Nouvelle rencontre sur Le Blog documentaire avec un cinéaste (re)connu pour ses films « autobiographiques ». Ross McElwee raconte et se raconte à la première personne depuis les années 70 et, de « Sherman’s March » à « Photographic Memory » en passant par « Six O’clock News » (dont nous vous parlions déjà ici), il a marqué une génération de réalisateurs et de cinéphiles.

Alors que ses « Chroniques américaines » viennent d’être édiutées en DVD par Documentaire sur grand écran, et à quelques semaines d’un atelier que Ross McElwee mènera au festival Visions du Réel (25 avril-3 mai, Nyon), entretien avec un auteur atypique. Les propos sont recueillis par Camille Bui.

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Chroniques ross mcelweeLe Blog documentaire : Vous avez commencé à filmer dans les années 1970, comment votre pratique quotidienne s’est-elle transformée au fil des années ?

Ross McElwee : C’est devenu plus difficile de filmer. Lorsque l’on filme ses proches, sa famille, cela crée inévitablement des conflits ou des hésitations de la part des personnes filmées. En particulier, lorsque les enfants vieillissent, ils deviennent plus conscients de leur image. Je n’ai jamais pensé que cela n’arriverait pas, mais cela a créé des problèmes pour continuer à faire la chronique de ma vie. Et puis le contexte général est devenu particulièrement difficile : quand j’ai commencé à faire des documentaires, je pouvais simplement mettre ma caméra sur l’épaule et filmer, c’était quelque chose de séduisant. Il n’y avait pas Internet, pas de télé-réalité, donc les gens ne pensaient pas que les images que je faisais pouvaient être postées sur Youtube ou se retrouver n’importe où. Aujourd’hui, lorsque je commence à filmer, il arrive que les gens prennent peur ou qu’ils s’attendent à être payés. Les choses ont donc changé à la fois à un niveau très intime, avec ma famille, et à un niveau plus général du fait des développements technologiques.

À quel moment le geste de filmer votre quotidien devient-il véritablement du cinéma ? Par exemple, pour Photographic Memory, à quel moment est-ce que filmer votre fils a donné lieu à un projet de film ?

Au départ, je n’avais pas de programme ni de plan. J’ai filmé un peu par-ci, par-là pendant de nombreux mois. Si dans mes films on a l’impression que je suis tout le temps en train de filmer, c’est parce qu’ils compressent le temps. En réalité, je ne filme pas tant que ça au quotidien. La plupart du temps je n’ai même pas ma caméra avec moi. Je ne crois pas que ce serait très sain de filmer en permanence. Et pendant que je tourne, je ne sais pas vraiment quelles scènes feront partie du film à venir. C’est lorsque je commence le montage que je retourne à mes archives et que je réfléchis au matériel que je peux utiliser. Par exemple, dans Bright Leaves, il y a un court plan de mon fils fumant un bretzel. Je ne me souviens même pas avoir tourné ce plan, il ne dure que dix secondes et je ne l’avais jamais utilisé parce que je ne pensais pas qu’il était important. C’est quand je me suis mis à réfléchir au tabagisme pour Bright Leaves que je me suis souvenu de ce plan et que je l’ai retrouvé.

Bright Leaves
Bright Leaves

Mais lorsque vous avez décidé d’aller à Saint-Quay-Portrieux, vous aviez déjà un projet de film construit ?

J’avais toujours gardé en tête l’idée qu’un jour je retournerai à Saint-Quay pour faire un film. Mais cela me semblait trop complaisant d’y retourner juste comme ça, sans contexte. Le fait que mon fils ait le même âge que moi lorsque j’y suis allé pour la première fois m’a semblé être un bon dispositif dans lequel situer le film.

Photographic Memoryprend la forme d’un passage de témoin entre vous et votre fils…

La course de relais est une très bonne analogie, mais la question est : « Sommes-nous dans la même équipe ? ». Lorsque l’on passe le témoin à la personne suivante dans son équipe, on travaille tous ensemble. Parfois, j’ai l’impression que je donne le témoin à mon fils alors qu’il est dans l’autre équipe. Il y a un conflit.

Comment a-t-il réagi à Photographic Memory ?

