C’est un passage quasi obligé pour tous les créateurs qui s’aventurent sur les terrains (web)documentaires… Le CNC dispose depuis 2007 d’un « fonds d’aide aux projets pour les nouveaux médias qui accompagne des oeuvres audiovisuelles innovantes », sur Internet et sur les écrans mobiles. Mais comment fonctionne la commission qui gère ces aides ? Comment s’opèrent ses choix ? Qui décide ? Et sur quels critères ? Questions posées à l’actuelle présidente de la commission « Nouveaux médias », Céline Sciamma. Entretien réalisé en mars dernier en présence de Pauline Augrain, chef du service « jeu vidéo et création numérique » au CNC.

CNCLe Blog documentaire : Vous êtes la présidente de la commission nouveaux médias du CNC depuis juin 2014. La première question qui me vient, c’est : que connaissiez-vous des narrations interactives avant votre prise de fonction ? Suiviez-vous de près l’actualité du webdocumentaire, qui s’est transformé avec le temps en actualité des nouveaux médias ?

Céline Sciamma : Non, on ne peut pas dire que je faisais un travail de veille. J’étais au courant des « hits » du genre et j’avais aussi connaissance de certains projets par le biais d’amis producteurs.

On imagine que votre parcours et le fait que vous n’ayez pas, à l’inverse de Laetitia Masson ou Claire Simon, tenté des incursions dans le champ de l’interaction, permettent un regard neuf sur les propositions qui vous arrivent ?

J’ai une passion pour les récits en général. Les arborescences de récit, au-delà de la question du cinéma, m’intéressent. Mon père est designer interactif et ingénieur en intelligence artificielle : j’ai donc grandi dans un univers où les innovations technologiques sont arrivées très tôt à la maison. J’ai aussi travaillé avec lui sur des CD-ROM. C’était comme comme des « boulots de vacances ». J’ai été élevée dans l’idée que tout était mieux après, pas avant. Et que les nouvelles technologies amenaient de nouvelles formes. En parallèle, je n’ai jamais cessé non plus de pratiquer le jeu vidéo.

Mais le fait que le CD-ROM ait disparu ne contredit-il pas le fait que tout est mieux après ?

Au contraire ! Les CD-ROM étaient des univers fermés. Le CD-ROM est mort ? Adieu le CD-ROM !

Quels premiers enseignements tirez-vous d’ores et déjà de votre fonction ? 

Je ne pensais pas que se dégagerait aussi nettement une certaine typologie de projets. En trois commissions, j’ai pu observer des grands ensembles, avec bien sûr parfois l’OVNI qui vient contredire cette classification. Je me doutais en revanche que la fiction était en berne, par rapport au documentaire. Et de fait, les propositions ne sont pas vraiment pensées en fonction d’une arborescence. On est beaucoup dans la pastille, dans la forme courte, dans l’humour. Je pense que ce phénomène est dû à la jeunesse de cet univers. Il n’y a pas encore eu assez de pensée, de perspective théorique : il y a une forme de reproduction télévisuelle. Et le documentaire a pris en charge ces questions plus tôt. Pour les cinéastes de fiction, le web est encore vu comme un tremplin. Mais c’est une question de pratique, on va y venir.

Céline Sciamma - © Pyramide
Céline Sciamma – © Pyramide

Quelle typologie de projets avez-vous identifiée ?

Il y a une grosse prédominance du documentaire avec, dans les sujets, une tendance au voyage. La fiction, c’est principalement de la comédie et des pastilles. On note aussi parfois une espèce de volonté d’exhaustivité sur la question du multi-supports. Il y a une tendance à justifier de sa présence sur le web et dans cette commission, ce qui génère des effets cosmétiques sur les propositions. Pour moi, ce n’est pas un défaut qu’un projet ne soit pas en soi multi-supports. Je pense que cela correspond à une jeunesse de la pensée et à une certaine méconnaissance, parfois, des considérations techniques. Mais c’est aussi bon signe : quand il y a de l’incompétence, cela montre que des auteurs ou des producteurs ont envie de s’y essayer, de s’y frotter.

Sentez-vous, auprès des cinéastes, un enthousiasme sur ces nouvelles formes de narration ou restent-ils au bord du gué, en attente ?

