Le Blog documentaire s’arrête ici sur un film d’investigation explosif, présenté en avant-première le 6 février au Festival international du film d’environnement de Paris, en partenariat avec les Actions Culturelles d’ARTE. « Armes chimiques sous la mer » s’approche en effet d’un phénomène tenu au secret défense : des décharges d’armes chimiques qui gisent parfois depuis plus de 100 ans dans les fonds marins, menaçant la santé et l’environnement.
Le documentaire sera diffusé sur ARTE le 25 février à 20h50, accompagné sur le web d’un dispositif « second écran ». En attendant, entretien avec Nicolas Koutsikas, l’un des réalisateurs de cette passionnante (et flippante) enquête documentaire qui rend enfin visible l’invisible, participe à l’éveil écologique et soulève un débat inédit autour de la guerre et de l’écologie.
Le Blog documentaire : Qu’est ce qui vous a amené à vous lancer dans cette investigation sur les armes chimiques immergées ?
Nicolas Koutsikas : Si j’avais déjà entendu parlé du phénomène par des pêcheurs en mer Baltique il y a une dizaine d’années, le film a vraiment germé quand j’ai rencontré en 2009 une équipe de scientifiques américains qui cherchaient à évaluer la nocivité des armes chimiques immergées. Mais les militaires interdisaient que toute caméra les accompagne. J’ai alors débuté mes investigations, en commençant par la rencontre avec le journaliste italien Gianluca Di Feo qui avait découvert, grâce à des archives de Winston Churchill, que l’arsenal chimique de Mussolini était enterré à des points précis, sous terre et au fond des mers. Mais à l’époque, je pensais que c’était un problème local, peut-être même exagéré. Jusqu’à ce que je comprenne que le phénomène était mondial, que partout dans le monde des quantités importantes d’armes chimiques avaient été jetées à la mer par les États, et ce depuis la Première Guerre Mondiale. Il m’a semblé nécessaire de faire un film pour alerter le public à ce sujet et évaluer les risques pour la santé, la chaîne alimentaire et l’environnement…
À quelles difficultés avez-vous été confronté pour effectuer cette enquête ?
Trois ans ont été nécessaires pour construire ce film car c’est une histoire difficile à raconter. D’abord parce que notre sujet est caché à 100, parfois 1.000 mètres de profondeur. Le premier défi du film consistait donc à trouver ces armes chimiques. Nous avons réalisé des repérages avec nos propres plongeurs en Italie, et localiser ces munitions s’est avéré difficile en raison des courants qui les déplacent, et parfois les sédiments les recouvrent tellement que les caméras ne les voient pas. Et surtout, l’armée n’a toujours pas révélé les positions des décharges sous-marines, classées secret défense jusqu’en 2017 ! Du coup, outre quelques rares documents fournis par les militaires américains, les seules informations disponibles viennent des pêcheurs, de quelques scientifiques et historiens, et elles sont éparpillées partout dans le monde. Vous devez les rassembler comme un grand puzzle où il manquerait toujours une pièce, où les informations doivent être sans cesse vérifiées et recoupées car des intérêts financiers, touristiques, militaires sont bien sûr en jeu… D’où le temps long nécessaire à la préparation du documentaire.
Pourquoi la France, pourtant concernée par le problème, est-elle absente du film ?
Contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie par exemple, il n’y a pas d’archives à ce sujet en France, et il n’y a aucun scientifique, militaire ou même historien – si ce n’est dans la perspective de l’histoire générale – qui s’intéresse au phénomène. En fait, la question n’est tout bonnement pas soulevée, et celle des armes chimiques en général est en quelque sorte ignorée. La position de la France reste pour moi incompréhensible : impliquée dans deux guerres mondiales, elle dit n’avoir aucun stock de ce type de munitions – comment les a-t-elle détruites alors ? – et elle n’ouvrira sa première usine de destruction d’armes chimiques qu’en 2016 ! C’est pourquoi les armes actuellement récupérées en Syrie sont traitées en Grande Bretagne, en Allemagne et aux Etats-Unis. Pourtant, il existe bel et bien des décharges repérées au large des côtes françaises, notamment en face de Saint-Tropez ou dans le golfe de Gascogne…
Heureusement, certains pays semblent plus concernés…
En effet. Et les pays les plus avancés sur la question sont ceux qui se situent autour de la mer Baltique, qui est la plus polluée au monde. En Pologne par exemple, il y a même une réelle volonté politique à ce sujet, et des scientifiques financés par l’Union européenne ont lancé des campagnes d’exploration. Mais leurs investigations sont très limitées, en raison des moyens, mais surtout de leur dépendance vis-à-vis des autorités militaires. Non seulement elles prêtent le matériel, comme ces petits robots nécessaires pour capter les images dans les grandes profondeurs et pour prélever des échantillons, mais aussi et surtout : il est impossible de manipuler les armes chimiques sans leur autorisation. Et s’il est des interventions spécifiques sont bien prévues quand certains types de munition échouent sur le rivage ou représentent un danger, les militaires n’envisagent en aucun cas de se lancer dans un travail de déminage de grande ampleur…
Pourquoi la destruction des armes chimiques immergées découvertes n’est pas encore systématique ?
