Petit retour sur les César 2014 pour Le Blog documentaire. La statuette qui nous intéresse ici a donc été attribuée à « Sur le chemin de l’école », l’un des succès de l’année en salles (mais comme à chaque fois, il y avait de – très – nombreux oubliés parmi les prétendants à la compression…). Ce faisant, c’est « La Vie d’Adèle » qui a retenu l’attention de Nicolas Bole, qui distingue dans l’oeuvre d’Abdellatif Kechiche des lignes de forces très… documentaires.
Ce n’est certes pas une nouveauté mais La Vie d’Adèle constitue un de ces films qui réactivent la pensée presque magique de l’imprégnation mutuelle du documentaire et de la fiction. En descendant plus ou moins assumé d’un cinéma du combat social, où chaque plan semble comme se disputer le droit d’exister pour la portée symbolique qu’il énonce, Abdellatif Kechiche ne peut faire semblant de méconnaître ce que Godard disait du dialogue de ces deux « genres » : traquer la fiction dans le documentaire, faire advenir le documentaire dans la fiction (c’est ici paraphrasé [1]). Et tout, dans la matrice du cinéma de Kechiche, prédispose à la survenue d’un « effet de réel » travaillé pour sa vertu première, celle de transformer ceux qui vivent cette réalité sur le plateau (et par procuration sur l’écran) bien plus que pour susciter l’illusion cinématographique. La longueur du film d’abord, qui fait écho à la longueur des tournages, morceaux de vie insécables qui posent sur de jeunes carrières une marque au fer blanc. De La graine et le mulet à ce dernier opus en passant par La Vénus noire, chaque film du cinéaste semble émaner d’un temps de gestation où la puissance ne sort pas, tant s’en faut, d’une ruse particulière de scénario, mais davantage de la transfiguration d’un sentiment purement éthéré et fantasmagorique en déflagrations sociales et intimes ; dans La Vie d’Adèle : l’amour passionnel.
L’ellipse aussi, contribue chez Kechiche à l’état documentaire de la fiction, trouvant là l’élément le plus évident de la filiation que l’on prête volontiers au franco-tunisien avec Maurice Pialat. Car Adèle n’en finit pas d’avancer, trois heures durant, dans le sillon que trace son unique perspective (l’amour d’Emma), sans se soucier de clore les relations qui l’ont si fortement marquée. Ainsi, durant ces ellipses, le scénario est-il celui d’un réel consommé, où la distance perçue plan à plan entre Adèle lycéenne et Adèle étudiante est d’autant plus grande qu’est la brièveté du raccord entre les deux époques. Là encore, le documentaire se glisse dans la fiction, donnant au spectateur les clés d’une homologie (encore renforcée par l’homonymie du prénom) entre la maturité d’Adèle et celle d’Exarchopoulos.
Du hors-champ spectaculaire de « la » scène
Cette économie narrative, déjà signifiante en soi dans ce qu’elle recherche comme effet, se double dans La Vie d’Adèle d’un véritable arc dramatique dont on peut sans peine imaginer qu’il ait été entièrement prévu par Kechiche pour parvenir à ses fins. La fameuse scène de sexe entre les deux actrices s’inscrit, dans toute sa crudité et son pouvoir de subversion cinématographique (perversion, diront certains), comme un summum du hors-champ spectaculaire du cinéma. Suscitant gêne ou rires forcés, indifférence calculée ou plaisir malsain du voyeur, elle constitue une sorte de « mal nécessaire » dans la narration. Car Kechiche filme d’abord la rencontre d’Adèle et Emma comme le font les cinéastes filmant l’épouvante : caméra collée à Adèle Exarchopoulos, il fait monter la tension de l’imminence du « drame ». Il va arriver à cette fille la pire des histoires, aussi forte que sa vie d’avant était insipide. Mais en fait de drame, c’est à la fusion des corps qu’elle se trouve confrontée. Un « mal nécessaire », donc, car cette étreinte est décriée pour son manque de vraisemblance par une partie du public. Cependant, et c’est là l’intérêt, elle ne possède paradoxalement pas la charge de subversion homosexuelle qu’elle est censée contenir. Car cette subversion, sociale puisqu’aux yeux de ses camarades, Adèle la vit quelques instants plus tôt lors de la scène de l’altercation violente à la sortie du lycée. Au moment de la scène de sexe, c’est comme si elle avait déjà « payé », aux yeux des autres, pour sa supposée homosexualité, reléguant ainsi la question de l’amour physique lesbien au second plan. C’est ainsi avant tout l’histoire d’un amour passionnel qui irradie l’écran.
Ce faisant, Kechiche fait déjà montre d’une maîtrise de ce hors-champ cinématographique en inscrivant son film, que l’on pourrait prendre de prime abord pour un pamphlet pro-homosexuel, dans une posture décalée, troquant le militantisme pour l’universalité (dans le contexte du débat sur le « mariage pour tous » qu’il n’avait sûrement pas prévu).
