« Frederick Wiseman ou l’art du récit documentaire », c’est le titre d’une très belle rétrospective organisée en ce moment Aix-en-Provence et Martigues. Une vingtaine de films y sont projetés, en présence du cinéaste les 29 et 30 novembre. Le Blog documentaire se saisit de l’occasion pour publier deux nouveaux regards sur l’oeuvre du documentariste américain. Ils sont signés par Laetitia Mikles, réalisatrice et rédactrice à Positif, et Caroline Renard, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Aix-Marseille.

Ces deux articles ont été publiés dans un tiré à part de la revue « Semaine » consacrée à l’événement. Plus d’infos sur www.cinetilt.org.

Frederick Wiseman - © Cédric Mal
Frederick Wiseman – © Cédric Mal

Derrière les apparences

par Laetitia Mikles

Au départ, tout semble simple. On regarde Welfare, puis The Store et Domestic Violence. On repère vite les constantes des films de Fred Wiseman : l’unité des sujets (les grandes institutions officielles ou civiles), la cohérence du style (des scènes prises sur le vif, pas d’entretien), la récurrence des obsessions (le pouvoir, la hiérarchie, la violence). En quelques films, on pense avoir cerné l’oeuvre foisonnante. On s’autoriserait presque à étiqueter l’auteur : « le peintre des institutions » ou « le réalisateur sociologue ». Fred Wiseman s’amuse avec ce costume de filmeur politique qu’on le force à endosser. Mais ne vous y trompez pas. Wiseman est avant tout un littéraire. Un amoureux de la poésie d’Emily Dickinson. Un admirateur inconditionnel du théâtre de Samuel Beckett. On tient là deux précieux indices pour approcher le secret intime son oeuvre. Car tous ses films cachent une énigme à décrypter. Ainsi, La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris semble s’offrir tout entier au regard du spectateur : une description simple et transparente du prestigieux corps de ballet, son quotidien, ses spectacles, sa machinerie administrative. Or, à y regarder de plus près, chaque discussion, chaque chorégraphie, chaque réunion de travail a été choisie avec un soin extrême par le cinéaste, non pas seulement pour sa force intrinsèque, mais parce que toutes ces scènes déclinent un même sous-texte : l’angoisse de la mort. Lorsqu’une danseuse se rend chez la directrice, c’est pour parler des rôles inadaptés à son âge et à son usure physique. Quand les danseurs tiennent une réunion syndicale sur leur régime de retraite, c’est pour évoquer la dégradation prématurée qui guette leur corps. Quant aux danses, Wiseman ne sélectionne que celles qui expriment la terreur de la grande faucheuse : l’infanticide sanguinaire du Songe de Médée d’Angelin Preljocaj, ou les pleureuses en deuil de La Maison de Bernarda de Mats Ek. Chaque scène se veut un memento mori mélancolique ou grinçant. La Danse ne célèbre pas une illustre institution, mais un combat contre la Mort.

Enfermé de longs mois dans sa salle de montage, Wiseman peaufine avec une minutie extrême la structure de ses documentaires. Par un savant agencement de séquences, par un soin rigoureux apporté à la combinaison des scènes, il va modeler secrètement le message de son film. C’est ce qui lui permet d’affirmer, un sourire en coin, que Crazy Horse est un de ses films les plus abstraits. Une telle déclaration frôle la provocation : rien de plus charnel et sensuel, au contraire, que les prouesses dénudées des danseuses du fameux cabaret parisien. Mais, en décortiquant son ossature, on en dévoile le coeur. Le film se bâtit autour de l’idée de mensonge et de faux-semblant : jeux de reflets, ombres chinoises et autres trompe-l’oeil, fantasmes que les metteurs en scène projettent dans leurs chorégraphies, simulations érotiques des spectacles qui gênent parfois les danseuses elles-mêmes, hypocrisie du discours de l’administration… Le cinéaste, tel un disciple de Socrate, met en garde le spectateur prisonnier de sa caverne contre le caractère factice des apparences immédiates. Alors que son cinéma soi-disant « direct » donne l’impression de scènes « brutes » prises sur le vif, Wiseman affectionne en fait l’art de la métaphore. Dans Boxing Gym, des habitués se retrouvent pour s’entraîner dans une petite salle de boxe de quartier. Là où l’on s’attendait à une ambiance violente et brutale, on découvre le fonctionnement d’une communauté fraternelle qui parvient à s’autoréguler harmonieusement. La salle de boxe se vit comme une Cité idéale dans laquelle règnent le respect de l’autre, le goût de l’effort et l’autodiscipline. Perdu au milieu de la violence du monde, le ring fait figure de petite Utopie.

