Questions de distribution sur Le Blog documentaire… avec un film sélectionné pour le deuxième prix « La Croix » du documentaire : « Se battre », réalisé par Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, nous propose de suivre les combats singuliers d’hommes et de femmes qui, dans un contexte de crise, ont « la rage de s’en sortir et les mots pour le dire ». Depuis sa sortie le 5 mars dernier, le film a rassemblé près de 20.000 spectateurs. Jacques Pélissier, le distributeur du documentaire pour Aloest, revient ici sur cette aventure… Il explique à Sibel Ceylan qu’il faut aussi « se battre » pour faire exister un tel objets dans les salles de cinéma…
« Se battre » : filmer l’espoir malgré tout
« Se battre », au sens propre comme au figuré. « Se battre » au quotidien pour ne pas sombrer, « se battre » pour survivre. La caméra de Jean-Pierre Duret et d’Andrea Santana s’est posée à Givors, ville de 20.000 habitants située dans la banlieue lyonnaise, frappée de plein fouet par la désindustrialisation et ce qu’on appelle désormais communément « la crise ». Les deux auteurs ont suivi le quotidien de ses habitants qui se démènent pour continuer à vivre décemment, ces hommes et ces femmes qui ne baissent pas les bras même s’ils sont à la lisière du monde, au bord du gouffre. Aujourd’hui, un Français sur cinq vit dans la précarité, peut-on lire dans les articles de journaux. Une statistique alarmante, un SOS froid qui cache des situations aussi douloureuses que singulières. Ceux que la société qualifie trop facilement d’« assistés » mènent un combat au quotidien pour sortir d’une situation qu’ils n’ont ni choisie, ni méritée. Souvent désignés comme « invisibles », ces treize millions de personnes de tous âges et de toutes origines, ne se connaissent pas mais une même envie de lutter les unit. Ils se croisent parfois au Secours Populaire pour choisir les aliments qui leur permettront de tenir encore quelques jours, jusqu’à ce que leurs points soient renouvelés. Toujours en sursis, ils sont ouvriers à l’usine, saisonniers en réinsertion, immigrés roms ou directrice commerciale au chômage.
Parti-pris évident des réalisateurs, la première séquence du film s’ouvre sur un combat de boxe que dispute un des jeunes champions de la région. Ils ne montreront pas leurs personnages en situation de faiblesse mais tout simplement en situation de combat. Loin du voyeurisme de certains reportages sur la misère ou la pauvreté qui s’étendent dans certaines régions, le documentaire offre un regard empathique sans pathos, sans commentaires ni voix-off.
Après cinq semaines d’exploitation en salles, quel est le bilan de ce film ? Comment distribue-t-on un documentaire sur un sujet si sensible ? Rencontre avec Jacques Pélissier, distributeur chez Aloest Distribution. Les propos ont été recueillis mi-avril 2014.
Le Blog documentaire : Quel est le bilan de l’expolitation du film en salles ? Est-ce-que vous en êtes satisfait ? Dépasse-t-il vos attentes ? Comment avez-vous fait vivre ce documentaire ?
Jacques Pélissier : Pour la première fois dans l’histoire d’Aloest Distribution, nous avons atteint le seuil de rentabilité d’un film en cinq semaines. En règle générale, ce seuil est atteint après quatre à six mois d’exploitation. Depuis le 5 mars, 85 salles ont programmé Se battre et 12.000 spectateurs sont venus le voir. Et le documentaire va continuer d’être projeté jusqu’à l’automne 2014. [Fin juin, le documentaire affichait une fréquentation de 18.000 spectateurs, qui se sont déplacés dans plus de 200 salles, NDLR].
Les documentaires que nous distribuons nécessitent un accompagnement et un suivi très intenses. Les projections ne vivent pas seules. Dès que possible, nous invitons les réalisateurs à expliquer leur démarche de documentariste dans le cadre de débats et de rencontres avec le public [130 projections-débats ont été organisées à ce jour pour ce film, NDLR]. Nous pouvons aussi faire intervenir des représentants d’associations. Ces séances attirent évidemment plus de monde : lorsque le film est suivi d’un événement, nous comptons environ 150 personnes dans la salle.
Quel type de public avez-vous rencontré ? Comment le film a-t-il été accueilli ?
J’ai le sentiment que le public est à la recherche d’un témoignage de qualité sur des sujets parfois oubliés, ou au contraire médiatiquement surexposés. Les réalisateurs de documentaires ont cette force d’être écoutés, et surtout attendus par les spectateurs. Alors que le climat politique et social est à la défiance générale, les spectateurs attendent une sorte de vérité de la part des réalisateurs. Bien-sûr, le documentaire est orienté, parfois engagé voire militant, mais ce sont des paroles libres qui s’expriment.
