Le Canada débarque en France ! Et accessoirement sur Le Blog documentaire… Deux événements d’ampleur coordonnés par nos soins se dérouleront coup sur coup ce lundi et ce mercredi à Paris. Avec d’abord l’avant-première mondiale de « Fort McMoney », pilotée par David Dufresne le 18 novembre dès 19h30 à la SCAM, avec Le Monde, ARTE et l’ONF. Puis la conférence exceptionnelle de l’Office National du Film du Canada, le 20 novembre à 20h à l’ENS, en présence de Dominique Willieme qui reviendra sur les programmes interactifs produits par cette structure. Un auteur et un producteur qui présentent ici le nouveau jeu documentaire de l’ONF…

Comment ça s’écrit « Fort McMoney » ?

fort mcmoney bando

David Dufresne s’est donc lancé ce pari fou de créer un « jeu documentaire ». C’est osé, c’est audacieux, mais on n’en attendait pas moins de celui qui, toujours avec Philippe Brault, signait Prison Valley en 2009 – webdocumentaire qui fait aujourd’hui office de repère dans la toute récente histoire des programmes interactifs.

Les deux auteurs ont choisi ici d’investir Fort McMurray, à nouveau une ville nord-américaine mono-industrielle. Après la cité des prisons, la capitale des sables bitumineux. Auraient-ils trouvé là un bon filon ? « Quand Philippe m’a parlé de cette ville située au fin fond du Canada, j’étais franchement assez sceptique, explique le maître d’œuvre. Au départ, je n’assumais pas de continuer dans cette même veine, mais je me suis vite rendu compte d’une différence notable : Prison Valley était un peu figé dans l’Histoire ; Fort McMoney parle avant tout d’avenir. Le décor, aussi, est sublime – épouvantablement sublime (on pense par exemple inévitablement à « Fargo« , des frères Cohen). Ce projet me permettait également de travailler sur mon ‘pays d’accueil’, et une fois sur place, l’évidence est apparue ».

L’évidence, c’est aussi la volonté de construire un « jeu documentaire ». Cette forme de narration spécifique est une intention première. Dominique Willieme, producteur à l’ONF, explique : « Dès nos premières réflexions il y a 3 ans, nous avons cherché à réaliser quelque chose de beaucoup moins linéaire que Prison Valley. Nous sentions que David voulait aller une case plus loin. Deux éléments se sont donc très vite imposés dans nos discussions : une délinéarisation très poussée, et la volonté d’explorer tous les aspects de Fort McMurray, au-delà des simples questions environnementales. Les documentaires sur les sables bitumineux, à charge ou à décharge, sont nombreux. Mais il est vraiment inédit d’ouvrir toutes les vannes pour observer une telle ville-champignon sous ses nombreuses et complexes coutures ».

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© Philippe Brault (Toxa/Onf/ARTE)

Se pose alors la question de l’immersion dans un environnement plutôt hostile, et bien gardé. « A Prison Valley, les portes étaient fermées ; à Fort McMurray, non seulement les portes sont fermées, mais les routes sont privées. Il nous a fallu plus d’un an pour qu’on parvienne à se faire ouvrir le décor, détaille David Dufresne. On ne savait pas si on allait pouvoir pénétrer sur les lieux, mais à force d’opiniâtreté, d’insistance et de temps, nous avons pu nous approcher de ce que nous voulions voir, et de ce que nous voulions entendre. Ensuite, nous avons expliqué à toutes les parties que nous leur offrions la possibilité de s’exprimer – charge à eux de la saisir. Jamais, au final, on n’aura autant entendu l’industrie dans un film critique sur le pétrole et l’énergie. Inversement, les industriels pourront considérer que jamais on n’aura autant entendu les environnementalistes dans un film où eux s’expriment. La mission qui m’était confiée par l’ONF était bien celle-ci : que tout le monde parle ».

On pourrait naturellement penser qu’il est alors difficile, face à la profusion des intervenants, d’imprimer la subjectivité d’un auteur sur le discours. Comment, lesté de ce souci « d’objectivité », forger l’expression d’une singularité ? Et, plus fondamentalement, les logiques de construction d’un jeu vidéo ne sont-elles pas absolument antinomiques avec une démarche documentaire ?

