L’Observatoire du documentaire tient son forum annuel ce vendredi 16 février à Montréal. Au programme : « L’avenir de la production documentaire à l’heure des grands bouleversements du numérique et des réformes des politiques et des lois en matière de culture ». Nous avions justement rencontré le directeur de cet observatoire, Benjamin Hogue, lors des dernières Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal. L’occasion de faire le tour des problématiques qui se posent aujourd’hui aux documentaristes canadiens.
Le Blog documentaire : En quoi consiste cet Observatoire du documentaire ? Quel est son rôle ?
Benjamin Hogue : L’Observatoire du documentaire est né au début des années 2000. Son objectif était de faire connaître le documentaire pour qu’il soit le plus vu possible. Mais l’originalité de cette structure réside dans le fait qu’elle est un espace de concertation. Nous réalisons des études et des mémoires, mais nous créons aussi des rencontres entre les différents acteurs de l’économie du documentaire. Lors de ces réunions, nous mettons autour d’une même table plusieurs diffuseurs, tels que Radio Canada ou Télé Québec, des grandes entreprises comme Bell Média, des syndicats, des associations comme l’Association québécoise de la production médiatique, des distributeurs, des gens qui appartiennent à la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma.
C’est cet aspect qui fait l’originalité de l’Observatoire. On peut partager ensemble toutes les problématiques et mieux comprendre, par exemple, pourquoi la télévision accepte de moins en moins de documentaires puisque les personnes qui y travaillent sont vraiment là pour en discuter ! Ces réunions se déroulant à huis clos, les personnes peuvent plus facilement parler et nous communiquer de « vraies » informations. Cela permet de comprendre les enjeux et les problématiques de l’intérieur. Dans tous les cas, l’Observatoire a pour mission de promouvoir le documentaire.
Pourquoi cette urgence de créer un Observatoire ? Qu’est ce qui a justifié la mise en place d’une telle structure ?
L’Observatoire est un organisme à but non lucratif dont les financements proviennent exclusivement des cotisations de ses différents membres. Lorsqu’il est né en 2000, il avait aussi vocation à défendre spécifiquement le documentaire d’auteur, plus fragile face à la montée en puissance des chaînes spécialisées qui fonctionnaient très bien et qui avaient besoin de beaucoup de contenus. Or, cela se faisait souvent au détriment des longs métrages documentaires d’auteur. C’était le combat principal au moment de la création de l’Observatoire. C’est d’ailleurs un combat toujours d’actualité, mais ce n’est plus le seul !
Quelles sont les batailles que mène aujourd’hui l’Observatoire ?
Nous sommes aujourd’hui dans une situation plus globale où l’ensemble de la culture est attaquée de différentes manières. L’arrivée et la montée du numérique ont chamboulé beaucoup de choses. Le documentaire fait désormais partie d’un grand écosystème, où il n’est plus le seul à être menacé. Le cinéma en général est menacé ! Pour bien comprendre cet impact du numérique, il faut rappeler que l’industrie cinématographique au Québec fonctionne grâce aux Fonds des Médias du Canada. Il s’agit d’un fonds dans lequel une partie des revenus des principaux acteurs de l’industrie télévisuelle est réinjectée pour servir à financer de nouveaux projets, documentaires notamment. Or, dans la mesure où les gens migrent vers Internet, vers de grandes plateformes numériques, ces grandes entreprises perçoivent moins de revenus, et donc ne peuvent plus alimenter le fonds comme avant. Il y a donc nécessairement moins d’argent pour l’ensemble des productions canadiennes.
C’est le grand combat que nous menons actuellement avec Mélanie Joly, notre nouvelle Ministre de la Culture et du Patrimoine. Avec l’arrivée de Justin Trudeau au pouvoir, il y avait eu beaucoup de promesses faites qui ont suscité un peu d’espoir. Pourtant, la politique qui nous est proposée en ce moment ne s’inscrit pas dans la continuité avec les grandes politiques canadiennes de valorisation de la culture qui visaient à protéger la souveraineté nationale. Le Fonds des Médias servait également à cela : produire au Canada et obliger à faire du contenu canadien.
L’enjeu, en ce moment pour nous, est donc de comprendre comment gérer ces nouvelles plateformes numériques. Nous invitons les politiques à regarder la manière dont l’Europe procède face à un tel sujet, notamment en imposant des quotas de production qui permettent d’encadrer les plateformes. Malheureusement, pour le moment, notre gouvernement a une position plus proche du modèle du libéralisme américain que des politiques européennes. L’Observatoire essaie, à son échelle, de faire pression pour que le gouvernement encadre des acteurs comme Netflix et préserve ainsi le contenu des télévisions traditionnelles québécoises et canadiennes.
