Il s’attaque au grand méchant loup capitaliste : dans « Merci Patron ! », François Ruffin fait montre d’une rouerie jubilatoire pour arnaquer le patron de LVMH, Bernard Arnault. Dans le style grand-guignolesque d’une farce terriblement efficace scénaristiquement, le film en impose… tout en posant des questions sur la pertinence d’une lutte sociale réduite à la personnalité d’un sauveur. A découvrir dans une quarantaine de salles en France à partir de ce mercredi 24 février.
Rassurez-vous, il y a des choses à dire : sur le fond comme sur la forme, Merci Patron ! se pose en contrepoint formel d’un autre film de lutte, le formidable Comme des lions de Françoise Davisse – dont nous vous parlerons en détails dans quelques semaines à l’occasion de sa sortie. Et comme le film de Ruffin est un nid à spoilers digne des séries américaines, avant de poursuivre :
ATTENTION ! LA SUITE DE L’ARTICLE RÉVÈLE LE MÉCANISME DU FILM !
Ruffin, hyper-réalisateur
Dans la salle de cinéma marseillaise, François Ruffin, affublé d’une casquette et d’un tee-shirt siglés « J’aime Bernard », déambule en distribuant une présentation du film. Avec un sens consommé du business, Ruffin n’a pas oublié que le merchandising fonctionnait aussi pour un public réputé peu adepte de la consommation mais toujours friand de symboles fièrement exhibés. Des produits dérivés qui, associés à une campagne de crowdfunding, devaient compenser le refus des aides du CNC, un refus arboré comme une preuve de la collusion entre Bernard Arnault et le financeur du cinéma (L’Humanité détaillait en 2013 les liens présumés de certains membres de la commission documentaire avec le groupe LVMH). Le sous-texte de la projection est donc posé : c’est à un catch médiatique que nous allons assister, avec en tête d’affiche le virevoltant directeur de Fakir, dont les jeux de mots savamment travaillés touchent très vite leur cible.
Ruffin superstar ? Le début du film confirme cette impression : le réalisateur est de tous les plans, cabotine, joue de l’ironie en se faisant le défenseur naïf de Bernard Arnault face aux employé(e)s qui ont subi la politique ultra-libérale du patron de LVMH. Le premier quart d’heure laisse craindre que Ruffin ne tombe, pour la justesse d’une cause sociale que défend mensuellement Fakir, dans la posture de l’hyper-réalisateur, imprimant sa marque autant pour la lutte que pour sa publicité personnelle. Le rapprochement maintes fois fait entre François Ruffin et Michael Moore est à double tranchant : si l’ogre médiatique américain a réellement porté la caméra dans la plaie (dans Bowling for Columbine par exemple), il a également fini par devenir une caricature de lui-même…
Mais tout change lorsque Ruffin débarque chez le couple Klur, dont la misère est à peine croyable tant elle semble sans espoir. Les époux ont tous les deux été licenciés, survivent avec trois francs six sous et se culpabilisent de ne pouvoir offrir à leur fils Jérémie un peu de confort. Au moment où l’équipe pétaradante de Ruffin arrive, le silence s’impose. Un silence entrecoupé par les rares paroles que le couple lance, désespéré : ils doivent rapidement payer 25.000 euros sous peine de devoir quitter leur maison. Ruffin se décide alors à les aider à obtenir de l’argent de la part de l’employeur-licencieur : quittant sa posture de showman, il adopte celle du roublard, prêt à toutes les audaces pour parvenir à ses fins.
Comment obtenir 30.000 euros en quelques jours ? Avec les Klur, Ruffin tient son intrigue. Le suspense dope l’imagination du réalisateur et enterre le rythme « fanfare et trompettes » du début du film. Il rédige les lettres qu’il destine aux médias pour avertir de la situation. Si LVMH ne réagit pas, une des missives sera notamment adressée à… François Ruffin au siège de Fakir. Ruffin commence à tisser un piège en forme de jeu de dupes sur son identité. Quel rôle tiendra-t-il dans le reste du film, maintenant qu’il a franchi le Rubicon, qu’il est intervenu dans la narration non plus simplement comme animateur mais comme partie prenante du dispositif ? Sa transformation en Jérémie, le fils des époux Klur, constitue l’une de ces audaces splendides qui défient le genre documentaire en inscrivant le film dans la veine de la farce performative. Non content de « perturber » le réel en investissant les plans du film, Ruffin va tenter de le modifier dans un simulacre de réel, un réel fantasmé où le pouvoir des mots n’existerait pas simplement du côté des puissants mais aussi du côté des exploités.