« La façon avec laquelle David s’empare de cette réalité, son approche particulière des interlocuteurs et sa manière d’être participent d’une démarche d’auteur », précise Dominique Willieme. « Mais il s’agit aussi de dépasser ma propre parole », renchérit David Dufresne. « Et mon point de vue s’exprime aussi dans la mécanique du jeu, comme dans la base de données (chacun choisit son parcours, et il en existe des centaines de différents). Ce qu’il m’intéresse, c’est que le débat ait lieu. Et je pense qu’on  perçoit bien, dans l’esthétique des images, que transperce un regard. C’est très clair, pour moi. Mais jamais le jeu ne tord la réalité documentaire ».

Dominique Willieme précise : « En termes de contenus, c’est beaucoup plus fort, beaucoup plus engagé, et beaucoup plus costaud qu’un film linéaire ; c’est l’équivalent de 10 longs-métrages sortis conjointement sur les écrans ». David Dufresne poursuit : « Un film linéaire serait effectivement beaucoup moins équilibré que cet objet. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’expérience collective. C’est ça la démarche documentaire pour moi : débattons !« 

Les intentions ainsi posées, reste à relever le défi du tournage. 2h40 de film, 5h30 d’entretiens au final… après 1.940 heures de développement, 60 jours de tournage en 5 excursions, 6.000 kilomètres parcourus, 2 ans d’enquête et 5 mois de montage.

Un tournage avec David Dufresne, il faut le savoir, c’est aussi un mode de vie. « On sort avant le lever du soleil, et on n’arrête pas jusqu’au soir. L’assistante de réalisation, nord-américaine, avait préparé un planning qui prévoyait par exemple des pauses déjeûner… Impossible ! ». 15 à 16 heures de travail par jour, tous les soirs remis en cause par David Dufresne qui s’échine à tout parfaire sur son logiciel favori, Scrivener. Le va-et-vient est permanent entre les équipes de production web et les équipes sur le terrain (par moins 30 degrés), et « le plus compliqué à gérer, concède David Dufresne, c’est de lutter contre la fatigue. C’est un travail épuisant, mais passionnant, au cours duquel il faut rester concentré sur tous les éléments ».

Et, comme pour Prison Valley, la tâche est parfois ingrate. Philippe Brault pourra en témoigner… Après avoir dû photographier un rideau de douche sous tous les angles possibles pour Prison Valley, « nous avons aussi dû beaucoup tourner de choses utiles, qui n’étaient pas forcément esthétiques, pour les besoins de la production », concède David Dufresne.

Difficile d’imaginer, dans ces conditions, qu’un tel couple « réalisateur/photographe » perdure… « Mais si, justement ! s’emballe David Dufresne. Quand nous pénétrons dans un lieu, il est sidérant de constater que nous sommes attirés par les mêmes choses. Par exemple, nous avons tous les deux été attirés par la même femme dans un concours de musculation. Nous avions repéré la même personne au milieu de dizaines d’autres, et elle est devenue un formidable personnage ».

Un tournage à la fois méticuleux, compliqué et exigeant, donc. Fort de la « patte » de Philippe Brault, reconnaissable entre toutes (voir Le jeu des 1.000 histoires). Des efforts conséquents ont été déployés, et « on a finalement produit beaucoup de choses qui ne seront peut-être jamais vues par les internautes !, s’amuse David Dufresne. Mais cette profusion apporte la nuance qui ne serait sans doute pas présente dans un film linéaire de 90 minutes ». La subtilité passe aussi, parfois, par les longueurs…

Assurément, nous sommes ici face à une œuvre d’auteurS. C’est un travail collectif transatlantique qui anime et structure la production du jeu (1.940 heures de développement, répétons-le !). « C’est une usine à gaz, peut-être, mais une usine à gaz très artisanale ».

Dominique Willieme précise : « L’ONF participe très activement à la maturation des projets, et Fort McMoney ne fait pas exception. Nous travaillons sur tous les plans (financiers, juridiques, artistiques, etc.) pour faire en sorte que les intentions des auteurs se réalisent, avec un respect absolu de leurs paroles et de leurs visions. C’est une exigence que nous partageons avec ARTE ».

