Le Blog documentaire s’intéresse aussi aux sons, et à la radio. Après la table-ronde que nous avons organisée autour des webdocumentaires et de la création sonore au festival Cinéma du Réel, nous revenons ici sur le Forum Blanc, qui s’est déroulé en janvier (et sur lequel nous reviendrons plus en détails dans quelques temps). Cette 5ème édition de la manifestation du Grand Bornant a aussi été l’occasion pour des étudiants du Master 2 EIDI de réaliser des portraits interactifs sonores – très réussis.

Dans « Bruit Blanc », ils ont interrogé Camille Duvelleroy, Samuel Bollendorff, Pierre-Mathieu Fortin et Paul Young. Retour d’expérience ici avec Sébastien Allain, docteur en sciences de l’information-communication et en sciences de l’éducation, et Carine Bel, journaliste et conceptrice rédactrice indépendante. Cette communication a été présentée lors du 7e colloque international du GRER « Information et journalisme radiophonique dans l’ère du numérique », les 20 et 21 mars 2014 à Strasbourg.

Capture d’écran 2014-01-16 à 08.49.12Portraits interactifs et enjeux radiophoniques

L’interface webdoc, nouveau support de l’oralité ?

La radio change ! La radio se mêle aux autres médias, et les interfaces réclament désormais un design d’interaction adapté. Mais reste-t-il encore quelque chose des spécificités de la radio ? Du flux et du principe d’écoute notamment ? Quelles réponses le design d’interaction peut-il apporter à ces questions ? Les interfaces webdoc peuvent-elles porter l’oralité des documentaires radiophoniques ?

Contexte

En janvier 2014, lors du 5e Forum Blanc [1], Christilla Huillard-Kann, directrice adjointe du Mouv’ et des nouveaux médias à Radio France, retraçait l’évolution de la maison : « D’abord producteur et diffuseur de flux audio linéaires, Radio France travaille maintenant le délinéarisé, les données associées, le stockage, la valorisation, l’interactivité, l’écoute à la demande, etc« . Un constat s’impose : s’il y a bien chez Radio France des chantiers spécialement dédiés au son – tels que les enregistrements de concert, la mise à disposition d’archives, l’utilisation de Soundcloud – ou des chantiers dévolus au support du son – tels que la RNT, l’écoute binaurale, l’écoute sur player 5.1, la chaîne tend vers un « enrichissement » du son via d’autres médias ou l’enrichissement des autres médias par le son. Cet enrichissement passe notamment par les caméras robotisées en studio, l’utilisation des smartphones pour les reportages, les coproductions et codiffusions de vidéos ou encore le chantier de télévision connectée. En somme, Radio France s’investit dans des propositions multimédias où la spécificité de la radio n’est pas affirmée, rejoignant ces consœurs télévisuelles France Télévision et Arte ou de l’opérateur Orange dans une stratégie de marque où la charte éditoriale prime sur la priorité donnée à un média ou la compétence historique de chacun.

En contrepoint de ce constat, cet article rend compte d’un projet étudiant nommé Bruit Blanc, inscrit au cœur du Forum Blanc, où les étudiants du Master 2 pro EIDI [2] se sont vus confier pour la deuxième année consécutive, la conception de portraits interactifs de quatre personnalités du transmédia (cf. Figure 1). Contrairement à l’édition 2013 où le projet reposait sur des tournages vidéos, l’accent a été mis cette année sur le média son. L’objectif pour les élèves était de se documenter en amont, puis de suivre et d’interviewer ces personnalités tout au long de l’événement, afin de dresser leur portrait et de dessiner en toile de fond le Forum Blanc à travers leur perception. L’objectif pour nous en tant que coordinateurs était d’explorer avec les étudiants la manière de servir le média son via les autres médias, et plus spécifiquement d’explorer la possibilité de restituer un portrait sonore, dans une démarche documentaire et journalistique inspirée par la radio et portée par une interface visuelle type webdoc.

