Et si on parlait un peu de « transmédia » sur Le Blog documentaire ? Avec un dispositif construit dans la perspective d’une complémentarité éditoriale forte entre les différents supports documentaires. Le projet « Tour Paris 13 », lancé par La Blogothèque, France Ô, les Nouvelles écritures de France Télévisions, Le Mouv’ et Canalstreet.tv, raconte la destruction physique et la sauvegarde annoncée d’œuvres de street-artistes spécialement commandées pour une exposition temporaire d’un mois, à Paris. Les visites sont aujourd’hui terminées, le site a été sauvegardé… Retour, en trois regards, sur un essai documentaire transmédia réussi.
L’oeil dans l’expo, avec Florian Mosca
4.500 mètres carrés, 11 étages, 34 appartements pour 102 artistes de 18 nationalités différentes… Voici les ingrédients du cocktail concocté par la Galerie Itinerrance, à Paris. Pendant six mois, les murs de ce bâtiment désaffecté du 13ème arrondissement de Paris ont été livrés à l’imagination de ces artistes urbains. Le résultat, détonnant, a été ouvert au public pendant un mois. Succès garanti : les plus courageux auront patienté pendant de longues heures avant de pouvoir pénétrer dans les lieux. 49 visiteurs étaient autorisés en même temps, pour des raisons de sécurité. Parmi eux, Florian Mosca qui en a ramené ce court film, d’abord publié sur son site Go with Flo…
Après avoir accueilli plus de 20.000 personnes, la Tour Paris 13 a fermé ses portes le 31 octobre. Le site mis en ligne à l’ouverture de l’exposition s’est alors « grisé ». Les internautes étaient chargés de sauver les oeuvres pixels après pixels. Ce qui n’a pas traîné : en trois jours, le webdocumentaire avait retrouvé presque toutes ses couleurs.
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L’oeil sur le web, avec Nicolas Bole
Comment rendre le transmédia anti-gadget ? Facile, imposez-lui de servir non seulement un propos mais aussi une cause. C’est un peu sur ce terreau – plutôt fertile – qu’a grandi le projet autour de la « Tour Paris 13 » et qui promettait de prendre tout son sens, à l’heure où la déambulation baguenaudante sur une application et un site Internet cédait sa place à un travail de sauvegarde.
Résumons les épisodes du mois d’octobre qui a vu ce projet naître, à la fois au cœur de Paris et sur Ta toile :
1 – La Tour Paris 13, superbe architecture bétonnée sise près de la grande bibliothèque François Mitterrand, est vouée à la destruction ;
2 – Un ingénieux galeriste (Mehdi Ben Cheickh, en l’occurrence) a trouvé le moyen de transformer une énième modification du paysage parisien en happening culturel ;
3 – Attendu que la plateforme web, fort bien pensée notamment en application pour internaute nomade restituant l’ensemble des biographies et travaux d’une centaine de graffeurs et autres street-artistes qui peuplent ladite tour, va constituer le témoignage virtuel d’une création réelle promise à finir en gravats ;
Après un mois de mise en ligne et d’ouverture au public de l’appli/du site et de la tour, et à l’heure où les internautes étaient appelés à sauver leurs œuvres préférées, il est notable de constater à quel point le projet a suscité un enthousiasme (critique, mais aussi public) que peu de projets transmédia parviennent à conserver sur la durée.
Et ce, parce qu’après avoir crépité en tweets élogieux et impatients à son ouverture (4.700 reprises du hashtag #paris13 en un mois, comme le rappelle le site veille-digitale), la tour s’est mise à exister réellement, visitable (pour les chanceux et les courageux qui ne craignent pas les très nombreuses heures d’attente), en même temps que la dramatisation de sa disparition prochaine rendait la visite chargée d’une dose de nostalgie anticipée. Ainsi, et concomitamment, la froideur d’une application web, consultée en solo et en catimini sur sa tablette, s’en trouvait réchauffée par le souvenir d’une visite in situ, partagée entre amis ou entre amour ; et cette existence réelle de la tour a permis de contrer la désincarnation des usages web, laquelle n’a rendu que plus nécessaire la capacité d’éprouver un ressentir-ensemble (n’osons pas le très politiquement correct vivre-ensemble…).
