Les chefs d’œuvre de la peinture peuvent-ils inspirer des chefs d’œuvre de la VR ? La réponse est sans doute : « oui ». Au moins deux fois « oui » à regarder la série « ARTE Trips ». Sept propositions en réalité virtuelle basée sur des tableaux de maître : Monet, Bruegel, Caravage… Et donc Munch, avec l’une des toiles les plus connues du monde : « Le Cri ». L’expérience en VR est signée Sandra Paugam et Charles Ayats. Etude de cas.
D’abord, le tableau. Commencez par vous asseoir ici. Sur ce banc, là, vous serez très bien. Et puis vous avez de la chance, il n’y a pas grand monde dans ce musée (virtuel) aujourd’hui. Vous êtes seul, tout à fait tranquille pour contempler l’une des plus célèbres pièces de l’Histoire de la peinture.
Une voix-off évoque les couleurs et le style du paysage pictural qui, imperceptiblement, s’agitent. Appel du pied à votre main. Allez, debout, il est temps d’aller explorer les alentours maintenant. Profitez-en, vous pouvez vous approcher de la toile comme jamais. Ne serait-ce pas le moment d’aller chatouiller le tableau ?
Les auteurs permettent aux visiteurs de franchir plusieurs interdits. « On ne touche pas les tableaux ! », « On ne dessine pas sur les murs ! ». Eh bien ici tout est permis, les transgressions sont encouragées et recommandées.
L’oeuvre se déploie, vous enlace, vous envahit. Vous voici plongé à l’intérieur du tableau, immergé dans l’univers mental du peintre. Ses inspirations, sa psyché, ses démons intérieurs… C’est à une compréhension sensorielle profonde de l’oeuvre de Munch que vous êtes conviés. Et il n’est pas impossible qu’un cri s’échappe de votre bouche à plusieurs endroits de l’expérience…
L’Histoire de la VR documentaire a commencé avec Notes on Blindness et The Enemy (tous les détails dans notre livre) ; elle se poursuit avec Le Cri…
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Entretien
Le Blog documentaire : Ce tableau, c’est ton choix ? Comment t’en es-tu emparé ? Qu’as-tu voulu (lui faire) dire ?
Charles Ayats : L’expérience Le Cri a été sélectionnée par ARTE lors de l’appel à projets Arte Trips, une collection d’œuvres en réalité virtuelle adaptées des tableaux des grands peintres.
J’ai rejoint le projet initié par l’autrice Sandra Paugam, la société de production Cinétévé et le studio Backlight, en phase de développement.
Les premières intentions étaient posées : « on ne plonge pas dans le tableau mais c’est lui qui vient à nous », « toucher le tableau comme acte transgressif de l’expérience muséale », « aborder le rapport de Munch à la nature, la mort, et la société ».
On désirait tous ne pas limiter le projet à une vidéo 360° linéaire, mais offrir une réelle expérience ; soit changer la posture de spectateur en un interacteur / joueur / spec-acteur / regardeur (rayez la mention inutile).
En discutant sur les écrits de et sur Munch, il devenait de plus en plus clair que nous souhaitions revivre ses inspirations et les moments forts qui, d’une certaine façon, l’avaient dépeint, lui.
La pièce du musée semi-réaliste pour état apaisé et didactique ; sa transformation en réceptacle d’une psyché tourmentée.
L’enjeu des Arte Trips est d’apporter un point de vue sur l’œuvre originelle, mais aussi d’y insérer une part informative. Le regardeur, quelqu’il soit, devait pouvoir mémoriser les temps forts afin d’être ensuite en mesure de réexpliquer l’essence du tableau.
Quelles idées, quelles intuitions de départ ?
En premier lieu, l’envie était d’investir l’espace. Entre Cinétévé, qui diffusait l’escape game Libérez Emilie et moi, qui baignait dans les traumas arpentables de 7Lives, la part exploratoire prenait de plus en plus de place dans nos projections. Nous nous orientions vers une déambulation à l’intérieur d’une pièce de musée virtuelle, future boîte crânienne de Munch dans laquelle toute la charge du tableau se déverserait.
