regards.

Propos recueillis par Benjamin Genissel

Quelques questions sont directement inspirées par celles posées par Caroline Chatelet et Alizée Mandereau lors de la rencontre publique organisée avec la réalisatrice et son personnage Alice lors des Etats généraux du film documentaire de Lussas (2021)

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