Au-delà de cette concomitance avec l’actualité, c’est surtout l’effet de réel qu’impose cette scène dans l’espace de la salle qui impressionne. Durée (là encore), intensité sonore jusqu’au doute inextinguible sur la « réalité » de la scène… En premier lieu sensationnaliste, la question du statut de ces plans pour les actrices elles-mêmes (et non plus seulement pour les personnages) constitue le climax de la subversion. Touchant l’un des derniers tabous du cinéma (le réel du sexe, que seul le réel dans son pendant morbide de la mort peut concurrencer), La Vie d’Adèle brise l’illusion du jeu, rend inopérant les qualificatifs usuels de la fiction : jouent-elles bien, surjouent-elles ? Là n’est pas la question. Le réel impose sa force de perturbation : jouent-elles ? devient la question. Et l’hymen de l’illusion est ainsi rompu, dans l’espace même qui est souvent censée la célébrer.
Cette scène pivot passée, la dramaturgie ne cesse de s’abreuver de cet effet de réel qui ne se laisse pas dissiper. Le film décrit alors un canevas beaucoup plus « kéchichien » que dans son incipit. Les différences sociales s’affirment, parfois de manière caricaturale, notamment dans les séquence des deux dîners de famille (aux » prolos » de chez Adèle les pâtes qui tachent ; aux bourgeois libertaires de chez Emma les huîtres, symboles du raffinement – et clin d’œil trop appuyé à l’homosexualité féminine). Malgré tout, Abdellatif Kechiche arrive superbement à emmener ses personnages féminins vers une inégalité proprement tragique face à la vie (supériorité sociale dans La graine et le mulet, supériorité blanche dans La Venus noire, supériorité culturelle dans La vie d’Adèle). Léa Seydoux joue la parfaite héritière d’un monde clos, où l’entre-soi est si fort qu’il s’impose aux autres autant qu’à elle-même. En témoigne l’opposition des scènes finales, dans leur quasi-continuité : celle des retrouvailles avec Adèle où Léa, figure fragile face à l’immensité de sa passion, fait mine de tanguer sous les assauts du désir. Puis la suivante, où la même Léa affiche le pourquoi de son désamour pour Adèle, nécessairement pourrait-on dire (tant les différences sociales chez Kechiche sont vues comme un habitus [2], aussi difficile à appréhender qu’il est intériorisé et inconscient). Dans cette antépénultième scène du vernissage, où la passion n’a guère sa place ailleurs que sur les tableaux, Léa succombe au vertige de l’adoubement social. En ce sens, le cinéma de Kechiche possède une dimension pessimiste (les codes sociaux plus forts que l’amour) qui le distingue, par exemple, des frères Dardenne (où la question est souvent placée vers l’honneur et l’éthique, comme dans Le fils ou Le silence de Lorna).
Le marqueur social est si puissant dans la matrice « kéchichienne » que l’on ne peut qu’être choqué des dimensions humaines qui entourent ses tournages. Là encore, le hors-champ (documentaire) trouve sa place dans le film, car s’il était prouvé que le réalisateur malmenait certains techniciens alors même qu’il déconstruit à longueur de film la violence sociale, alors la réalité (celle des plateaux de tournage) nous incite à regarder autrement son film. Et à voir dans la réaction de Kechiche une posture victimaire face à la domination culturelle de la classe bourgeoise qu’il exècre [3] en même temps qu’il y assoit sa position [4].
Une relation castratrice à son actrice principale ?
Une autre dimension du scénario repose dans ce curieux rapport qu’entretient Emma avec Adèle, et qui semble raconter la position désarmée (socialement, culturellement) de la jeune actrice face au monstre sacré qu’Abdellatif Kechiche devient film après film. Le cinéaste utilise la fougue et la jeunesse d’Adèle pour la force de son film comme Léa utilise Adèle pour la force de son désir. Ce faisant, il laisse entrevoir ce qui fait la particularité du lien qu’il tisse avec ses actrices principales. Cette relation passion/désamour entre Emma et Adèle fait penser à la façon dont le réalisateur se nourrit à chaque film de nouvelles jeunes actrices. Car après Sara Forestier, Hafsia Herzi ou Yahima Torres, Adèle Exarchopoulos représente à elle seule le film qui raconte son destin. Mais cette naissance au cinéma, dont Kechiche est l’accoucheur, n’est-elle pas en même temps une forme de castration opérée par le Pygmalion sur sa muse ? Adèle est-elle incroyable par son jeu d’actrice ou par la force qui se dégage de sa jeune vie réelle d’actrice chamboulée par une telle expérience, immersive, violente et au final inoubliable ? Force est de constater qu’en dehors de Sara Forestier, les deux autres découvertes du « maître » ne se sont pas véritablement imposées dans d’autres films, d’autres registres.
Ainsi en repensant à ce film majeur qu’est La Vie d’Adèle, on se prend parfois à espérer qu’Adèle Exarchopoulos figurera de nouveau dans un film de Kechiche. Pour qu’au-delà du dénicheur de talent qu’il a prouvé être, Abdellatif Kechiche puisse lui aussi s’éprouver, se mettre en en danger en tant que réalisateur, dans une confrontation avec une actrice plus assurée, moins débutante.
Nicolas Bole
[2] Difficile en effet de ne pas voir les enseignements de Pierre Bourdieu dans le cinéma de Kechiche…
[3] Se référer à ses attaques envers Léa Seydoux, la disqualifiant en la jugeant issue du sérail cinématographique.
[4] Accusations à relativiser cependant, depuis la lettre du réalisateur à Rue89, publiée le 23 octobre 2013, qui revient longuement sur les différentes « affaires » qui ont émergé autour du film, lors de sa sortie à Cannes (avec les techniciens) puis pendant l’été 2013 (avec Léa Seydoux).
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