Ainsi, Wiseman a le goût de l’oxymore. Son jeu favori consiste à prendre le contre-pied de ses sujets les plus évidents pour traiter un thème en apparence contradictoire. Le corps éblouissant des danseuses de l’opéra est prétexte à évoquer la finitude de nos existences. La nudité obscène des artistes de cabaret nous interroge sur le concept d’illusion. Les coups de poing des boxeurs amateurs nous donnent envie de croire au contrat social. En associant ainsi des sujets sociaux à des réflexions existentielles a priori antithétiques, il unit ce que notre logique tend à opposer. Il nous prend en aparté et nous chuchote à l’oreille qu’il a entrevu une autre réalité. Ambiguë, complexe et paradoxale. Et nous propose le voyage.

Laetitia Mikles
Réalisatrice, rédactrice à la revue Positif 

 

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À propos de Zoo

par Caroline Renard

Savoir ce qui structure nos représentations mentales et ce que cachent les stéréotypes fait partie des enjeux du cinéma de Frederick Wiseman. Zoo explore les clichés du documentaire animalier et les déconstruit pour démontrer que ces représentations sont intimement liées à la dimension économique et idéologique de la société qui les produit. Réalisé à Miami, ce film de 120 minutes met au jour l’expansion de la société du spectacle dans un lieu supposé être celui de la défense des animaux.

La scène d’introduction, en huit plans fixes, est sobre. Le point de vue, frontal et plein cadre, cite implicitement l’histoire des images destinées à la découverte du monde animal. Le premier plan, un lion couché paisiblement face à la caméra, offre l’image parfaite du lion idéal. Un zèbre de profil, à l’ombre d’un arbre, précède l’image d’un rhinocéros allongé dans l’herbe. Un vautour se retourne vers la caméra. Une girafe boit dans un bassin. Une autruche s’allonge sur l’herbe. Des flamants roses marchent en file indienne dans un étang. Un tigre du Bengale traverse le cadre devant un temple d’Angkor. Pourtant, le montage joue subtilement de faux raccords de mouvements qui cassent toute continuité. Les trajets des animaux marquent des directions contraires. Chaque plan sur un animal est un bloc fermé sur lui-même, soulignant une improbable cohabitation.

Si le plan du lion évoque un clin d’oeil inversé au lion couché et rugissant de la MGM, le cinéma de Wiseman, entièrement autoproduit depuis 1971 par sa maison de production et de distribution, Zipporah Films, s’inscrit à rebours de l’histoire industrielle du cinéma. Il filme d’ailleurs ici une équipe qui tourne dans le zoo. Des assistants placent des branches devant l’objectif de la caméra. Ils précédent l’opérateur et veillent à ce que son cadrage ne manque pas de verdure.

Wiseman, pour qui la distance et l’observation sont déterminantes, filme leur danse incongrue. Son cinéma n’est ni celui des grands studios, ni celui de la reconnaissance auteuriale, juste celui du constat social. Discrètement, mais résolument situé du côté des populations contre les autorités (Public Housing), des jeunes contre l’institution (High School), des opprimés contre leurs bourreaux (Primate), ce n’est pas pour autant un cinéma de la lutte sociale, ni de l’acte militant. Il filme méthodiquement les fonctionnements et les enjeux des rapports sociaux de pouvoir.

Wiseman disait en 1976 : « La structure, pour moi, est la théorie des événements filmés. Si j’avais une idée préconçue avant le film que le tournage contredise, j’abandonnerais mon idée. Ce qui est important pour moi ce n’est pas ça, c’est que le film reflète ce que j’ai appris sur place. Si je gardais mes idées préconçues, je ferais des films de propagande ». Le sens de ses films vient effectivement de l’agencement des événements. Dans Zoo, deux scènes, de durée équivalente et situées au début et à la fin du film, sont particulièrement frappantes : la mise au monde d’un rhinocéros mort-né et une chasse aux chiens. Elles parlent de la difficulté de la survie en milieu non naturel et d’une arbitraire sélection des espèces. Elles montrent sans artifice la dichotomie qui existe entre un prétendu idéal écologique et la pratique de cet idéal. Dialoguant avec des séquences où les enfants découvrent les animaux avec leurs parents, où des vacanciers errent en pédalo et où des coiffeurs travaillent bénévolement pour rassembler des fonds, elles révèlent la violence et l’hypocrisie de cette institution. Le zoo est donc moins décrit comme un lieu de préservation des espèces que comme un espace de spectacle et de nouveaux rapports de force.

Caroline Renard
Maître de conférence en études cinématographiques, Université Aix-Marseille

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