Suite des explorations sonores sur Le Blog documentaire ! Après les réflexions notamment amorcées ici et là, voici une belle rencontre avec Marie Guérin. L' »habilleuse sonore », comme elle aime à se définir, du webdocumentaire de Claire Simon « Garedunord.net« aborde ici son métier, sa manière de travailler et de concevoir ses univers sonores, tout en ouvrant quelques perspectives sur le maniement des sons sur Internet. Une conversation numérique menée par Cédric Mal.
Le Blog documentaire : Vous vous dites « habilleuse sonore »… Qu’est-ce à dire ? Que votre « tenue de travail » n’est pas uniforme ? Que vous la composez avec plusieurs étoffes : preneuse de sons, ingénieure du son, sound designeuse, musicienne, compositrice, auteure, conteuse d’histoire ?
Marie Guérin : En fait, je m’accroche à un fil : celui de l’écoute et de l’écriture sonore. Le fil se déroule avec le temps. Je ne veux pas m’éparpiller. Au contraire. Je m’applique (j’y mets de la concentration et beaucoup de plaisir) à ne suivre qu’un seul fil.
Et tout naturellement, la pelote grossit. Ce qui me permet de « composer », comme vous dites.
Parfois, au moment opportun, j’ajoute des savoir-faire sonores. Je reste dans le son, mais je change d’application. Cela s’accompagne d’autres réflexions qui m’enrichissent.
Exemple : lors du tournage du documentaire Le Geste Magnétique (documentaire sur la bande magnétique pour France Culture), la rencontre des restaurateurs sonores de l’INA m’a énormément apportée. Les restaurateurs sont détenteurs d’une très belle philosophie face aux archives et au son en général.
Parfois, je transpose ma culture de métier, mes ressorts de metteuse en ondes à un autre univers.
Par exemple, de l’écriture radio, je suis passée à une écriture « musicale » électroacoustique. Ce sont les mêmes outils. C’est à la radio que cette musique est née avec Pierre Schaeffer.
Et puis, même si je suis littéraire, j’ai voulu comprendre les outils et comprendre l’onde sonore. Alors j’ai suivi une formation technique pour mieux diriger mes envies artistiques. A chaque étape de la fabrication, il y a des choix artistiques ou narratifs. Dès la prise de son, il y a composition.
Cette « pelote » artisanale ainsi constituée tombe à point nommé pour ces nouveaux territoires hybrides que sont les trans-médias.
Vous produisez des émissions pour France Culture, réalisez des habillages sonores ici ou là… Et puis, il y a ce site, La Chanson perdue ?
J’ai, entre autres expériences à Radio France, travaillé au studio d’habillage de France Inter. J’y ai réalisé et entendu des choses très minutieuses : une écriture ramassée, terriblement maîtrisée et efficace.
A l’opposé de cette orfèvrerie, j’aime l’idée de livrer quelque chose d’à peine emballé à la radio. C’est l’intention de La Chanson Perdue : une collecte de petits décors sonores quasi bruts.
La Chanson Perdue, c’est une atmosphère, diffusée dans l’émission d’Arthur Dreyfus sur France Inter.
Errer au hasard guidé par un micro dans des lieux improbables ou dans des souvenirs pour dénicher des voix vibrantes et tellement belles. Enregistrer in situ. Et revenir fièrement avec l’enregistrement, équivalent du cliché, de la pose photographique aux côtés de sa prise suite à une partie de pêche.
La voix est, pour moi, une matière sonore, une texture avant d’être le vecteur d’un message. La voix ne triche pas.
Mohamed ne triche pas.
http://lachansonperdue.fr/4-la-chanson-perdue-de-mohamed/
L’histoire des Chansons Perdues est dans la voix. La voix est une micro-fiction. Rien à ajouter. Ou juste trois mots de commentaire dans un style télégraphique.
Et puis, une chanson, c’est un format que l’on a tous en tête. C’est une mesure de temps que l’on connaît par coeur. L’idée est de glisser du documentaire ou du vécu dans ce format populaire. J’aimerais glisser ces Chansons Perdues et bien d’autres dans le flux d’une programmation musicale.
Comment déroulez-vous donc votre « pelote artisanale » dans les trans-médias ? A commencer par Garedunord.net ? Comment (et quand) êtes-vous arrivée sur le projet par exemple ? Et comment avez-vous travaillé avec Claire Simon, Once Upon, LesFreds, etc. ? Comment avez-vous conçu et fabriqué cet « emballage sonore » ?
Je reviendrais à la pelote plus tard.
Je commence par le début de l’histoire. C’est l’histoire d’une rencontre virtuelle entre Once Upon et La Chanson Perdue, mon blog.
Nos univers se sont rencontrés par l’intermédiaire de nos vitrines digitales. Un feeling immédiat, évident et réciproque est éprouvé. Et cette rencontre résulte du hasard. Pas de mise en relation au préalable. C’est cela qui est intéressant dans les trans-médias en ce moment. Tout est possible. Expérimental. Un réseau d’auteurs est à construire.