Aujourd’hui que la tour vit – normalement… – ses dernière heures, l’application et le site se drapent dans une perspective mémorielle qui réveille en chacun de nous la notion inaltérable du sacré que l’on souhaite accorder à une œuvre d’art (fût-ce le travail d’un street-artiste) et que l’on espère sauver des décombres en lui réservant une place au soleil numérique. Cette application ne se limite plus à une énième production sur l’art contemporain. Non, elle charrie à travers elle l’histoire d’une expérience unique et restreinte dans le temps, dont elle constitue le dernier témoin visuel, la dernière bouée « réelle » (quoique virtuelle) d’un tangible disparu dans la poussière de la reconstruction parisienne.
Avènement de la coopération étroite qu’entretiennent installations physiques et programmes web, la Tour Paris 13 narre l’histoire d’un lieu par sa déambulation autant réelle que virtuelle. Ainsi incarné, le lieu « vit » sur le web comme dans la réalité, même lorsque – paradoxe – le terrain arborera un trou béant. Physique et virtuel s’imbriquent, se répondent : un flux d’histoires et de sensations qui inscrivent les deux expériences (déambuler sur l’application ; visiter la tour) dans une complémentarité. Pensé comme outil d’appropriation, assumant son statut de « guide », Tour Paris 13 réussit ce que Gare du Nord échoue : le web n’est pas la réplique 2D du réel, mais bien sa prolongation. Ainsi le mode panoptique du 360° qui permet de voir ou revoir tous les recoins de certains appartements. L’absence de point de vue n’est pas ici une carence mais un impératif de production et d’adresse au public : internautes, c’est à vous de choisir qui survivra de cette expérience, et la neutralité de la réalisation confine précisément à mettre sur un pied d’égalité les concurrents.
La liaison transmédiatique entre application/site et lieu physique aura alimenté les discussions du mois d’octobre (« Tu vas à la tour ? », « T’as vu ce graffeur italien du 3ème étage ? Non ? Va le voir sur la plateforme, elle est bien faite ! »). Elle aura contribué à faire monter cette tension inhérente au suspense (qui sera sauvé ?) et montré que cette coexistence des différents supports sur lesquels une œuvre peut se déployer n’a parfois rien de factice ou de gratuit.
Un bémol cependant. Cette aventure – réellement – unique semble atteindre son but… un peu trop même, puisqu’à 5 jours de la fin du dispositif, le tour était sauvegardée à… 100%. Il semble donc que la sélection par les internautes des meilleures œuvres se soit transformée en satisfecit général pour l’ensemble des participants.
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L’oeil sur la prod’, avec Cédric Mal
On aurait pu croire qu’un projet de l’envergure de Tour Paris 13 eût été préparé bien en amont de la réappropriation des étages du bâtiment par les artistes sollicités pour cette « performance ». Eh bien, non. Comme l’explique Olivier Daube, conseiller de programmes « Nouveaux contenus » à France Ô : « Le galeriste qui a monté cette exposition nous a contacté en février 2013 pour nous proposer de réaliser… un reportage sur l’événement. Nous avons préféré le recevoir avec le responsable de l’unité documentaire de la chaîne, et notre réponse a été claire : « non » pour un reportage ; mais « oui » pour creuser l’univers qu’il avait créé avec une écriture documentaire spécifique et un projet web synchrone ».
Mais pourquoi Mehdi Ben Cheickh s’est-il précisément tourné vers France Ô ? « Sans doute parce qu’il connaissait notre ligne éditoriale ; à savoir : l’ouverture sur le monde, les cultures urbaines et l’Outre-Mer », précise Olivier Daube. Pile dans la cible, en somme !
A ce stade, la logique selon laquelle un producteur cherche un diffuseur pour ses projets s’inverse : c’est la chaîne qui se met en quête d’une structure capable de réaliser l’œuvre web et le programme linéaire dont la diffusion est prévue au premier trimestre 2014. « Nous avons rapidement pensé à la Blogothèque, précise Olivier Daube, et ce fut un réel plaisir de travailler avec cette structure dont les centres d’intérêts rejoignent les enjeux portés par ce projet ».
Qu’en dit le producteur ? « Nous avons tout de suite eu l’intuition que ce projet avait un très fort potentiel quand il est arrivé dans nos mains, et nous avons alors conçu une approche transmédia en plusieurs temps », explique Matthieu Buchsenschutz, producteur associé à La Blogothèque. « Un programme linéaire seul aurait pu être partiel, ou partial, et n’aurait sans doute pas permis de rendre compte de la richesse et de la diversité de l’exposition. L’expérience digitale interactive (plus d’une heure de vidéos et 450 photos) permet aussi au documentaire de s’affranchir de l’expérience in situ pour proposer une approche du street-art plus large, et plus didactique », ajoute t-il.