Il devenait évident qu’il fallait « investir le corps », se baser sur les fondements historiques de la VR ; c’est-à-dire : « simuler la présence physique d’un utilisateur dans un environnement numérique artificiellement généré ».
Ressentir et comprendre par le geste. Ne pas faire du regard la seule passerelle vers la peinture comme c’est déjà le cas dans le dispositif muséal.
Certes, les projets VR narratifs peuvent se nourrir de l’écriture audiovisuelle, mais s’en émanciper permettrait de laisser une chance à ce médium. Il y a de bonnes pistes à suivre par exemple du côté de l’environmental design (architectural ou vidéoludique), et plus théoriquement autour des courants cognitivistes et connexionnistes qui pensent la perception comme liée à la mémoire de l’individu, à son histoire, fortement imbriquée avec son action dans l’environnement.
Qu’as-tu dû laisser de côté et pourquoi ?
Le problème (vidéo 360° commanditée par le diffuseur mise à part) est que l’on n’écrit pas la même chose pour du 3 x 7m que pour du 3 x 1,5m. De même si l’expérience se joue avec des manettes ou avec un leap motion. Budget, temps, et chemin faisant, nous avons recentré l’expérience et limité les déplacements pour se concentrer sur l’espace minimum requis sur les stores Oculus, Vive et PSVR. Tristesse et frustration… Par exemple, nous avons abandonné un passage du chapitre 2 : une traversée dans le noir jusqu’à un banc éclairé ; des fantômes à nos trousses dont les déplacements sont générés selon les mouvements du joueur ; jusqu’à la surprise, une fois assis, le banc se transformant en lit où repose la défunte mère de Munch.
Les plus grosses difficultés ?
Toujours la même, faire le maximum dans le temps et l’enveloppe impartis. Or, une démarche d’auteur interactif, de mon point de vue, repose sur une itération constante du processus de création.
On ne livre pas un scénario. On réalise avec la matière disponible, et surtout, on adapte en fonction des feedbacks ressentis à l’utilisation. Depuis le WYSIWYG [What You See Is What You Get] et les notions d’ »utilisabilité » qui y sont liées, la conception s’anticipe en fonction des utilisateurs, non plus sur une projection unidirectionnelle de l’auteur. En résultent des « logiciels » en perpétuelle évolution, rééquilibrés pour répondre au mieux à l’usage.
Nos projets interactifs naissent de ces paradigmes, et parfois, comme ici autour de l’écriture documentaire, fond et forme arrivent à se trouver par l’intellectualisation de la matière émergente. Cette souplesse est coûteuse et toujours compliquée à mettre en œuvre.
Ce qui te plaît le plus dans cette proposition ? Et la VR, c’est forcément interactif ?
J’adorerais que l’expérience du Cri laisse aux spectateurs amateurs le réflexe de ne pas regarder mais de scruter un tableau de peinture, à différents endroits, prendre le temps, s’inventer des histoires sur la composition et les intentions artistiques, plutôt que d’attendre l’éventuel ressenti du « j’aime/j’aime pas ».
Autrement, cette proposition du Cri a été considérablement enrichie par l’apport du compositeur et sound designer Franck Weber. L’idée que le son fasse partie du gameplay, voire cache une manière de lire l’ensemble de l’expérience qui nous traverse et que l’on va, comme le peintre, faire surgir de nos mains. Par exemple lors de la toute fin de l’expérience, face au miroir, nos mains sur nos oreilles dans lesquelles se mixent deux sources sonores différentes : une alchimie espérée entre sens, son, et ressenti.
Globalement, j’essaye d’orienter le design VR sur les sensibilités que l’on peut éprouver dans le virtuel. Aider à filtrer la narration par son corps, et non uniquement par la compréhension de l’histoire contée. Pour expérimenter ces possibles et ces envies, rien de telle que l’interactivité oui.
C’est assez paradoxal mais je pense, qu’à petites doses, le virtuel peut nous aider à nous reconnecter avec nous-même. Utiliser ce temps de captivité pour immiscer un appel à l’introspection.
Plus loin…
- Plus de 100 pages consacrées à la VR dans le livre « Les nouveaux territoires de la création documentaire » ! Sommaire détaillé ici.
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