C’est désormais « Jérémie » Ruffin qui, après passage chez le coiffeur, joue le rôle du fils négociant la reddition de LVMH dans un accord à l’amiable qui doit garantir la confidentialité totale de la transaction. Pour jouer une bonne comédie, il faut être deux : Ruffin jubile, et nous avec lui, dans cette arnaque qui tient du théâtre de boulevard, mais il n’y aurait pas de film sans le négociateur dépêché chez les Klur par Bernard Arnault en personne. De ce personnage dont on ne verra jamais le visage, on découvre une truculence digne des meilleurs scénarii de Michel Audiard. L’homme tour à tour vitupère, prévient, menace et s’inquiète que les lettres écrites pour les médias arrivent à destination. Sa focalisation, au milieu des médias « traditionnels », sur la personne de François Ruffin rend la plupart des scènes hilarantes et le personnage terriblement attachant, en même temps qu’il flatte l’ego du réalisateur. Plus gauchiste qu’un gauchiste, le négociateur semble réellement content que les Klur puissent s’en sortir, avec cette manne inespérée et ce fils si débrouillard…
On peut, bien sûr, reprocher à Ruffin l’utilitarisme de son dispositif. Ne trouve-t-il pas avec les Klur la matière documentaire idéale pour son propre compte ? La critique s’entend : en regard de Comme des lions, film-miroir qui, lui, laisse la parole aux ouvriers, Merci Patron ! ne donne pas véritablement la parole à ceux qui subissent. Il ne filme pas la déconstruction d’une domination mais, d’une certaine manière, la renforce avec un Ruffin omniprésent allant jusqu’à prendre la place du fils Klur. Mais le film conserve une force : à l’inverse des salariés de PSA à Aulnay dans Comme des lions, le couple Klur ne semble pas avoir les armes pour se battre contre ceux qui les ont mis dans cette misère.
Ruffin, en créant une fiction dans le documentaire, réintroduit un espoir, submergé par les dettes et l’incapacité d’agir. Agir ou déconstruire : faut-il choisir entre les deux approches ? C’est en ne s’interdisant rien dans son dispositif que François Ruffin met au jour le pouvoir de l’action dans une veine proprement grand guignolesque. Là où l’on peut regretter à bon droit que le réalisateur polarise l’attention en écrasant ses personnages, on peut aussi y voir le développement festif d’une arme de résistance « non-conventionnelle » face à un patronat ivre de sa capacité à dicter les conditions de la transaction financière concédée au couple Klur…
Car ici encore, l’utilisation de la caméra cachée pendant les pourparlers entre le négociateur et François « Jérémie » Ruffin peut choquer. Elle rompt délibérément le pacte imposé par LVMH et introduit le bluff dans le jeu des négociations. En piégeant la scène, Ruffin contourne donc les termes du contrat. Mais faut-il s’en offusquer quand le combat entre les ouvriers et Bernard Arnault est si dissymétrique ? On peut voir dans cette volonté affichée de ne pas s’incliner devant la bienséance une forme de bouffonnerie. Ruffin joue le bouffon du Roi, assumant une manière d’être que les dominés ou les courtisans ne pourraient tenir : dans le spectacle qu’il met en place, il n’hésite pas à devenir lui-même le roi du tempo, tirant les fils de l’histoire pour dénoncer le ridicule des marionnettes à la solde des intérêts du patron de LVMH.
Ainsi la géniale séquence avec Marc-Antoine Jamet, député socialiste chargé d’intervenir en douce au nom de Bernard Arnault pour calmer les ardeurs de Ruffin-journaliste : révélant lui-même l’existence d’un accord supposé confidentiel entre les Klur et LVMH, il libère ainsi le réalisateur de son angoisse. Comment aurait-il pu en effet parler de toute cette histoire de transaction sans être accusé de dévoiler ce qui ne devait pas l’être ? Cette bourde monumentale du député qui révèle le pot aux roses en mettant en porte-à-faux celui qu’il est censé servir illustre le génial double-jeu de Ruffin qui réussit là un coup de maître scénaristique et activiste. LVMH ne peut dès lors plus compter que sur les policiers pour protéger leur assemblée d’actionnaires face à ces Pieds Nickelés picards, qui n’ont pourtant comme arme que la malice d’une arnaque. Bouffonnerie pour bouffonnerie, on préfère encore celle, joyeuse et roublarde, de la bande à Ruffin, même si le parti pris du film pose la question des modalités de la lutte sociale et des moyens pour parvenir à ses fins…
Je suis très circonspect sur ce film. Non pas sur cette lutte contre Bernard Arnault que j’approuve des deux mains, mais sur la forme qui pose beaucoup de questions et en particulier celle de l’instrumentalisation des deux principaux protagonistes, Jocelyne et Serge Klur, par un François Ruffin qui se met en scène en jouant les Robins des bois et surtout en réutilisant les formes les plus démagogiques du modèle télévisuel.
Il faut relire à ce propos le texte de Jean-Louis Comolli qu’il avait écrit en 2008 pour le séminaire « Formes de lutte et lutte de formes » et intitulé « Incidence du moindre geste » à lire ici : http://www.lussasdoc.org/etats-generaux,2008,90.html
Bonjour,
Je suis d’accord avec votre précision. Je note moi-même que son rôle de sauveur est ambigu puisqu’en donnant la preuve de moyens d’action, il en prive les principaux acteurs en prenant leur place.
Je trouve cependant que le film a des vertus, précisément dans l’appel à l’action qu’il transmet et dans la moquerie de la bouffonnerie du pouvoir.
Mais vous avez raison, c »est un film qui pose des questions sur les formes de lutte !
Cordialement,
Nicolas
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