Je suis arrivée tardivement sur le projet Gare du Nord. C’était le moment jugé opportun par l’équipe de Once Upon. Le son viendrait emballer l’expérience digitale entamée. Les Freds avaient déjà bien travaillé.
J’ai dû m’entretenir puis composer avec deux visions d’auteurs, celle de Once Upon, auteures interactives, et celle de Claire Simon, auteure littéraire.
En respectant le travail accompli, on m’appelait en tant qu’auteure sonore. Le son devait être un liant entre tous les univers. C’est très intéressant d’avoir ce rôle.
J’ai rencontré tour à tour les filles de Once Upon puis Claire Simon pour comprendre les intentions du récit, les décrypter, les appréhender.
A la question, comment avez-vous conçu et fabriqué cet « emballage sonore » ? Eh bien, c’est ici, que la « pelote » revient. Mes outils viennent de la radio. La radio est une écriture de la situation et de l’atmosphère. Très poétique. Avec un aspect documentaire qui commence par une prise de son sur le terrain. Je suis donc partie glaner et collecter dans la gare ; je suis venue tôt et restée tard, dans la gare, avec mon enregistreur. Le travail sonore sur Garedunord.net est en premier lieu un travail de captation curieuse et aiguisée qui fait écho au travail de Claire Simon. J’aime cet endroit. Il était important que j’aille piocher mes sons moi-même. J’ai croisé Claire Simon sur son tournage. Mais nos tournages étaient distincts.
Comment l’auteure sonore parvient-elle à se faire une place entre l’auteure littéraire et les auteures interactives ? Ne se sent-on pas un peu écartelée, ou à l’inverse écrasée ?
Non, pas du tout. C’est une collaboration. Cela donne un cadre pour la création. Et puis, les filles de Once Upon ont travaillé finement en amont avec Claire Simon ; elles ont parcouru la gare avec elle ; elles ont beaucoup échangé. Leur écriture interactive répond avec sensibilité à l’écriture de Claire Simon. Et la mienne répond à cette correspondance déjà tissée.
Quelles relations vouliez-vous que vos sons entretiennent avec ceux de Claire Simon ? Et surtout peut-être avec ses images ? Est-ce que celles-ci étaient un support sur lequel s’appuyer ou un obstacle à franchir pour votre propre création sonore ?
Quand je rejoins le projet, le travail déjà conçu ne se révèle être ni un support, ni un obstacle. Je dois plutôt imbriquer ma bande-son dans une architecture faite d’ images, de graphisme, une architecture conçue autour des variables « Temps » et « Espace » et des récits aléatoires que guideraient le parcours des usagers. J’apporte alors une autre dimension à l’architecture, dimension qui doit coller aux intentions de Claire Simon :
« Les différentes approches documentaires, fictionnelles, théâtrales de ce projet sont toujours documentées par le réel. Et l’ensemble doit nous documenter sur notre idée du réel… Rien dans le style ne définit le réel, si ce n’est une seule chose : Ça a été. »
La consigne est donnée et me rapproche du documentaire radio. Capter et utiliser le matériau réel.
Cependant, tout en utilisant le matériau réel [1], il me faut créer une distance avec l’image puisque je ne peux être raccord ni avec les images de Claire Simon, ni avec l’univers graphique, ni avec la navigation propre à chaque internaute. Les contraintes sont inhabituelles mais grisantes. Je n’illustre donc pas les images comme dans une production audio-visuelle linéaire. Au contraire il me faut être dans le ton sans être raccord.
Je décide de ne pas m’éloigner d’un traitement du son très naturaliste, dans la veine du field recording [2]. Cependant, pour accompagner l’univers de Claire Simon qui navigue entre fiction et réel et s’attache à un aspect fantomatique de la gare et de ses passagers, je manipule et traite les sons de manière à donner une légère touche irréelle au décor. Je crée une légère distance avec le réel. J’aime à penser que les paysages sonores de Garedunord.net naviguent entre musique et field recording. J’aime à penser que l’on joue avec le réel. L’écoute devient un instrument et l’environnement une gamme. Tous les éléments musicaux sont là : il suffit de piocher dans la gare: Les départs, les arrivées donnent la mesure. Les roulettes jouent les percussions ; Il y a les mélodies ; les rythmes ; les basses ; les chœurs. J’ai pris la Gare du Nord comme une banque de sons, un juke box, une boîte à rythmes. J’ai ainsi tâché de concevoir une sorte de « Musique documentaire », une « Musique décor ».
Vous parlez de « Musique documentaire » et de « Musique décor »… Est-ce à dire que la création sonore sur le web est réduite au paysage, à l’atmosphère et à l’immersion ? Qu’elle ne sert pas tant que cela le discours ?
Non, j’emploie cette expression juste pour ce projet. Je ne réduis à aucun champ la création sonore pour le web. Tout est possible. Je pense que dans un projet trans-média, la création sonore pourrait être le conducteur du récit, ou bien le propos même du récit, ou encore être le moteur de l’interaction.