Il a voyagé avec moi et je crois qu’il aime beaucoup le film. Ça lui plaît d’être une star de cinéma. Il est venu à Paris avec moi et a parlé au public après la projection au Cinéma du Réel. On est aussi allé ensemble à Berlin, Venise, en Espagne, à Los Angeles, New York… S’il était contrarié par le film, il n’aurait pas fait ça. C’était très bien de voyager ensemble parce qu’il a pu voir d’autres films et rencontrer des réalisateurs. Je ne sais pas ce qu’il fera dans la vie mais s’il veut faire des films, particulièrement des documentaires, je crois que c’est une bonne introduction.

Dans le film, le passage entre les générations est aussi incarné par le changement de médium. Pourquoi avez-vous décidé de tourner en vidéo et quel a été votre sentiment ?

Passer à la vidéo est quelque chose de difficile pour moi parce que j’adore le 16 mm. Mais comme j’aime filmer spontanément, la vidéo est nettement plus facile. Une caméra 16 mm est très grosse et très lourde. On ne pouvait tourner que dix minutes de suite et on ne pouvait pas regarder le matériel immédiatement. La vidéo donne aussi la liberté de prendre un petit peu plus de risques pendant le tournage, de faire des paris. Et maintenant c’est si facile de filmer que des milliers de gens essaient de tourner des documentaires. On n’a pas besoin de trouver de l’argent pour commencer à faire un film. Mais cela peut générer une forme de laisser-aller. Du moins pour moi, je trouve que je ne suis pas aussi discipliné quand je tourne en vidéo. Ça peut rendre très négligeant si on ne fait pas attention, mais de manière générale, je crois que c’est une bonne chose.

En passant à la vidéo, avez-vous l’impression que votre relation corporelle avec la caméra a changé ?

Pas vraiment. Je porte toujours ma caméra à l’épaule donc je filme de la même manière. Et j’utilise surtout le viseur. Je n’utilise la visée sur l’écran que de temps en temps, mais c’est bien d’avoir cette possibilité. Et comme je vieillis, c’est aussi une bonne chose d’avoir une caméra plus légère.

Et qu’en est-il de votre rapport à l’image elle-même ?

L’image numérique est bien plus nette et les définitions des couleurs sont extrêmement marquées, parfois trop marquées. Et, en post-production, on ne peut nuancer ou corriger qu’une partie de ces problèmes. J’aime le film argentique parce qu’il a une sorte d’aura ou de luminosité, une sorte de douceur que la vidéo n’a vraiment pas. Mais je crois que c’est mieux de ne pas trop s’en plaindre et de se concentrer sur les aspects positifs.

À mesure que vous changez de technologie, vous devez gérer un matériel de plus en plus hétérogène dans vos films : 16 mm, 8 mm familial, photographies, images numériques…

Oui, par exemple, lorsque j’inclus des plans en Super 8 dans un film, vous voyez la différence. Je pense que c’est une bonne chose parce que ça montre le passage de témoin d’une génération de technologies à une autre. Inclure ces images hétérogènes crée différentes couches de temps, comme des strates archéologiques.

Pouvez-vous parler de votre relation aux plans de votre famille en 16 mm qui réapparaissent dans chaque film ?

Dans Bright Leaves, je parle de la manière dont les plans de mon père deviennent quasiment fictionnels, et ce de plus en plus à mesure que le temps passe. Je crois que c’est une expérience universelle et pas seulement personnelle : le documentaire suinte hors de l’image et, par idéalisation, des souvenirs fictionnels remplacent la réalité.

En répétant ces plans dans vos films, pensez-vous à votre spectateur comme quelqu’un qui suivrait ce processus de fictionnalisation ?

Je ne suppose jamais que quelqu’un a vu mes films précédents. Je dois rendre chaque film autonome. C’est bien si le spectateur perçoit une répétition, mais je n’imagine jamais que ça soit le cas. Bien sûr, cela devient plus intéressant si on a vu les autres films, les choses deviennent plus complexes.

Ross McElwee - par Florent Michel
Ross McElwee – par Florent Michel

À quel moment de la réalisation travaillez-vous la narration en voix-off ?