Je ne sens pas une grande impulsion des cinéastes à aller vers les nouveaux médias. Chez les documentaristes chevronnés non plus, le web n’est pas du tout pensé comme une alternative. Cela tient à des questions de modèle économique, et d’ignorance technologique aussi. Quand on voit les difficultés de financement auxquelles se heurte le documentaire en France [lire la tribune qui en découle, NDLR], dans les renégociations avec les chaines, les acteurs « politisés » sur le documentaire n’identifient pas les nouveaux médias comme une case possible. Et c’est aussi comme si la caricature du web, comme lieu communautaire et collaboratif, allait à l’inverse d’une politique des auteurs. Pour qui a une culture du web assez lointaine, pour qui est dans une pratique spectatrice, l’association entre le point de vue d’auteur et le web génère un conflit d’idéologie. Pour moi, c’est un malentendu. Cela va passer beaucoup par la jeunesse, c’est une question de génération.

Venons-en à votre travail proprement dit au sein de la commission. On aimerait évidemment savoir comment se passent ces commissions qui décident de l’avenir des projets. Comment se déroulent ces réunions, très concrètement ? Qui prend la parole et comment ? Comment sont prises les décisions : à main levée, à bulletins secrets ?

Tous les projets sont discutés longuement. J’ai participé à un certain nombre de commissions dans ma vie, jamais sans être présidente, et j’étais un peu traumatisée de la façon dont la délibération sur un projet pouvait être rapide. Dans cette commission, nous pouvons aussi revenir sur certains projets, même si nous suivons un ordre protocolaire dans l’examen des dossiers. Dans la discussion proprement dite, il n’y a pas de protocole de prise de parole mais il est important que tout le monde s’exprime, y compris pour dire « je n’en pense pas grand chose ». D’autant que les membres ont des expertises très variées : chacun convoque son point de vue de technicien, de producteur ou d’auteur. S’il ne se dégage pas un sentiment fort sur le projet, s’il y a une hésitation, on vote à main levée. Sinon, l’ambiance est assez joyeuse et passionnée.

"Notes on Blindness", un projet qui a reçu l'aide à l'écriture et au développement multi-supports fin 2014.
« Notes on Blindness », un projet qui a reçu l’aide à l’écriture et au développement multi-supports fin 2014.

Comment concevez-vous votre rôle ? Vous présidez, c’est-à-dire que vous participez peu aux échanges, de manière à conserver une distance critique ? Vous tranchez aussi parfois ? Ou vous préférez ménager la synthèse ?

Je ne me vis pas comme une personnalité synthétique ! Mon rôle est de distribuer équitablement la parole, de donner une « humeur » aussi à la discussion. Il faut arriver à faire parler ceux qui parlent moins naturellement. Cela nécessite certaines vertus d’animation de groupe. Mais je ne fais pas d’arbitrage, je donne mon avis au même titre que les autres.

Pauline Augrain : Techniquement, s’il y a une égalité parfaite, la voix de Céline compte double, mais ça n’est jamais arrivé jusqu’à présent.

Céline Sciamma : Et je le vivrais mal ! Nous avons à cœur d’être tous convaincus les uns par les autres. Du coup, cela dure assez longtemps… d’autant qu’il y a aussi les pauses cigarettes ! [rires]

Une question simple en apparence, mais dont la réponse fait souvent l’objet de fantasmes : quand un projet est porté par un membre de la commission, il est de coutume qu’il sorte de la salle pour que le reste de l’équipe délibère. Est-ce que malgré cela, il subsiste une forme de regard plus bienveillant pour ce projet que pour un autre ?

Céline Sciamma : Si cela peut répondre à votre question, il est arrivé, sur les trois commissions que j’ai présidées, qu’un membre de la commission présente un projet et qu’il ne bénéficie pas de l’aide. Les membres savent que c’est la règle du jeu.

Sur la philosophie même des projets que vous recevez, quelle part attribuez-vous à l’importance de la diffusion, c’est-à-dire la garantie que le projet soit vu, et à l’innovation, qui peut très bien s’arrêter faute d’engagement des chaînes ou des diffuseurs, même si celles-ci prônent précisément l’innovation ?

Sur les aides à l’écriture, des auteurs qui n’ont pas de producteurs peuvent déposer : le fait d’avoir l’accord d’un diffuseur ne joue donc pas à ce stade. La présence d’un diffuseur est en revanche nécessaire pour l’aide à la production et les questions liées à la solidité des projets sont importantes car nous portons une responsabilité sur les budgets que nous engageons.