D’une manière générale, comment pensez-vous au web ? Quelles différences ce support instaure dans votre travail ? Quels sont les nouveaux éléments à prendre en compte, et ceux – peut-être – à oublier ?
Pour moi, le web représente, pour le moment, le travail sur mesure. Le cadre (l’équipe, l’économie, l’organisation du travail, le format, la cible…) est à inventer à chaque projet.
Les contraintes techniques sont très fortes pour la partie sonore. Il faut travailler avec du son compressé. On ne connait pas la machine en face. Un ordinateur de base présente des haut-parleurs très filtrants et agressifs. De plus, je pense qu’il manque des outils dédiés à la conception sonore pour le web qui permettraient de générer du son au plus près du développement et de l’intégration.
Y’a t-il des éléments à oublier ? Je ne pense pas.
Rien n’est à oublier, rien de nos savoir-faire plus classiques n’est à laisser de côté. Par exemple, il faut recycler le savoir-faire du « metteur en ondes » et l’appliquer au domaine du web. Le metteur en ondes, pour la radio, est un « chef de gare » chargé de la fluidité du projet. C’est un « musicien mélangeur » garant de l’enchaînement, du mélange, de l’imbrication des plans sonores. Ce travail de superviseur enrichirait beaucoup l’univers trans-médias.
Donc rien n’est à oublier ; mais reste à recycler et à inventer. Il faut aussi de nouvelles manières de penser. Il faut réfléchir à la personnalisation de l’expérience, à l’aléatoire, à l’interaction de l’internaute avec le sonore, à l’interaction de l’image avec le sonore et vice-versa. Tout est à inventer. La qualité sonore dans les projets trans-média va progresser. L’écriture sonore dédiée au web est à son balbutiement.
Quel serait, selon vous, l’outil idéal de création sonore pour le web ? S’agit-il d’ailleurs uniquement d’une question technique, ou la temporalité de création joue t-elle un rôle au moins aussi important ?
Je rêve d’un outil qui permette de définir des sons, des actions et des paramètres en fonction de la navigation, au plus proche des mouvements de la souris.
Sur cet outil dédié, on pourrait régler avec précision un ensemble de paramètres sonores attachés au mouvement même, au geste de l’internaute. Par exemple : si mon geste est rapide, le son, parallèlement, subit une transposition à l’aigu. Par exemple : quand je mets un terme au scroll, la boucle sonore s’arrête. Par exemple : l’arrêt du scroll déclenche un autre son…
Daniel Deshays explique souvent que « les territoires de la musique et du cinéma demeurent autonomes et distincts », partant du fait que les sons relèvent du discontinu, et de l’invisible… Est-ce que vous pensez qu’ils trouvent un meilleur terrain audiovisuel avec les objets trans-médias, le plus souvent délinéarisés ?
Parce qu’on est gourmand et impatient sur internet, je pense que l’expérience interactive, bien que souhaitant rompre avec la linéarité du récit, ne supporte pas les interruptions. On ne supporte pas de « ramer ». La création sonore dédiée au web peut fluidifier l’expérience et inciter à la poursuivre. La création sonore dédiée peut amortir le morcellement du récit.
A l’inverse, on peut imaginer que la linéarité avec laquelle on veut couper dans le web-doc soit aussi portée par le son lui-même. Le son est malléable et peut accompagner, souligner, appuyer les ruptures dans le récit.
Sur le web, on a souvent affaire à une écoute « distraite », l’audition y est sans doute un peu plus friable qu’ailleurs… Comment accepter cette éventuelle déperdition (de l’attention) ? Notamment en considérant la position d’écoute des internautes, possiblement parasitée (s’ils n’ont pas de casque) par une multitude de bruits alentours… Est-ce quelque chose que l’on prend en compte dès l’acte de captation, puis au montage ?
Oui, on le prend en compte, on imagine l’usage, la réception, la diffusion dès la captation. Et c’est vrai pour n’importe quel média. Il faut penser aux conditions à la destination d’une création sonore, à sa réception. Effectivement l’internaute est a priori moins bon élève que l’audiophile venu assister à un concert à l’IRCAM. L’écoute est une attitude, qui est peut-être malmenée. Mais quoi qu’il en soit, la responsabilité repose sur le créateur sonore qui doit réhabiliter le plaisir de l’écoute et s’évertuer à capter l’attention coûte que coûte. Comment ? Chaque création qui fonctionne est une partie de la réponse.
Propos recueillis par Cédric Mal
Notes
[1] La gare représente un ensemble de contraintes sonores très fortes. Le brouhaha et la résonance masquent un tas de trésors sonores. Il faut dénicher astucieusement les timbres, les bruits, les matières sonores dès la prise de son et puis en post-production.
[2]« Le field recordingou « enregistrement de terrain », est une pratique apparue logiquement à la fin du XIXe siècle avec l’invention de systèmes d’enregistrement, de plus en plus portables. Peu à peu, le studio perd de sa fatalité et l’homme peut partir par les chemins pour capter quantité de musiques et de sons. » Alexandre Galand, inLe Field Recording, Le Mot et le Reste, 2012.
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