Je l’enregistre après le tournage mais j’essaie de lui donner la qualité d’un faux temps présent. Je regarde des rushs pour me donner des idées, et je prends des notes avant de revenir au film. La plupart du temps, je l’enregistre quand le tournage est complètement terminé. De temps en temps, je vais tourner un peu plus, mais par exemple pour Photographic Memory, je ne pouvais pas revenir en France pour tourner car j’avais un budget limité. Contrairement aux tournages à Boston, je savais que je devais tout filmer en trente jours. Cette contrainte inhabituelle s’est révélée être une expérience intéressante.

L’enregistrement de la voix-off nécessite-t-elle beaucoup de répétitions ?

L’enregistrement de la narration est le moment où je deviens acteur, parce que je joue vraiment la voix-off comme une performance. Je dois faire plusieurs versions, plusieurs prises, mais jamais plus de six. Et parfois, je dois retourner au studio pour refaire certaines parties. C’est très difficile d’obtenir la version juste. Ecrire est une tâche qui me demande beaucoup. J’ai un grand respect pour les écrivains car écrire requiert une sorte de patience que je n’ai vraiment pas.

Avez-vous l’impression que le personnage que vous construisez a évolué de film en film ?

Le personnage que je joue est une version de moi mais ne me représente pas en entier. Parfois, j’exagère certaines émotions à des fins comiques mais, d’une manière ou d’une autre, le personnage est toujours basé sur mes expériences réelles ainsi que sur mes propres pensées et sentiments. Le personnage que je suis dans Photographic Memory n’est clairement pas le personnage de Sherman’s March. Il est différent : je suis bien plus vieux, et en même temps que je suis la même personne, je ne suis pas la même personne.

Comment regardez-vous alors vos propres films ? Pouvez-vous vous reconnaître dans ce(s) personnage(s) ?

C’est surréaliste, je ne m’y suis jamais habitué ! Pour moi, c’est comme regarder un autre homme, comme si ce n’était pas moi mais mon frère, mon frère jumeau qui ne se comporte pas très bien mais qui aime être dans les films. Moi je n’aime pas ça, mais lui si.

Time Indefinite
Time Indefinite

Dans Time indefinite, il y a une scène dans laquelle vous êtes assis face à la caméra et vous vous parlez à vous-même. Envisagez-vous le cinéma autobiographique comme une sorte de thérapie ?

Je pense que c’est le contraire d’une thérapie… Je crois que ça me rend fou. Je suis sûr que c’est bénéfique à un certain niveau car cela me permet d’explorer les questions psychologiques complexes que je me pose sur la vie – ma vie et la vie en général. Mais à la fin de chaque film, ces questions ne sont toujours résolues que de manière temporaire, et je dois faire le prochain film. D’une certaine manière, on pourrait donc dire que le cinéma a quelque chose de thérapeutique mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’en fais.

Quelle est la place de la collaboration dans votre travail autobiographique ? Par exemple, vous avez travaillé avec une monteuse – Sabrina Zanella-Foresi – pour votre dernier film.

Oui, je l’ai enfin fait. C’est difficile pour moi parce que j’aime monter et j’aime tourner, mais j’avais co-monté Bright Leaves avec quelqu’un d’autre. J’avais aimé l’expérience, donc j’ai décidé de travailler avec une monteuse pour Photographic Memory. On a eu une approche très collaborative. Je sais qu’elle a une sorte de sensibilité cinématographique similaire à la mienne. Et je me suis assis avec elle quasiment pendant toute la durée du montage. Ça a été une très bonne chose.

Dans quelle mesure les retours et les réactions à vos films font-ils partie de votre processus créatif ?

Lorsque je montre un film avant qu’il ne soit fini, j’ai besoin de savoir si quelque chose n’est pas clair d’un point de vue factuel. Bien sûr, je peux faire des changements, mais je ne change pas quoi que ce soit d’essentiel au film en fonction de ce que les gens m’ont dit. Je sais au fond de moi la manière dont je veux que le film fonctionne. Parfois, je peux me tromper sur la façon de construire le mécanisme pour arriver à mes fins. Et parfois je peux être critiqué pour avoir fait certaines choses dans un film. Mais c’est tout de même ma décision. Ça vient de l’intérieur.