« Tout le monde se connaît, se respecte et s’apprécie. Mais il y a naturellement des rôles qui se définissent plus ou moins consciemment, précise David Dufresne. Le regard de Marianne Lévy-Leblond, d’ARTE, est par exemple extrêmement précieux sur les questions de montage et de vidéo. L’apport de TOXA sur le design et la manière de construire l’interface est formidable. L’ONF est très en pointe sur les problématiques d’expérience utilisateur. Les champs ne sont pas aussi clos que cela, mais chacun apporte son expérience et son expertise au projet ».

Et l’auteur a aussi dû s’entourer de spécialistes en matière de jeux vidéo : « Deux français experts en ce domaine ont effectivement participé à l’élaboration de la dimension ludique de l’expérience. Olivier Mauco, pour poser les bases. Florent Maurin, pour affiner les éléments, et notamment la voix du jeu. Un autre gamedesigner de Montréal, Guillaume Perreault, m’a permis de cadrer la mécanique générale de l’expérience. Et ce qui  est drôle, c’est que lui me ramenait de temps en temps au matériau documentaire quand moi, selon lui, j’allais trop loin dans la logique du jeu« .

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© Claudie Gravel (Toxa/Onf/ARTE)

Reste que « l’aspect documentaire est maître et autonome ». David Dufresne se sait attendu sur ce terrain-là, mais il prévient tout de suite : « Le point de vue de l’auteur de documentaire transpire aussi dans la thématique de la première semaine [le jeu s’échelonne sur 4 semaines successives, dont la première occurrence débute le 25 novembre] : ça s’appelle ‘Boom town’, et nous allons passer beaucoup de temps avec des SDF, des personnes qui sont venues chercher fortune à Fort McMurray et qui se retrouvent à fumer du crack dans la rue. La deuxième semaine sera dédiée à ‘l’or noir’, l’industrie et l’argent plus ou moins facile. La troisième, c’est la ‘route de glace’, à plusieurs centaines de kilomètres au nord, dans un village où il se passe des choses étranges. Enfin, la quatrième semaine sera l’objet du débat de l’après pétrole, au cours duquel la ville sera complètement ouverte ».

Fort McMoney est bien sûr diffusé sur le site de l’ONF, mais le jeu documentaire fait aussi l’objet d’une diffusion sur Lemonde.fr en France, sur The Globe and mail en Grande-Bretagne, sur le Süddeutsche en Allemagne et sur Radio-Canada au Canada. Des partenariats à même de boooster la fréquentation de l’œuvre documentaire de David Dufresne mais, dit-ilcitant David Carzon – , « les critères d’évaluation des programmes diffèrent selon la nature desdits programmes. Nous ne sommes pas à la télévision, où le seul critère qui vaille est l’Audimat. Le succès de Type:Rider, par exemple, sera davantage ausculté en fonction du nombre d’applications téléchargées plutôt qu’en fonction du nombre de visites sur le site. Pour Fort McMoney, franchement, l’ampleur des débats suscités par le programme est un enjeu évident. Si ce que nous soulignons devient un enjeu politique, nous aurons gagné« . Rendez-vous est pris…

Cédric Mal

Plus loin

Webdoc : Retour d’expériences sur « Fort McMoney »

19 Comments

  1. Bonjour,
    Merci, c’est passionnant !
    Mais il me semble que le logiciel préferé de David est plutôt Scrivener et pas Screeweaver.

  2. Cecilia Chatelet

    Doute : la conférence à l’ENS a-t-elle lieu le 20 ou le 21?
    Le site de l’ENS indique que c’est le 20 (http://www.ens.fr/spip.php?article1904), mais l’article ici, que c’est le 21…
    On tranche?:) Merci!

  3. Pingback: Fort McMoney : David Dufresne présente son nouveau jeu documentaire interactif à la Scam - Webdocu.fr

  4. Cecilia Chatelet

    Merci!

  5. Pingback: - Le blogue ONF.ca

  6. Pingback: « Fort McMoney » : présentat...

  7. A reblogué ceci sur webdocus.

  8. Pour aller au delà de la présentation, la critique de ce web-doc
    http://webdocus.wordpress.com

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