Suite et fin des chroniques en direct du festival « Visions du Réel » sur Le Blog documentaireAprès les multiples rencontres proposées par Barbara Levendangeur, place ici à la clôture de la manifestation avec plusieurs films qui interrogent le cinéma documentaire comme territoire de libertés…

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Le palmarès dévoilé, les festivaliers affluent vers le « village du réel » qui avait été déserté lors d’un salvateur et apaisant moment suspendu. Café, du cinéaste mexicain Hutuay Viveros Lavielle, vient de recevoir le Grand prix : un choix qui manque foncièrement d’audace, selon moi et quelques autres – à l’instar de l’incroyable Lydia Chagoll, cinéaste belge déportée, auteure de nombreux films engagés avec son époux Frans Buyens. À 83 ans, elle est de toutes les fêtes, dont celle de ce soir bien sûr, où elle a rejoint notre table, un verre de vin rouge à la main, le sourire et la casquette bien vissés sur son sage et malicieux visage. Depuis quelques années, elle préside le prix Buyens-Chagoll attribué cette année, avec son éternel bon sens avisé, à Iranien de Mehran Tamadon (nous vous en parlions dès notre première chronique sur Visions du Réel 2014). Si Café mérite toute notre attention pour le regard sensible et patient posé sur cette famille emmenée par le jeune Jorge, bien décidé à devenir le premier avocat à représenter son peuple indigène, ce choix manque singulièrement de cet esprit de transgression qui a traversé tout le (mon?) festival.

Lydia Chagoll - © Miguel Bueno
Lydia Chagoll – © Miguel Bueno

C’est que, bien plus qu’un simple festival de cinéma, Visions du Réel est un véritable Territoire de la liberté, titre de mon film « coup de cœur » de cette année. Réalisé par le cinéaste sibérien Alexander Kuznetsov, ce documentaire nous introduit au sein de la communauté des Stolbys, du nom des montagnes situées à la lisière de la métropole sibérienne de Krasnoïarsk – un site utopique depuis 150 ans. « Nous sommes des alpinistes qui prônons la vie libre dans la nature et nous avons toujours résisté à l’Etat russe, explique le cinéaste. Pour nous, escalader sans assurance, c’est se dépasser, se risquer pour parvenir à rester en vie : et c’est grâce à cette expérience que nous ne sommes plus des esclaves ». Dans son film-partage, dont l’image fait corps avec l’espace et les personnages, le réalisateur célèbre l’amitié, la joie et la solidarité de la communauté, par opposition aux scènes de manifestations dans la ville, orchestrées par l’Etat et illusoirement libres. Le cinéaste transmet ainsi au spectateur cet élan vital de la résistance – à la manière dont est transmise la philosophie ascensionnelle des stolbystes à une des petites filles de la communauté. Avec, pour symbole, le mot « liberté » inscrit tout en haut des montagnes, que les membres de la communauté ne cessent de repeindre la nuit et que les autorités russes n’ont jamais réussi à effacer ! « Si cette inscription influence le territoire, elle surplombe la ville en contrebas, métaphore de la limite à cette liberté ». Une liberté dont Alexander voulait montrer l’existence, tant il en a « marre que l’on regarde les Russes comme des esclaves », comme il l’explique dans l’entretien ci-dessous, avec pour interprète sa productrice Rebecca Houzel.


La liberté en Sibérie
, selon Alexander Kuznetsov.
(traduction : Rebecca Houzel)

Sélectionné en compétition long métrage et pas une seule fois cité au palmarès – en raison de sa trop grande simplicité, apparemment ! – Territoire de la liberté aurait pourtant dû résonner particulièrement en cette veille de week-end meurtrier en Ukraine. Certes, le jury du prix suisse a primé les FEMEN – peut-être plus que le film lui-même Je suis FEMEN d’Alain Margot, mais il y avait dans Territoire de la liberté un appel plus sincère à la résistance ; un film « né d’un territoire où l’on peut se déplacer librement (…), y déployer son imaginaire et s’y organiser », comme ceux réalisés par Pierre-Yves Vandeweerd. Une esthétique dont il a révélé la quintessence lors de l’atelier qui lui a été consacré cette année, et dont vous pouvez découvrir ci-dessous un moment exclusif.