Le documentaire a fait surgir des débats passionnants sur la fraternité. Car au-delà de la solidarité ou de l’entraide, ce qu’entend montrer le film, c’est bien la fraternité qui se déploie dans certains lieux fortement touchés par la crise. Le public plus âgé a été touché par cette idée de retour à une certaine forme de fraternité. Le public plus jeune a parfois manifesté un sentiment de frustration face à ce documentaire, qu’il aurait aimé plus engagé ou en tout cas plus révolté.
Dans quelles régions et dans quelles villes le public était-il plus nombreux ?
La région de Lyon a bien sûr attiré beaucoup de spectateurs puisque c’est le théâtre du film. Le documentaire en général rencontre 60 à 80% de son public en province, dans les milieux ruraux ou les petites villes. Nous avons de très bons résultats dans les villes de plus de 100.000 habitants ou de moins de 5.000 habitants. Entre les deux, les chiffres varient. L’explication est assez simple. Dans les villes de moins de 5.000 habitants, il y a peu d’associations mais elles sont très actives, très présentes et surtout très engagées dans les différents secteurs sociaux, économiques et culturels. Dans les villes de plus de 100.000 habitants, le tissu associatif est nettement plus important. Même si l’offre culturelle est abondante, les relais associatifs sont très efficaces pour épauler notre travail. Entre les deux, les documentaires que nous sortons se trouvent noyés dans la quantité d’autres événements culturels proposés.
Nous sommes globalement satisfaits de l’accueil qu’a reçu ce documentaire, et en particulier de la qualité des débats lors des projections. Nous allons continuer ce travail jusqu’en novembre prochain. Nous préparons d’autres diffusions mais rien n’est encore très officiel.
Plus largement, avez-vous mis en place une stratégie digitale spécifique pour la sortie de vos documentaires ?
Quand nous avons fondé Aloest Distribution il y a cinq ans, nous étions l’une des sociétés de distribution les plus impliquées sur les réseaux sociaux. Nous étions vraiment en avance sur les autres. A l’époque, il y avait un regard neuf sur le numérique et nous avions choisi de donner une grande place aux médias sociaux. Aujourd’hui, presque tout le monde est présent sur les réseaux sociaux, surtout Facebook et Twitter et il ne s’agit plus que d’une complémentarité nécessaire mais pas suffisante avec notre métier de terrain.
Quel regard portez-vous sur la diffusion de documentaires sur les plateformes de Vidéo à la Demande ? Avez-vous diffusé les films que vous distribuez sur ces plateformes ?
Nous allons éditer en DVD et en VàD deux documentaires sortis l’an dernier : Tu seras sumo (de Jill Coulon) et Enfants valises (de Xavier de Lausanne). Nous aimerions faire une sortie simultanée sur les supports physique et numérique. Nous cherchons des plateformes pour diffuser nos documentaires en France et à l’étranger. Pour le documentaire de Jill Coulon, nous envisageons une diffusion via iTunes et Google Play car c’est un sujet à portée internationale. Pour Enfants valises, nous visons plutôt une diffusion sur des plateformes françaises – et francophones (type Universciné).
En janvier prochain, nous allons éditer un très beau coffret DVD du documentaire Nous filmons le peuple, sur les relations des réalisateurs polonais avec la censure politique des années 1970. Cette édition DVD comportera des bonus inédits, des archives jamais diffusées et nous nous demandons comment les intégrer à une édition VàD. Chaque documentaire a ses spécificités et nous développons une stratégie particulière à chaque fois.
Dans quelle mesure tout cela modifie-t-il l’accompagnement d’un film en salles ?
Il n’y a pas vraiment de rupture entre la distribution d’un film en salles et sa sortie en DVD et en VàD. La promotion du film sur les réseaux sociaux évolue mais elle ne se transforme pas fondamentalement. Nous accompagnons le documentaire tout au long de ces différentes étapes. Le métier n’a pas changé avec l’arrivée de la VàD. Il faut simplement trouver de nouveaux partenaires, négocier, peut-être repenser certains modèles. Nous ne serions pas contre une modification de la chronologie des médias [également souhaitée par la Ministre de la Culture, NDLR]. Les différentes expériences menées en ce sens sont soutenues par le programme MEDIA de l’Union Européenne. Mais il est vrai que les exploitants de salles sont plutôt réticents à bousculer la chronologie des médias. Or, les différentes sorties sont complémentaires. Je suis persuadé que les spectateurs continueront à aller au cinéma même si le film est disponible sur Internet ou en DVD. Quant à l’arrivée de Netflix, je ne pense pas que cela change radicalement le paysage de la VàD. Netflix est adapté à une demande de consommation de séries TV ou de films de patrimoine. Je ne sais pas si les documentaires sociétaux y trouveront leur place. Mais attendons avant de juger…
Propos recueillis par Sibel Ceylan
Plus loin…
– « Tu seras Sumo » : Rencontre avec Jill Coulon – par Marie Baget
– « Enfants valises » : entretien avec Xavier de Lauzanne – par Sibel Ceylan
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