Comment se manifeste l’engagement de l’Observatoire dans ce nouveau contexte qui caractérise l’industrie cinématographique canadienne ?
Les gens sont très agacés de voir qu’aucune obligation de contenu canadien ou francophone n’est imposée par le gouvernement. Avec le Fonds des Médias du Canada, il fallait remplir des cases bien précises pour avoir le droit à ces fonds. Les critères étaient très balisés, et tout était fait pour favoriser la souveraineté culturelle canadienne. Ce n’est plus le cas. L’Observatoire fait à présent partie de la Coalition pour la Culture et les Médias qui comprend près de 40 organismes, et qui essaie d’envoyer un message commun au gouvernement. Par ailleurs, l’autre aspect qui nous énerve profondément est le fait que ces plateformes ne paient absolument aucune taxe à la consommation. C’est de l’iniquité fiscale flagrante ! Le combat avec eux est loin d’être juste.
Tous les acteurs du documentaire sont très unis face à ces problématiques et tentent d’apporter des solutions. C’est surtout vrai au Québec, plus que dans le Canada anglais qui est peut-être moins dérangé par ces nouvelles données, dans la mesure où celui-ci ne regarde pas vraiment de contenu canadien, mais plutôt du contenu américain. De ce fait, le Canada anglais est beaucoup plus enclin à passer un accord avec le gouvernement. Ce sont deux visions différentes qui s’affrontent puisque de notre côté, nous souhaitons justement conserver notre marché intérieur pour que les gens puissent continuer à regarder nos propres productions.
D’où vient cette spécificité du Canada francophone ?
Cela provient justement du fait d’avoir une autre langue, le français. Cela nous a poussés à développer une culture indépendante, autosuffisante. Nous avons notre propre star-système, nos communautés. Nous sommes plus autonomes, à la différence du Canada anglais qui va consommer beaucoup plus de culture américaine, dont les budgets sont d’ailleurs bien supérieurs aux nôtres.
Quelle est la situation des documentaristes au Québec ? A t-elle beaucoup évolué ?
Faire du documentaire d’auteur implique un certain budget, car même s’il y a des choses qui coûtent moins cher qu’en fiction, faire un documentaire de longue haleine avec suffisamment de temps pour le tournage, l’observation et un bon montage, représente une somme importante. Malheureusement, tout est lié. Si l’on regarde la courbe des budgets moyens du Fonds des Médias, on constate qu’elle ne cesse de diminuer. Les télévisions ont donc réellement de moins en moins d’argent. Mais l’effet pernicieux de tout cela, c’est que ce faisant, elles veulent des cotes d’écoute exponentielles. Or, faire plus d’audience implique de produire un certain type de documentaire. Par ailleurs, comme il y a moins d’argent, migrer vers le numérique devient la solution pour pallier cette baisse.
Du coup, ce sont les salaires des documentaristes qui se réduisent aussi en peau de chagrin. Et même si les documentaristes sont souvent des artistes, avec une forte éthique de travail et qui continueront à le faire, même gratuitement, cela se ressent nécessairement sur le film. Moi, je pense qu’il y a une limite, qu’on ne peut pas toujours compenser le manque de temps et d’argent sur un projet. En dépit de toute la volonté d’un cinéaste, à un moment donné, il faut pouvoir se consacrer entièrement au film.
En France (comme en Belgique), parallèlement à la précarisation de la profession de documentariste, le genre connaît un réel engouement. Il est très facile, à Paris en tout cas, d’avoir accès à des documentaires. Existe t-il le même phénomène au Canada ?
Je pense qu’en France vous êtes assez incroyables ! Je regarde les chiffres sur les fréquentations en salles, et on dirait que vous échappez à la tendance canadienne. Chez nous, la fréquentation en salle, diminue d’années en années. Les gens deviennent très fatalistes et se disent que c’est comme ça, que le cinéma n’existera plus et qu’ils resteront donc à la maison. Aujourd’hui, quand les gens vont au cinéma, ils veulent vivre une expérience. S’ils se déplacent, c’est pour aller voir un Star Wars. Ils veulent voir un spectacle.