Les territoires de liberté, selon Pierre-Yves Vandeweerd.

Selon Pierre-Yves Vandeweerd, le cinéma documentaire porte en lui cette nécessité d’aménager sans cesse des lieux de transgressions, de déjouer les conventions imposées au réel pour lui renvoyer de nouveaux imaginaires et de nouvelles réalités, de « se ressaisir sans cesse de notre liberté de mouvement ». (voir la citation de Hanna Arendt dans la vidéo ci-dessus). Une solidarité de l’éthique et de l’esthétique, du corps et de l’esprit, qui habite littéralement Les tourmentes – diffusé le 20 mai sur ARTE (et ensuite disponible en replay). Une ascension rituelle menée par une bergère avec ses moutons dans les montagnes enneigées des plateaux de Lozère pour rappeler par leurs sonnailles les égarés, notamment les fous oubliés enterrés anonymement non loin de là.

Les tourmentes aurait largement mérité le Grand prix – au lieu d’une simple mention – tellement il incarne l’essence même du cinéma documentaire dans sa vocation à bousculer les images banalisées du réel qui chaque jour en redoublent les clichés et la souffrance au lieu de l’interroger. Cette volonté d’opposer du commun aux images permanentes et contrôlées par quelques-uns s’illustre aussi dans la résurgence actuelle des collectifs – déjà évoquée dans la chronique précédente. Le fait qu’ils soient primés par deux fois dans le palmarès est à cet égard significatif. Propaganda des Chiliens Mafi Collective – dont le représentant avait failli vomir sur moi souvenez-vous (pour ceux qui suivent) ! – a reçu le prix du moyen métrage le plus innovant. Via une esthétique revendiquée faite uniquement de plans fixes, cette déconstruction de la surmédiatisation des candidats à la présidentielle au Chili en 2013, sur fond d’éloquentes manifestations sociales, a été réalisée par treize réalisateurs !

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Peut-être plus significatif encore est Dieux et les chiens, prix du court métrage le plus innovant. Un film intense, violent, complexe et dérangeant réalisé par le collectif de jeunes cinéastes syriens passionnés de documentaires d’auteurs, Abounaddarra, qui signifie littéralement « L’homme aux lunettes », c’est-à-dire « L’homme à la caméra ». L’héritage de Vertov est en effet revendiqué : Shérif, porte-parole de ce collectif résolument du côté des révolutionnaires, a lui aussi rejoint notre table, survenu tel un spectre hors de la nuit pour remplacer Lydia Chagoll. Il raconte : « Nous voulons opposer une vision esthétique aux images du conflit, manichéennes et brutes, qui sont diffusées ailleurs ». Dans leur court-métrage tourné en une séquence et en plan très rapproché, un combattant témoigne, se sentant coupable d’avoir tué un homme « innocent » pour lui éviter la torture infligée par ses compagnons de lutte. Un film qui s’oppose aux images de Syrie qui viennent jusqu’à nous ; des images souvent amateures uniquement réduites à leur dimension de preuve des combats, jamais contextualisées et ainsi vidées de leur sens.

aboudanarraPour en savoir plus sur le collectif Abounaddara, un entretien est disponible ici.

Depuis 2010, c’est depuis le territoire d’Internet que le collectif a décidé de lutter. Lieu de profusion des images où, à force de se multiplier, on ne les distingue plus, le web est aussi un excellent terrain documentaire. Leur site est un lieu ouvert où la contestation est encore possible, où du commun peut se créer, mais il est aussi une terre d’expérimentation prometteuse. Un territoire de liberté, donc, dont le cinéaste et artiste suisse Ulrich Fisher – sur lequel nous reviendrons bientôt – a fait son terrain de jeu, avec notamment son œuvre numérique Walking the edit présentée lors du festival. Ou comment le spectateur peut, grâce à ce logiciel, convoquer des images en fonction de son arpentage dans un site physique, réveillant par ses pas des images enfouies et reliées au territoire traversé. Une manière de faire émerger des images autrement, qui fait écho au désir de Pierre-Yves Vandewweerd : faire ressurgir des réalités gelées dans le monde commun par un cinéma qui permet à la fois de réfléchir, et de ressentir…

Barbara Levendangeur

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