Il a alors fallu trouver une « réponse web » à la nature (éphémère) de la Tour Paris 13. Comment transcrire intelligemment sur Internet l’essence du street-art – et son évanescence – en ajoutant une dimension supplémentaire par rapport à l’exposition physique ?
Au fil du développement du webdoc (mars-septembre 2013 environ), l’idée du sauvetage par les internautes des représentations audiovisuelles des œuvres (et non des œuvres elles-mêmes, comme le laisse croire le discours un peu marketé du dispositif) s’impose comme un concept qui fait sens. Le mois d’octobre permettra de fédérer l’audience, et de constituer une communauté mobilisable pour la seconde partie de l’expérience, entre le 1er et le 10 novembre. 500.000 parcelles d’oeuvres seront alors « grisées », puis recolorisées par les internautes (avec un zèle allant parfois jusqu’à plus de 10.000 opérations de sauvetage pour un seul webspectateur).
La fabrication de l’œuvre web s’effectue sur un temps relativement court, avec un budget serré ; il faut donc dimensionner le réalisable en fonction de ces contraintes. Flash par exemple, bien que moins approprié pour les applications mobiles, sera donc préféré au HTLM5. De la même manière, certaines fonctionnalités d’abord envisagées seront abandonnées en cours de route. D’autres, comme le fait de se « logger » pour sauver les oeuvres, l’ont été pour ne pas freiner l’aspect participatif du webdoc. De petites touches « vidéoludiques » (le compte à rebours, l’affichage du pourcentage du site sauvé) ont sans doute participé à l’engouement auprès des publics.
France Ô ne présageait pas un tel succès pour la plateforme web, et pourtant : plus de 300.000 visiteurs uniques à cette heure, 2,5 millions de pages vues, 5.600 emails récupérés, 130.000 vidéos vues (80.000 pour le teaser sur Youtube, et 50.000 sur Dailymotion), plus de 15.000 photos sur Instagram… « Il faut dire que les street-artistes sont assez géniaux, très différents les uns des autres, et il existe une fin programmée de l’aventure. Cette rareté a motivé les visiteurs, et a assuré finalement le succès de l’expérience globale », note Olivier Daube.
Si le nombre d’applications téléchargées n’est pas très significatif (plusieurs milliers), le temps passé sur le site est plus convaincant (18 écrans vus en moyenne, pour une dizaine de minutes passés sur chaque session). 25% des visiteurs sont revenus sur le site après un premier passage ; 40% pour l’application, selon les chiffres de la Blogothèque.
Et qu’en ont pensé les street-artistes ? « Ils ont été globalement enthousiastes », même si certains ont ensuite regretté de ne pas avoir donné d’interview aux auteurs du webdoc pendant le tournage. Ils ont estimé que les fresques réalisées à partir de leurs œuvres étaient réussies, que l’ergonomie du site (et en particulier l’exploration à 360 degrés, bien que perfectible) imaginée par France Télévisions rendait hommage à leurs travaux, même enfermés entre 4 murs.
L’ultime enjeu pour la chaîne réside dans la diffusion du documentaire TV réalisé par Thomas Lallier. Un carton d’audience pour couronner cette audacieuse expérience transmédia ? « Nous ne réfléchissons pas en ces termes, indique Olivier Daube, nous nous inscrivons dans une logique d’édition plutôt que d’antenne. D’ailleurs, le projet web a devancé la diffusion télévisée ». C’est la logique que France Ô entend développer : éditer des contenus bi-médias complémentaires, et ne pas se contenter de « one shot » sur le web, avec l’appui des Nouvelles écritures pour les objets les plus conséquents. Après Cuts et après cette Tour Paris 13, rendez-vous en 2014 pour découvrir les nouvelles expérimentations de la chaîne sur le web.
Quant à la Tour Paris 13, après avoir reçu 25.000 visiteurs, elle est aujourd’hui fermée. Sa destruction est prévue pour le début de l’année 2014. Ultime happening de l’expérience, dont le documentaire linéaire fera état. Aurélie Filippetti, qui a visité l’exposition dans sa dernière semaine d’ouverture, n’aura sans doute pas la possibilité de sauver physiquement ces petits morceaux de culture urbaine. Mais il y a fort à parier qu’une telle expérience se reproduira en d’autres lieux, et sous d’autres formes…
Tour Paris 13 a quand même un succès fou.
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