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Figure 1. Les quatre personnalités du projet Bruit Blanc

Cadre théorique

Nos sources théoriques font retour sur le cinéma dont s’inspirent les modes de classification du documentaire radiophonique, et dont s’inspire également le webdoc. Suivant ce cadre de référence, le reportage – au sens journalistique – se distingue du documentaire par une série de couples antagonistes : transmission d’une information / création d’un langage cinématographique ; transmission de faits / transmission de la pensée ; prétention à l’objectivité / subjectivité assumée ; usage d’effets de réalité / choix esthétiques et éthiques (Kilborne, 2008). Toutefois certains traits caractéristiques leur sont communs et la frontière est parfois levée par les spécialistes eux-mêmes. Selon Niney (2009) notamment, qu’il s’agisse de « reportage, histoire ou documentaire, chacun est censé répondre pour soi et de soi, à commencer par le réalisateur« . Dans le cas de la radio, c’est le journaliste qui devient documentariste et le trait différenciant du documentaire est, selon Deleu (2013), des conditions de non-direct. Le rapprochement de ces deux champs (film documentaire et radio) via l’interface webdoc invite à se préoccuper de la relation à l’interviewé. Nous pointons ici pour y revenir 2 modes de production en particulier, dit « interaction » et « observation » (Nichols, 1991 ; Deleu, 2013), dont la distinction fondamentale est respectivement la présence ou l’absence signifiée de l’instance médiatique.

Proposition

Le cadre théorique ainsi posé, nous arrivons enfin à notre question principale et une proposition sous forme d’hypothèse. Notre principale interrogation est de savoir comment préserver le principe d’écoute tout en distillant une consultation délinéarisée via une interface type webdoc. La question subsidiaire est de savoir quel rôle le design d’interaction peut assumer dans le dispositif d’écoute. Notre hypothèse est que le design d’interaction peut favoriser un aller-retour entre écoute pure et manipulation visuelle, d’une part en préservant un flux pouvant parcourir l’ensemble du portrait, assurant ainsi une écoute continue ; et d’autre part en incorporant des éléments sonores pour repérer les points d’interaction et engager une exploration intentionnelle. En résumé, la perspective est d’avoir une piste audio principale portant le contenu et une piste additionnelle formée avec des jalons sonores.

Le cahier des charges donné aux étudiants peut se résumer ainsi :

  • Un découpage de chaque portrait suivant 4 thématiques ;
  • Une navigation selon des chemins multiples, à la fois au sein des thématiques et entre ces thématiques ;
  • Une durée de l’expérience utilisateur de 1 minute et 4 minutes, au sein d’une durée totale de 30 minutes de montages ;
  • Et enfin, utilisation du logiciel Klynt, jusque-là dévolu aux webdoc utilisant l’image comme matériau principal.

Résultats

Alors quels résultats pour préserver le principe d’écoute ? À la suite de plusieurs mois de conception et de réalisation, nous présentons ici les projets finalisés en mettant en exergue trois stratégies. Première stratégie, le portrait de Camille Duvelleroy est construit à partir de quatre de ses projets professionnels. Ce découpage nous amène à parler de « chapitrage », d’autant qu’au sein de chaque projet, les séquences sont elles-mêmes chapitrées (point blanc) (cf. Figure 2). On notera que les séquences sont parsemées de contenus additionnels et de renvois vers les autres projets, répondant en cela au cahier des charges. La lecture est séquentielle, car le flux principal est suspendu lors de la consultation des séquences additionnelles.

Figure 2. Portrait de Camille Duvelleroy
Figure 2. Portrait de Camille Duvelleroy

Autre exemple, la structure du portrait de Paul Young est assez similaire. La différence réside dans le fait que les parcours sont ici formalisés, à la manière d’un réseau, d’une structuration « synaptique » (cf. Figure 3). Toutes les séquences sont mises à plat via une matrice et les connexions assurent la cohérence entre les séquences cliquables. Depuis l’entrée « Network » présentée ci-dessous, deux autres séquences reliées sont cliquables pour poursuivre l’écoute. Les connexions renvoient soit vers la même thématique, soit vers les trois autres, ce qui nous amène à parler d’une lecture « trans-thématique ».