Sherman's March
Sherman’s March

En tant qu’enseignant et cinéaste, comment voyez-vous le documentaire aujourd’hui ?

Aujourd’hui, il semble que beaucoup de personnes essaient de faire des films, ce qui est une bonne chose. Mais je suis inquiet parce qu’il y en a tellement que ce sera difficile pour eux de gagner leur vie. Et comme le paysage culturel a changé, c’est devenu plus dur de tourner des documentaires. Tout le monde sait maintenant qu’une personne avec une caméra peut représenter une menace dans une situation politique, ou peut être en train de mener une sorte d’enquête. Même si on a une très bonne relation avec les personnes que l’on filme, le contexte peut être très difficile. Par exemple, vous pouvez trouver quelqu’un qui travaille dans une usine dans des conditions très difficiles, disons en Chine, où des ouvriers fabriquent des téléphones et sont très peu payés. Votre personnage  peut être très heureux d’être filmé, mais il y a deux choses dont vous devez vous se soucier en tant que cinéaste : d’abord, est-ce que vous mettez en péril les moyens de subsistance de cette personne en faisant un film dans lequel il ou elle apparaît ? et comment pouvez-vous filmer alors que le gouvernement surveille de près l’usine et les travailleurs qui apparaissent dans le film ? Quand j’ai commencé à faire des films, les gens étaient complètement ouverts car les seuls documentaires connus étaient des films sur la nature, les animaux, l’histoire ou la science… D’ailleurs, mon père disait toujours : « Pourquoi ne fais-tu pas des films sur la nature ? Ce serait une situation financière bien plus stable ». Et il avait raison.

Est-ce difficile pour vous de faire des films aujourd’hui en termes de financements ?

Il semble qu’il y ait des gens qui aiment mes films et qui les soutiennent assez pour que, même si je ne deviens pas riche, je puisse faire le documentaire suivant, et maintenant embaucher un monteur. L’université me soutient au niveau de l’équipement et du personnel technique qui m’assiste. Et ARTE a financé mon dernier film, ce qui est merveilleux. J’obtiens aussi des bourses, d’ARTE ou de PBS par exemple. Donc, j’ai été chanceux, même si chaque projet est toujours difficile à monter.

Qui sont les cinéastes autobiographes que vous recommanderiez ?

Dominique Cabrera, Agnès Varda, Alain Cavalier et Claire Simon sont les quatre réalisateurs français que j’aime particulièrement. Pour les Américains, Ed Pincus a été une grande inspiration pour moi. Il a été mon professeur et son travail m’a beaucoup influencé. Du côté expérimental, je pense à Alan Berliner. Je recommanderais aussi le travail de Alfred Guzzetti, Robb Moss et Nina Davenport.

Ross McElwee, avec son fils.
Ross McElwee, avec son fils.

Avez-vous un projet de film en cours ?

J’ai été approché par un réalisateur d’Hollywood qui voudrait faire de Sherman’s March un film de fiction. J’ai signé à condition d’être autorisé à tourner un film documentaire sur la réalisation de la fiction basée sur le documentaire original. Ça serait une boucle. Mais c’est seulement le début, on verra si cela se concrétise. La plupart des projets à Hollywood ne deviennent jamais des films, mais c’est ma prochaine idée.

En parlant de réflexivité, dans vos films, vous n’apparaissez jamais regardant vos rushs ou bien au banc de montage. N’est-ce pas aussi une grande partie de votre quotidien ?

Je filme des choses de ce genre mais, après coup, je trouve toujours cela trop complaisant de me montrer travaillant à la table de montage. Ces images ne sont pas très intéressantes pour mes films. Par contre, en voix-off, je parle un peu de l’acte de filmer. À ce propos, j’aime la manière dont Dominique Cabrera parle de l’acte de filmer dans son dernier film, Grandir. Mais ma personnalité, ma disposition me pousse à ne pas trop parler de mon travail dans mes films. C’est quelque chose qui intéresse surtout les autres cinéastes. C’est pour cela que je donne des interviews, parce qu’à ce moment-là je peux parler de l’acte de faire un film et si les gens veulent me lire à ce propos, ils peuvent aller sur le blog pour lequel vous m’interrogez…

Entretien réalisé par Camille Bui
05/11/13, Paris.

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