Sur Le Blog documentaire, nous avions laissé Cécile Cros et Laurence Bagot au moment où « Webdog », un portrait doublement conjoint photographie-son et maître-toutou, jappait sur les sites de France Culture et d’Arte. En cette fin d’année, c’est vers l’école qu’elles tournent le projecteur de Narrative qui, projet après projet, dessine les contours d’histoires perçues comme des dialogues, des opportunités de communiquer les uns avec les autres. Ambition particulièrement présente dans « Photos de classe », mais aussi au coeur de « Stainsbeaupays », le dernier webdocumentaire de Simon Bouisson (avec Elliot Lepers), tous deux sortis ces derniers jours.

Cécile Cros et Laurence Bagot
Cécile Cros et Laurence Bagot

D’accord, à Narrative, les projets ne ressemblent pas à une longue confession monologue d’une repentie des gangs (suivez mon regard). Ni à l’épure recherchée et stylisée de la parallaxe, devenue mode de l’année en matière de récit interactif, autant dans Gare du Nord ou Hollow que dans les articles au long cours [long-read] des journaux en ligne. Non, on entend peu gazouiller Narrative dans la (petite) sphère du genre. Reste que la structure, toujours menée par Laurence Bagot et Cécile Cros, n’en continue pas moins de creuser un sillon dans lequel les deux projets diffusés en cette fin 2013 trouvent naturellement leur place. On y parle d’histoires, du moyen aussi de restituer du lien entre les personnes. Après les propriétaires de chiens dans Webdog, dont on sentait la parole se libérer du fil tissé par la voix malicieuse de Julien Cernobori, ce sont des écoliers et des collégiens qui investissent les deux dernières webcréations du studio bicéphale.

Ce point commun, pourtant, ne doit pas masquer les grandes différences d’approche et de traitement. Cécile Cros en fait l’observation, arguant que le point de vue diverge, autant dans la forme que sur le fond. On ne peut lui donner tort : visuellement, rien ou presque n’est semblable dans les deux webdocumentaires. Si le premier, Photos de classe, fait la part belle aux dessins d’enfants, utilisant le langage symbolique que constituent les boutons de navigation et l’illustration pour coller au propos, Stainsbeaupays est un essai formel de réalisation d’un jeune homme issu de La Fémis, Simon Bouisson, qui a déjà montré son réel appétit pour les nouvelles narrations. Jour de vote proposait en effet une immersion en caméra subjective, avec un soin apporté aux transitions dans la déambulation, tandis qu’avec ce nouveau projet il expérimente l’idée d’une timeline circulaire qui a quelque hérédité avec le film interactif qu’il a réalisé avec trois amis dans le cadre de leur collectif, Les Cardinaux.

Diffusé par TV5 Monde (deuxième collaboration avec Narrative, après Un été à Alger), Photos de classe part d’un constat en forme de cas d’école sur la mixité dans les établissements français. Dans une classe de CE2 du 18ème arrondissement de Paris, une enseignante, Julie Noël, découvre que tous ses petits élèves sans exception ont des parents d’origine étrangère. Deux auteures, Estelle Fenech et Catherine Portaluppi, y voient le signe d’un salvateur retournement : là où autrefois, la norme commune de l’enseignement prévalait et les différences étaient des écarts à cette norme, aujourd’hui la diversité pourrait (voire devrait) devenir une chance. Le dossier obtient le développement du CNC, avant d’arriver sur la table de Narrative. Cécile Cros et Laurence Bagot décident de se lancer dans l’aventure. Cécile explique « qu’il y a, dans cette incroyable diversité (due à la situation de départ), le moyen d’être mieux préparé à la vie », simplement parce qu’on ne grandit pas avec son semblable-miroir mais bien avec l’altérité à ses côtés. « C’est aussi un moyen de valoriser la deuxième langue parlée dans les foyers, la langue maternelle des parents » explique la productrice, qui souligne que « paradoxalement, quand cette langue est parlée, l’apprentissage du français est facilité ». Notamment parce que promouvoir la langue issue de ses origines permet d’éviter le repli communautaire. Et quand on sait qu’à Paris ou dans le Val-de-Marne, 40% des enfants ont au moins un parent immigré, cette problématique est loin d’être marginale.

Constitué en tableaux qui se suivent comme les pages d’un livre (ou, pour une analogie multimédia, d’un CD-Rom dont le projet partage l’architecture), Photos de classe se regarde comme les anecdotes d’un groupe de bambins qui décident, sous l’impulsion de leur maîtresse, de prendre en main le récit familial. Les modules ne sont pas tous d’un égal intérêt, loin s’en faut, mais ils s’inscrivent tous dans une démarche pédagogique de réappropriation d’une histoire personnelle. Mise au centre de l’apprentissage, celle-ci permet d’aborder des thématiques sociales plus complexes, comme le racisme ou le fait d’être français. Le module plus intéressant est peut-être celui qui parle de ce lien renoué entre les parents et leurs enfants, dont la plupart, selon Cécile Cros, « ne savent ni quand ni pourquoi ils sont arrivés en France ». Ainsi le moment où les enfants prennent la caméra pour partir interroger papa ou maman est assez savoureux, de par le retournement de la position de l’intervieweur. Ce n’est plus une question théorique de documentaire, mais bien de prise en charge de l’acte de filmer par l’enfant. De la même manière que dans Génération Quoi ? la caméra s’oubliait devant des jeunes interagissant avec la tablette qu’ils avaient entre les mains, les parents oublient ici la présence de la « vraie » caméra pour se concentrer sur celle que leur enfant pointe sur eux.