La question des diffuseurs qui ne mettent pas suffisamment d’apport en numéraire sur les œuvres et qui font ainsi (involontairement) du CNC le financeur principal des programmes est-elle problématique ?

Nous ne pouvons pas allouer davantage que les 50% réglementaires du budget total. Ceci dit, il n’y a pas la règle de variable d’investissement comme dans le cinéma. Nous finançons en quelque sorte de la recherche et développement. Il faut être vigilant sur le fait de ne pas verrouiller les choses.

"Let's play !", un projet qui a reçu l'aide à la production internet / écrans mobiles fin 2014
« Let’s play ! », un projet qui a reçu l’aide à la production internet / écrans mobiles fin 2014.

Venons-en maintenant aux projets proprement dits : les règles pour un bon dossier sont édictées sur le site du CNC et l’équipe des nouveaux médias reste à l’écoute des déposants pour leur donner des conseils. Mais je ne peux pas ne pas vous poser cette question : pour vous, c’est quoi un bon dossier ? Quel serait le maître-mot, même si les formes sont évidemment toutes différentes ?

Jusqu’ici, les propositions qui m’enthousiasment le plus sont celles pour lesquelles il y a une vision : où les possibilités techniques et la vision d’auteur se rejoignent. Ce n’est pas si souvent que l’on a affaire à des combinaisons comme celles-ci. Les propositions qui combinent des dispositifs « dans la vraie vie » et sur le web, qui interagissent sans qu’ils ne s’empilent, me touchent. J’ai l’impression que je suis en train d’assister à l’éclosion de quelque chose. C’est relativement rare mais c’est pour le moment arrivé au moins une fois à chaque commission. Bon, peut-être que dans 5 ans on se dira, à propos de certaines propositions actuelles : « c’était gentil » ! Il n’empêche qu’aujourd’hui, on se dit parfois « ça se passe ici et maintenant », et ça, c’est grisant.

Ce type de qualités se repère à la première lecture d’un dossier ? Ou faut-il le relire plusieurs fois pour y dénicher des choses que l’on n’aurait pas lues de prime abord ?

Quand ce sont des projets extrêmement solides, il y a une espèce d’évidence. On sent une pensée à l’œuvre.

Des auteurs nous font part d’un problème de financement de leur travail, très en amont de l’écriture, c’est-à-dire avant le dossier de développement qui constitue souvent déjà du travail de repérage. Idem pour l’aide à la production qui vient parfois aider des projets déjà largement tournés. Ce glissement progressif entraîne un « trou » pour les auteurs qui aimeraient pouvoir développer un projet au-delà de la première intention, un peu comme les aides de la région Rhône-Alpes, de 3 à 5.000 euros sur la base d’une idée forte mais d’un dossier plus « léger ». Est-ce que vous réfléchissez à cela pour le CNC ?

Dans les commissions que je préside, il y a des auteurs qui demandent 5.000 euros, avec des dossiers relativement légers.

Pauline Augrain : Vous pointez quelque chose auquel nous avons remédié, à peu près concomitamment avec la mise en place de la nouvelle commission l’an dernier. Auparavant, il y avait un obstacle règlementaire qui faisait qu’après une aide à l’écriture, l’étape suivante était nécessairement l’aide à la production. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’auteur peut solliciter une aide à l’écriture (qui se situe généralement entre 5 et 10.000 euros) et pourra déposer de nouveau pour une aide au développement complémentaire avec un producteur. Cette façon de bien distinguer la phase d’écriture de celle du développement permet de « revaloriser » l’entrée à la commission pour des auteurs seuls. Nous avons ainsi davantage de projets en écriture qui vont passer en commission. Cela n’est pas valable pour l’ensemble des projets ; certains nécessitent une certaine urgence à passer en production, en fonction du sujet. Mais cela nous laisse un maximum de souplesse.

Assent
Assent

Pour autant, ce n’est pas affiché comme tel sur votre site, avec une quatrième entrée dans le dispositif d’aide qui en compte aujourd’hui trois ?