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Figure 3. Portrait de Paul Young

Dernière stratégie présentée ici avec le portrait de Pierre-Mathieu Fortin, la lecture donne lieu à une écoute et une navigation désolidarisées. La partie écoute est à droite dans la grande colonne et la partie navigation dans les deux colonnes de gauche (cf. Figure 4). On retrouve le principe d’une ligne de temps comme dans le portrait de Camille Duvelleroy, mais ici le flux audio se poursuit lors de l’exploration des contenus textuels (des liens).

Figure 4. Portrait de Pierre-Mathieu Fortin
Figure 4. Portrait de Pierre-Mathieu Fortin

Au-delà de ces stratégies, comment les autres médias viennent-ils enrichir le son dans ces interfaces de type webdoc ? Très vite, le choix s’est porté sur des interfaces épurées, écartant la présence de photos ou de vidéos qui pourraient venir contrarier la priorité donnée au son, et validant l’usage du texte pour guider l’utilisateur. Intuitivement, les groupes ont développé un travail graphique centré sur le symbolique – visuels créés à partir de formes géométriques et leurs significations : rond, croix ou viseur du photographe (cf. Figure 5 et 6), le monochrome, fonds unis de couleurs pour porter l’écoute (cf. Figure 7) ou le dégradé (cf. Figure 8), faisant écho à la notion de flux et d’amplitude sonores.

Figure 5 et 6. Usage du visuel, le symbolique pour l’univers de l’interviewé
Figure 5 et 6. Usage du visuel, le symbolique pour l’univers de l’interviewé

Quant au média texte, il s’est avéré précieux pour signifier des parcours et signaler des points d’interactions (cf. Figure 7 et 8). Dans chacun des portraits, on retrouve, des textes-titres signifiant l’intention des auteurs ou introduisant une narration – « Camille au pays du transmédia« , « Écouter le hors-champs« , « A little dive into Paul Young’s mind« , « Storytelling d’un parcours éclectique » – des textes-boutons servant de repères informatifs, des textes-citations – portant la voix de l’interviewé, comme une façon de scander son discours.

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Figure 7 et 8. Usage du texte pour guider l’utilisateur dans le contenu sonore

Limites et perspectives

À l’issue de ce projet, quelles conclusions tirons-nous ? Qu’elles sont les limites et perspectives du média son dans l’environnement multimédia ?

  • Le média son est difficile à appréhender. Nous avons le réflexe de l’image ! Les étudiants se sont avérés moins à l’aise dans la manipulation du son, média plus abstrait et donc plus exigeant en attention et en concentration.
  • Nous avons rencontré des difficultés pour appréhender certains concepts en terme sonore comme celui du hors-champ.
  • Enfin, rappelons que ces propositions de portraits interactifs sonores sont encore à tester auprès d’utilisateurs pour vérifier nos hypothèses.

Reste que le son captive ! Nous avons été surpris par la curiosité soulevée par ce projet de portraits sonores, tant du côté des auteurs que celui des diffuseurs que nous avons pu côtoyer. L’usage du son en termes d’oralité et de flux est un questionnement de plus en plus abordé. Alors le son serait-il un média propice à l’interaction ? Pour le philosophe Nancy (2002), « l’image serait tendancieusement mimétique et le son tendanciellement méthexique – c’est-à-dire dans l’ordre de la participation, du partage ou de la contagion –, ce qui ne signifie pas non plus que ces tendances ne se recoupent nulle part » (p. 25). Si les enjeux radiophoniques ont été cette année encore minoritaires dans les conférences du Forum Blanc, la question de l’écoute aura concerné l’ensemble des projets transmédia et sera finalement au cœur de ces portraits qui le restitue.