photos de classe Une

Entièrement développé en HTML5 pour une consultation sur tablette, le projet a obtenu 30.000 euros du CNC, 5.000 euros de TV5 Monde et quelques subsides des autres partenaires. A l’instar de ces précédents projets, Narrative livre ici une déambulation davantage qu’un récit linéaire : on vient y picorer quelques moments, regarder quelques séquences. L’approche n’a rien de vraiment novatrice, sauf peut-être dans sa dimension participative et pédagogique. En constituant un kit tutoriel téléchargeable pour que chaque classe de France puisse réaliser ce type d’expérience éducative, c’est une véritable visée sociale concrète (certains diraient « concernante ») que poursuivent les auteures et productrices. Rien d’étonnant dès lors de retrouver au rang des partenaires la fondation Lilian Thuram, mais aussi Bayard (avec un partenariat pour le magazine Astrapi) ou le CNDP (mais aussi la mairie de Paris, Courrier International et la Cité de l’Immigration qui accueillera une installation). Un manifeste, rédigé par Marie-Rose Moro est aussi mis en ligne tout au long du projet ; un manifeste sous forme audio qui est accessible depuis chaque vidéo et qui masque habilement le logo de l’hébergeur Youtube.

stainsbeaupays Une

Simon Bouisson et Elliot Lepers, eux, ont profité d’une demande d’atelier du conseil général de Seine-Saint(Denis pour faire du webdocumentaire un outil pédagogique entre une classe de collégiens de Stains et les deux jeunes réalisateurs installés dans la posture des passeurs. Diffusé par France Télévisions Nouvelles Écritures (et en partenariat avec une pléiade de médias qui ont relayé l’information ces derniers jours : Les Inrocks, Nova, Le Parisien, le Bondy Blog et Le Nouvel Observateur), Stainsbeaupays postule d’abord la polyphonie des voix qui s’expriment lors de ce type d’ateliers pour défendre l’idée du webdocumentaire, entendu comme un espace libre non formaté où se côtoient médias différents dans le joyeux maelström qu’on imagine être une classe de collégiens à qui l’on offre la possibilité de sortir de la pesanteur du didactisme.

Approche qui a tout du piège, du rendu fourre-tout qui donnerait au webdoc une allure d’interface de contenus (écueil dont l’arrière-pays, proposé sur la plateforme, n’échappe d’ailleurs pas vraiment). Cécile Cros se remémore à ce propos que la proposition de Simon Bouisson avaitd’abord provoqué chez les productrices une réaction plutôt négative : « Nous avons pensé : « encore un projet d’atelier ! ». Nous avions envie de faire autre chose, mais l’approche de Simon et d’Elliot nous a séduites ». Et il faut l’ingéniosité et la recherche narrative du jeune réalisateur de Jour de vote pour effectivement sortir le projet de sa « zone de confort » que constitue le légitime enthousiasme soulevé par le sujet lui-même (des jeunes prenant en main le récit d’eux-mêmes et de leur ville). À l’instar de Nous, princesses de Clèves (de Régis Sauder), ce qui distingue une démarche cinématographique d’une inventivité pédagogique tient dans l’économie des moyens narratifs employés pour rendre compte de la réalité, et signifier davantage que la force intrinsèque des propos exprimés. Avec l’idée originale de la timeline circulaire, roue de la fortune que l’internaute est invité – ou non – à tourner pour déambuler dans le récit, c’est l’irruption d’une écriture web dans le réel qui vient rendre la narration combinatoire, kaléidoscopique. À l’unité de lieu des documentaires, Stainsbeaupays substitue une forme « d’unité technique » qui imprime une force aux séquences video qui, prises individuellement, pourraient verser dans l’anecdotique.

Tourner la roue consiste à laisser à l’internaute la possibilité de produire lui-même un film au milieu de ce qui constitue davantage, là encore, une déambulation (petits morceaux épars de réel et de fiction qui n’ont que Stains pour dénominateur commun) qu’une narration fermée. Cette innovation purement web donne à l’internaute la sensation d’observer un groupe de jeunes qui prennent chacun à leur tour leur part de l’histoire en se mettant au centre de la roue. Ainsi que l’explique très bien l’un des élèves dans le webdoc, c’est cette agora qui n’arrête jamais de se remplir de paroles et d’images qui représente le mieux la force de cette réalisation collective. Chacun prend sa place au centre du cercle et s’exprime. Pris individuellement, les élèves auraient pu se sentir moins libres de créer de petits formats vidéo sans souci d’une continuité. C’est tout le mérite des auteurs d’avoir inventé un dispositif inédit qui encourage leur créativité ; la cohérence se retrouvant dans la simplicité de l’interaction proposée à l’internaute. Et le fait de proposer le code de cette roue en Creative Commons (c’est-à-dire librement réutilisable) prouve combien la mission que s’assigne le réalisateur consiste à trouver la forme adaptée au fond du propos, et non de conserver jalousement sa trouvaille. Nous sommes dès lors à peu près sûrs que Simon Bouisson innovera dans la forme pour son prochain webdocumentaire. Et ça, c’est une excellente nouvelle.

Nicolas Bole

3 Comments

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