Vous avez peut-être déjà vu ce film, ou projetez de le voir… Le Blog documentaire prend ici le temps d’un entretien avec Jean-Stéphane Bron, notamment réalisateur du Génie helvétique (2003) et du très remarqué Cleveland contre Wall Street (2010).
L’auteur persiste aujourd’hui dans un cinéma résolument politique, avec un portrait dérangeant de l’inquiétant homme d’affaire et leader populiste suisse Christoph Blocher – ou comment, par les moyens de cinéma, le réalisateur cerne l’ennemi intérieur comme un symptôme d’un pays en repli et d’une Europe en crise, provoquant le malaise chez ses compatriotes.
Le jour même de la sortie de son film en France, le 19 février 2014, Jean-Stéphane Bron revenait sur « L’expérience Blocher », en détaillant sa tactique cinématographique face à l’ennemi, lors d’un entretien accordé à Barbara Levendangeur.
Le Blog documentaire : En quoi ce film était nécessaire pour vous ?
Jean-Stéphane Bron : Après mon film précédent Cleveland contre Wall Street, j’avais en envie de revenir en Suisse. A ce moment là, en avril 2011, le parti populiste de Christoph Blocher, l’Union Démocratique du Centre (UDC), est annoncé à plus de 30% aux prochaines élections fédérales. C’est un signal politique inquiétant dans un monde déboussolé par la crise, où l’on assiste partout à une montée des populismes, des politiques qui fonctionnent sur l’inquiétude et le désespoir, et autour desquelles les mouvements de droite classique se recomposent. Christoph Blocher agit pour moi comme un révélateur de cette situation, comme l’a prouvé dernièrement le vote majoritaire en Suisse approuvant son initiative contre l’immigration de masse, salué par l’ensemble des extrêmes droites européennes.
Quelle était votre première intention vis-à-vis de Blocher ?
Je ne voulais surtout pas le caricaturer – car ce genre de personne, selon moi, se nourrit de le la diabolisation. Je voulais d’abord le comprendre, sans renoncer bien sûr à le démasquer. Face à l’ennemi, dans la démarche documentaire, deux régimes sont possibles : le réalisateur peut choisir la confrontation directe, celle qui consiste se mettre en scène et en opposition à travers une présence active dans le plan ou une voix-off offensive ; ou bien à l’inverse choisir la distance et l’observation, comme je l’ai fait. Je ne voulais pas entrer dans la joute verbale avec lui – d’autant que je ne parle pas sa langue, le Suisse-allemand. J’ai préféré utiliser les moyens du cinéma pour en faire le portrait, le dépeindre. J’ai donc opté pour un dispositif qui ne repose pas sur le discours, mais plutôt sur l’impression, le sentiment et l’invisible.
Pourquoi avoir choisi cette mise en scène pour cerner l’ennemi ?
C’est très difficile de filmer un sujet à ce point dévoré par les caméras : il s’en nourrit tout en les désignant comme ces ennemies ultimes à la solde du système et des élites. A chaque fois, il les évacue par le rire et le mépris, et face à elles, il a un instinct redoutable de sa propre mise en scène. Il me fallait désamorcer ce rapport, l’amener sur un autre territoire. D’où cette idée de lui proposer mes propres mises en scène, des sessions de travail où s’installerait entre nous un rapport de distance et de concentration. C’était une manière pour moi de me réapproprier mon personnage qui m’échappait en partie puisque je n’avais accès ni à ses affaires, ni aux coulisses de son parti. Je prenais ainsi le contrôle de l’ennemi. Je lui donnais des instructions de jeu qu’il suivait. Je pouvais ainsi observer son corps agissant, ses moments de silence où il semble le plus inoffensif et pourtant le plus inquiétant. Mon but n’était pas de le mettre dans une situation stressante, et il le sentait. Du coup, une sorte de confiance s’est instaurée entre nous. C’est comme ça que j’ai pu lui faire enlever son chapeau devant le tableau de Fernand Holder dépeignant la plus grande défaite de Suisse : un scène au final pour moi pleine d’ironie, même si lui n’en a pas forcément conscience.
Quel sens portent pour vous les scènes récurrentes de Blocher et sa femme assis à l’arrière de leur voiture ?
La voiture est un peu mon atelier de portraitiste : le lieu d’où je peins. Si bien sûr elle représente une sorte de coulisse du pouvoir, c’est surtout pour moi le lieu symbolique de l’enfermement : celui d’un Blocher enfermé dans son enfance, sa maison, sa logique et sa mythologie. C’est aussi un endroit où le corps raconte des choses autrement. Dans cet espace réduit, il a en effet des difficultés à se tenir, son corps se relâche, il est souvent dans une position inconfortable d’autant qu’il ne sait pas toujours quand je filme. Au final, la voiture est un endroit idéal pour dépeindre son intériorité. C’est pourquoi, je lui donnais aussi ici des instructions de jeu, comme de regarder par la fenêtre, de somnoler ou s’endormir. Je composais ainsi des scènes où je pourrais poser ma voix-off, projection notamment de sa voix intérieure.