Figure 9. Transposition des postures [3]
Figure 9. Transposition des postures [3]

Conclusion en matière de design d’interaction

À l’heure du webdoc, i-doc, docu-game, news game ou encore serious game, dans un contexte où les formats s’hybrident, où les récits débordent les plateformes et où la consultation de l’information est ubiquitaire, la radio a tout autant intérêt à s’inspirer des usages émergents, qu’à affirmer sa spécificité : son matériau principal, la prépondérance de l’audio sur les autres médias, en un mot son oralité. Alors pour conclure, quelles conséquences pour le design d’interaction ? Tout d’abord, il faut constater la transposition des postures, où le documentariste devient designer d’interaction et l’auditeur un utilisateur, un spect-acteur (cf. Figure 9).Mais il faut ensuite constater que cet utilisateur devient également l’objet du dispositif d’écoute, c’est-à-dire l’interviewé. En effet, l’interaction renverse les définitions données par notre cadre théorique et focalise non plus sur le temps de la production, mais celui de la réception. Le choix de tous les groupes de ne pas signifier la présence du documentariste (l’instance médiatique) met l’accent sur cette interaction côté utilisateur. En l’occurrence, l’utilisateur est écouté par le programme lors de ses interactions. Il peut être aussi écouté par le designer d’interaction qui récupère des traces d’activités. Enfin, il peut être écouté par d’autres utilisateurs, via l’utilisation de moyens de communication additionnels, de partages d’expériences, témoignages, autoportrait. En somme, les designs d’interaction proposés par les étudiants du Master 2 EIDI préservent et renouvellent à la fois le principe d’écoute.

Sébastien Allain, Carine Bel

– Notes

[1] Convention internationale réunissant les professionnels du transmédia ou crossmédia qui accueille pour la 1ère fois Radio France parmi ses intervenants.

[2] Master 2 pro EIDI – Écriture interactive et design d’interaction, formation de la CCI Haute-Savoie en collaboration avec l’IAE Savoie Mont-Blanc.

[3] Ce tableau s’inspire de travaux de thèse concernant les postures multiples de l’utilisateur au sein des jeux sérieux documentaires ou serious doc game (Allain, 2013).

– Remerciements

En tant que coordonnateurs du projet Bruit Blanc, Sébastien ALLAIN [ashm] et Carine BEL tiennent à remercier Patrick Eveno et Christelle Rony de CITA pour leur confiance renouvelée, Sabine Demri et Ghislaine Chabert de la CCI Formation et de l’IAE Savoie Mont-Blanc qui dirigent le Master 2 EIDI, l’ensemble des intervenants du projet, Florent Pitiot (conception sonore), Thierry Morlet (ergonomie), Pierre-Alexandre Cavé (intégration Klynt) et bien entendu les étudiants pour leur travail et leur implication.

– Bibliographie

Allain S. (2013). Serious game et perception du réel : lecture documentarisante et potentiel cognitif. Thèse des Universités de Genève et Grenoble, Disponible à l’adresse : http://bit.ly/seriousdocgame

Antheaume A. (2013). Le Journalisme numérique Presses de Sciences Po, 192 p.

Cimelière O. (2011). Journalistes, nous avons besoin de vous ! Edicool, 237 p.

Christoffel D. (2009). Utopies délinéaires, Colloque international Vers la post radio, 26 au 28 novembre 2009, Paris

Cyrulnik N. (2008). Représenter le monde et agir avec lui : la méthode du documentaire de création. Thèse de l’Université de Sud Toulon Var

Deleu C. (2013). Le documentaire radiophonique. Paris ; Bry-sur-Marne, L’Harmattan ; INA

Deshays D. (1999). De l’écriture sonore, Entre/vues

Kilborne Y. (2008). L’expérience documentaire. Approche communicationnelle du cinéma de réalité. Thèse de l’Université de Paris 8

Nancy J-L. (2002). À l’écoute, Galilée, 85 p.

Nichols B. (1991). Representing Reality: Issues and Concepts in Documentary, Indiana University Press, 313 p.

Niney F. (2009). Le documentaire et ses faux-semblants. Klincksieck, 207 p.

Portraits interactifs réalisés en 2013 par les élèves du Master 2 EIDI : http://bit.ly/Au-Blanc2013

Portraits interactifs réalisés en 2014 par les élèves du Master 2 EIDI : http://bit.ly/bruit-blanc

Saint-Martin D., Crozat S., Guglielmone I. et Bottini T. (2009). Écouter, voir. Radio & hypermédia, Colloque international Vers la post radio, 26 au 28 novembre 2009, Paris

Plus loin

Radio France : entretien avec Christilla Huillard-Kann

« Le Jeu des 1.000 histoires » : présentation du webdoc

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