Pauline Augrain : Nous pourrions effectivement formaliser les choses d’une autre manière sur notre site. Cependant, à chaque séminaire ou conférence à laquelle je participe, je rappelle l’existence de cette entrée pour les auteurs. Je ne veux pas non plus que cela devienne une démarche systématique et que cela produise un effet inflationniste. Avec en outre ce risque accru de dé-responsabilisation des producteurs : si l’on affiche clairement une aide à l’écriture, cela peut en dispenser certains de payer les auteurs.

Une question plus « prospective » sur le statut de la salle de cinéma et des œuvres interactives… La salle est-elle à même d’héberger des projections interactives ? Si oui, avec quels outils ? Ou n’est-ce pas le lieu adéquat, selon vous ?

Céline Sciamma :  Pour moi, la salle de cinéma n’est pas sacrée. Cette année, je suis allée au festival de Sundance et ce qui m’a le plus intéressée, c’est la section New Frontier consacrée notamment aux projets de réalité virtuelle. C’était assez bien organisé d’ailleurs, car en montant progressivement les étages tu passes par toutes les étapes : un côté vulgarisation, avec la réalité virtuelle via les lunettes en carton [de type Google Cardboard, NDLR], puis une visite touristique en Mongolie où tu peux manger de la panse de cheval ! [rires] Ensuite, il y a Birdly [une simulation où l’on se retrouve dans la peau d’un oiseau survolant New York, avec position horizontale de l’utilisateur et ventilateurs sur le visage !, NDLR]. Bon, il y avait 12 heures d’attente ! Et puis au dernier étage, c’était la spatialisation de toi-même et de ton corps qui était en jeu, dans des œuvres plus « signées ».

Si on me demande ce que j’ai vu dans l’année, je citerai Assent, qui traite de la dictature au Chili. C’était tellement beau ! C’est une expérience collective que tu fais à deux, que tu ne peux pas faire tout seul. Le lieu où tu te trouves joue évidemment dans la narration, notamment la texture de l’endroit où tu es assis. La personne qui le faisait avec moi était assis sur un bureau et moi sur un lit. Cela ne donnerait pas la même chose si je le faisais chez moi par exemple. N’empêche, ce n’est pas rien d’être ensemble à ce moment-là ! Donc, dans Assent, on a le casque sur les yeux et on est projeté dans une chambre d’adolescent. C’est un monde virtuel, comme une espèce de Second Life, mais très beau. Et on voit l’artiste, qui est là devant toi et qui s’adresse à son père, que tu ne vois pas. Il lui parle d’une exécution à laquelle il a participé. Et toi, tu assistes à cette discussion.

Ce qui est fascinant, c’est que ton corps est engagé dans la narration. Pour accéder à l’étape d’après dans l’œuvre, tu dois chercher un point d’accroche que tu dois fixer dans l’image. Or, je ne le trouvais pas devant moi : j’ai du me retourner physiquement pour le trouver. Ce mouvement physique, ce regard en arrière, c’est un regard vers le passé : ça m’a bouleversée. Je pense qu’on rigolera de ce dispositif dans six mois : on parle d’un rudiment, d’un jouet en carton qu’on peut utiliser dans son salon… mais ça marche ! Ce qui m’a fascinée, ce n’est pas la technologie – la 3D a été inventée il y a 40 ans, et on se fait vite à une nouvelle technologie, mais c’est la façon dont ça engage différemment ton corps dans la fiction qui est fort. C’est riche en termes sensuel, mais aussi politique. C’est à cet endroit que ces tentatives me passionnent.

Propos recueillis par @nicolasbole

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Le comité d’experts de la commission des Nouveaux médias du CNC est aujourd’hui composé de : Thomas Baumgartner (producteur à Radio France, auteur), Lorenzo Benedetti (CEO/fondateur de Studio Bagel – Canal+), David Bigiaoui (producteur transmédia – Cinétévé), Frédérique Doumic (productrice de jeux vidéo – Ouat Entertainment), Emmanuel Dumont (interaction designer et producteur transmédia – Cellules Studio), Andrès Jarach (auteur et réalisateur de films documentaires), Chloé Jarry (productrice nouveaux médias – Caméra Lucida), Judith Louis (productrice), Judith Nora (productrice – Silex Films), Laurence Petit (directrice de la distribution – Haut et Court), Philippe Traversat (auteur et réalisateur de films d’animation)

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