L’organisation mondiale pour l’interdiction des armes chimiques [Prix Nobel de la paix 2013, NDLR] a mis en place un protocole de destruction précis et couteux, comme celui actuellement suivi pour les armes syriennes. Du coup, lorsque des munitions sont découvertes, elles sont le plus souvent rejetées à la mer. On soupçonne ainsi fortement la compagnie Nord Stream d’avoir procédé de la sorte lors de la construction d’un gazoduc en mer Baltique, même si ses responsables disent le contraire. L’omerta est aussi très pesante chez les pêcheurs qui préfèrent rejeter les armes prises dans leurs filets pour éviter les tracas administratifs, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de sécurité alimentaire. Car les poissons pêchés avec ces armes se retrouvent le plus souvent dans nos assiettes. À ce jour, le Danemark est le seul pays à avoir pris des mesures de précaution en ce sens, et quand j’ai interrogé le commissaire européen en charge de la pêche, il m’a dit que ce n’était pas un sujet de préoccupation…
Combien de temps faudra-t-il selon vous pour que l’on commence à trouver des solutions ?
Quand la convention sur l’interdiction des armes chimiques a été adoptée en 1992, elle prenait seulement en compte le stock actuel d’armes chimiques, soit environ 100.000 tonnes, mais elle ignorait le million de tonnes de munitions immergées. Si certains pays comme la Pologne et la Norvège, et le Canadien Terrance P. Long, président des dialogues internationaux sur les armes sous-marines, alertent régulièrement l’organisation à La Haye, aucune mesure n’a été prise aujourd’hui. Et même lorsque le secret défense sera levé, que l’on pourra enfin faire l’inventaire des décharges et lancer des recherches sur leur nocivité, il faudra selon moi des années, voire des décennies, pour trouver des solutions. D’autant que l’on ne connaît rien encore de l’arsenal chimique russe, au moins tout aussi important que celui des États-Unis…
Vous êtes allés jusqu’au Japon pour filmer les uniques chantiers de déminage existants… Comment y avez-vous eu accès ?
Les seules à avoir mis en place de véritables processus techniques de destruction systématique d’armes chimiques sont en effet les Japonais. Mais nous ne pouvions filmer ces opérations de déminage que si la télévision nationale japonaise, la NHK, acceptait d’entrer dans la production du film, ce qu’elle a refusé quatre fois de suite – le sujet étant encore trop sensible selon eux dans le pays -, avant de finalement accepter. Ainsi, nous avons non seulement pu filmer le chantier de déminage, mais aussi attirer un coproducteur chinois – fait exceptionnel, d’autant plus sur un sujet politico-scientifique. Grâce à la confiance première d’ARTE, le film a ainsi acquis une réelle dimension internationale, avec pas moins d’une trentaine de pays impliqués. Il sera ainsi diffusé dans les mois à venir aux quatre coins du monde, dans pas moins de cinq versions linguistiques différentes.
Qu’espérez-vous de la diffusion de votre film ?
J’espère qu’il devienne un unique et véritable outil de communication autour du sujet. Grâce notamment au soutien de la fondation du Prince Albert II de Monaco, engagée dans la protection des fonds marins, nous allons mener plusieurs actions de sensibilisation et diffuser le film à la Haye dans le cadre de l’organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Je suis heureux que le documentaire puisse ainsi participer à une campagne en faveur de l’application du principe de précaution : il s’agit de permette que la mer ne soit plus jamais un dépotoir. Et je suis fier et heureux que le film puisse enfin initier un débat jusqu’ici jamais abordé : la question de l’impact de la guerre et des conflits sur l’environnement, des déchets militaires et de leurs traitements. Je reste assez optimiste à ce sujet, car les préoccupations écologiques se sont imposées depuis les années 70, même dans les esprits militaires. J’ai même rencontré des hauts gradés qui envisagent, même si cela peut paraître absurde de prime abord, de créer des munitions « vertes ».
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Bravo à vous.
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