Ce qui est triste ici, c’est que Montréal se targue d’être la deuxième plus grande ville francophone du monde, d’être une métropole culturelle… On se vante de notre culture, mais dans la ville il n’existe pratiquement plus de cinéma qui présente des films d’auteur. Il reste la Cinémathèque, le cinéma Beaubien, le cinéma du Parc et c’est à peu près tout ! Pour une ville de 1,7 millions d’habitants, il y a un problème !
Beaucoup de personnes essaient de se mobiliser en créant des projets qui fassent revenir le cinéma dans la ville. Cela reste difficile d’attirer le public pour voir du documentaire. C’est d’ailleurs très frustrant. Tu fais ton film, tu essaies de le vendre à la télévision et là on te dit « non », parce qu’il n’est pas assez ceci ou pas assez cela. Du coup, tu le sors en salle, parce que tu as réussi quand même à le financer ! Mais les gens ne vont pas pour autant le voir…Tout ce travail réalisé avec des fonds publics… Est-ce que certaines télévisions publiques ne pourraient pas acheter davantage de documentaires ? Il ne s’agit pas de les acheter une fortune, mais au moins de leur permettre d’être diffusés.
Quelles solutions pourraient être trouvées pour remédier à ce problème ?
Je crois beaucoup à la télévision. Je ne suis pas puriste, au contraire. Je pense que les salles sont importantes mais qu’il faut rejoindre aussi le public. Je ne pense pas que cela soit une bonne chose de rester toujours entre nous, dans de petites niches avec un cinéma très spécialisé. Avec ces considérations sur les cotes d’écoute, les télévisions publiques ont aussi tendance à sous-estimer le public. Ce n’est pas de la faute des gens qui travaillent dans ces chaînes, mais à un moment donné, il y a des mauvaises décisions qui ont été prises et qui ont asséché les télévisions publiques. Mais la situation est plus compliquée. Par exemple, Radio Canada a eu une augmentation de son fonds d’environ 600 millions, mais une grande partie de cet argent a permis de compenser le manque à gagner sur la publicité qui est partie sur le web. C’est ça le cercle vicieux : toute la publicité s’en allant sur le Web, ce sont des millions et des millions de dollars canadiens qui partent aussi !
Néanmoins, le côté positif de tout cela, c’est que beaucoup de documentaires continuent à se faire et que ce genre est effectivement de plus en plus à la mode. Avec le documentaire, on essaie de comprendre le monde, on prend le temps de rentrer dans des questions socio-politiques et on porte un regard humaniste sur les choses. Les gens apprécient le documentaire pour cette dimension réflexive.
Je pense néanmoins que notre rôle est aussi de réfléchir à des formes alternatives de diffusion, car le documentaire fonctionne très bien pendant le temps d’un festival comme celui des Rencontres Internationales du Documentaire (RIDM), mais dès que l’événement s’arrête, les programmateurs sont découragés. Pendant le reste de l’année, on trouve beaucoup plus difficilement un public pour présenter des films documentaires.
Pouvez-vous rappeler à nos plus jeunes lecteurs en quoi le documentaire s’inscrit dans une tradition au Québec ?
La communauté documentariste au Québec est très forte. Il y a vraiment une tradition, puisque nous nous targuons d’être les inventeurs du documentaire. En fait, nous avons été parmi les premiers à faire du documentaire en son synchrone, c’est-à-dire en enregistrant le son en même temps image. A cette époque, tous les gens de l’ONF travaillaient sur la création de caméras avec cette technologie. Le développement de ces nouveaux moyens techniques s’est concrétisé en 1962, dans le film Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault. C’est aussi le premier long métrage canadien à avoir été au Festival de Cannes. D’ailleurs, l’Observatoire du documentaire a œuvré pour que ce film obtienne une reconnaissance symbolique du gouvernement québécois. C’est le cas depuis l’été dernier : l’oeuvre a été désignée « Evénement historique », de par la technique utilisée, et aussi de par le fait qu’on ait pu donner la parole aux Québécois dans leur langue. Notre point fort, ce qui nous caractérise, nous, Québécois, c’est vraiment notre capacité à allier technique et création. Nous sommes bon dans ce créneau ! D’ailleurs, tout ce qui est fait avec le multimédia en ce moment, est en pleine explosion ici ! Nous sommes des bricoleurs, on réussit notamment à faire du cinéma de fiction sans argent ! Ce qui est sûr, c’est qu’avec la France et les Etats-Unis, nous faisons partie des fondateurs du cinéma direct.