Pourquoi recourez-vous à la voix-off ici pour la première fois de votre filmographie ?
Jusqu’à maintenant, je n’avais en effet réalisé que des films sans commentaire. Mais je ressens actuellement comme une reprise nécessaire de la parole dans le cinéma documentaire, comme si on était arrivé au bout du film d’observation. Avec l’apparition du matériel léger dans les années 1960 puis les petites caméras vidéo dans les années 80, ce type de cinéma a permis de se libérer du pouvoir et d’aller filmer l’intime et l’inaccessible. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que l’image documentaire brute s’est dissoute dans Youtube et sur tous les écrans pour finalement perdre tout son sens. La légende veut par exemple que la mort de Kadhafi ait été filmée par dix-sept caméras et téléphones portables différents, et on ne sait toujours pas ce qui s’est passé ! Face à cette décomposition du réel, la voix-off me semble nécessaire, même si j’ai découvert que c’est très difficile à écrire.
Quel rôle joue cette voix-off face à l’ennemi ?
Ma voix-off est une manière de cerner Christoph Blocher, de le comprendre tout en le tenant en joue, sans jamais tirer en quelque sorte. Elle porte mes doutes et questionne les limites de mon dispositif, rapporte des propos qu’il a tenu off et reflète sa vie intérieure. Tout ce qui y est dit vient du réel auquel j’ai été confronté. Tout au long du tournage, je prenais des notes. Je voulais notamment raconter son histoire à ma manière : pour cela, j’ai recueilli les témoignages de ses proches et de ses voisins, pour ne pas me laisser prendre dans les dix anecdotes qu’il raconte et ressasse sans cesse. Il se voit notamment comme déterminé, investi d’une mission. Une mythologie et un destin romanesque sur lesquels je m’appuie mais pour les raconter autrement, pour montrer à quel point cette histoire peut parler aux Suisses tant elle leur ressemble. Cette histoire est celle d’un pays qui a l’audace des grandes aventures industrielles et qui s’invente une mythologie pour se constituer une identité de peur d’être contaminé par l’extérieur.
Quelle image de l’ennemi vouliez-vous renvoyer à travers ce film ?
Mon idée était de construire Blocher comme une figure inquiétante, un peu comme un vampire ou un fantôme, mais aussi de redonner une intériorité à cet homme qui dit lui-même « ne pas se connaître ». Il me fallait combler ce vide angoissant, dépeindre son inconscient qui se confond avec la part d’ombre de l’inconscient collectif suisse. Les Suisses voudraient le voir comme un corps étranger, un monstre, alors qu’il est le révélateur d’un dysfonctionnement du pays : non pas une maladie, mais bien un symptôme, un mal profondément inscrit dans notre paysage. Même si cette idée n’était pas préalable, mon film en appelle à la psychanalyse : il s’agit de se confronter à notre part d’ombre pour expurger le mal et ne pas retomber dans l’ornière. C’est une sorte de cure jungienne – ce qui est d’autant plus ironique quand on sait que Blocher a grandi dans la maison du psychanalyste ! Avec ce film, j’expérimente ce que c’est d’être si proche de l’ennemi, et je veux traduire cette position inconfortable, un peu à la manière de Nanni Moretti dans Le Caïman où il avait fait sienne cette devise du chanteur Giorgio Gaber : « Je ne crains pas tant Berlusconi en soi que le Berlusconi qui est en moi ».
Comment le film a-t-il été reçu en Suisse ?
A sa sortie en Suisse, le film a été très mal reçu. Avant même qu’il ne soit en salle, un journal grand public titrait « Je n’irai pas le voir ! ». C’est que personne ne voulait plus voir Blocher : on le disait mort politiquement, et faire un film sur lui, c’était pour le public suisse lui offrir une nouvelle tribune, comme s’il ne pouvait pas différencier le film du personnage. Ce qui révèle leur rapport peu adulte au sujet ! Par ailleurs, ceux qui l’ont vu m’ont reproché mon ambiguïté : comme si ma démarche avait quelque chose de louche, comme si la confiance nouée lors des mises en scène pouvait s’assimiler à de la complicité – que l’on reportait sur la dimension politique, comme si Blocher avait déjoué mon dispositif pour finalement me séduire. Or, pour moi, il n’y a aucune ambiguïté, mais bien quelque chose de l’ordre du malaise volontairement provoqué. Les Suisses auraient voulu un film caricatural et donc rassurant. Moi, je voulais qu’ils s’interrogent sur la banalisation et la contamination du populisme dans leur pays, sur la manière dont des politiques comme Blocher ont réussi à leur faire croire que la Suisse était en crise pour finalement les faire voter contre l’immigration de masse. Bref, je voulais que les Suisses se regardent à travers le miroir de Blocher, une position évidemment très inconfortable !
Propos recueillis par Barbara Levendangeur
Plus loin…
– Filmer l’ennemi, Images documentaires n°23, 4ème trimestre 1995.
– Entretien avec Jean-Louis Comolli, Rue Descartes n° 53, 2006 (cairn.info).
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