Le Blog documentaire délaisse un peu le documentaire et son adéquation (ratée ou réussie) avec Internet pour une immersion dans la création web pure. Voici donc un article évolutif qui tentera d’identifier les ressources interactives les plus pertinentes pour répondre à cette question, basique : comment faire interagir l’internaute pour que son action soit la plus naturelle et la plus nécessaire possible à la narration ? Question qui prend d’ailleurs parfois, pour les concepteurs interactifs, la forme d’une tempête intense sous les crânes débouchant généralement sur un mal de crâne carabiné…
A la question purement mécanique : « qu’est-ce que je fais devant mon ordinateur lorsqu’un programme se lance ? », voici quatre premières réponses possibles, et quatre descriptions d’expérimentations qui ont travaillé à rendre cette interaction signifiante.
Je promène ma souris
S’amuser à déplacer sa souris sur l’écran : plus simple commande délivrée à l’internaute, tu meurs. « Oui, mais qu’est-ce que ça raconte ? ». Ce déplacement a-t-il du sens, autre que purement technique, pour aller découvrir la petite vidéo bonus derrière un volet accessible au survol du mulot ou pour faire changer de couleur les titres et satisfaire ainsi son sens de l’esthétique ?
Le studio Moniker, en deux projets, est passé maître dans l’art de répondre à cette question. Avec deux propositions très différentes dans la commande faite à l’internaute, mais qui ont pour point commun de donner un sens à son action.
Ainsi, la présentation de Pointer Pointer en 2012 à l’IDFA (Amsterdam), au beau milieu de productions purement documentaires, aurait pu apparaître comme une provocation. Un écran noir, une injonction simplissime (bougez votre curseur), un court temps de chargement, et hop ! Une photo. Puis une autre, après avoir déplacé de nouveau sa souris. Puis une troisième, différente. Avec un point commun. Le jeu, avec une salle de novices à qui on met Pointer Pointer dans les pattes, c’est de compter le nombre de photos à montrer avant que l’idée du mécanisme scintille, telle un phare dans l’océan de l’interactivité, dans le cerveau des spectateurs. Ainsi cette alliance entre la géolocalisation (à l’échelle d’un écran) de milliers de photos montrant des personnes pointant des choses du doigt et de l’enregistrement du lieu où se trouve le pointeur de la souris provoque une fascination presque enfantine. Parce que, non content d’être ludique, le programme est surtout par essence interactif, en utilisant les core-ressources du web : une base de données, une indexation géographique, un medium homme-machine. Ce qui décharge la souris de sa nature purement fonctionnelle (je clique ou je bouge ma souris parce que mon site est fait de sous-couches auxquelles je n’accède que par ce principe mécanique, désincarné) et délègue à l’internaute un pouvoir grisant. C’est ma fantaisie, mon humeur qui commande ma souris, et donc le récit. De manière… organique – le mot magique est lâché.
Une fois ferré avec Pointer pointer, l’auditoire est mûr pour Do Not Touch. Et là, même sourire béat de gamin-e découvrant le pot de Nutella, même mine ahurie devant ce que signifie vraiment une interaction : voilà qu’en suivant un chemin vert, puis en obéissant aux injonctions (là encore très simples) de la plateforme, on créé du sens par soi-même et, en prime, dans une expérience purement collective. Que le programme vous demande de créer un smiley avec votre pointeur, et instinctivement la masse des participants, et vous avec, s’ordonne de manière à créer non seulement du sens, mais une forme, et un embryon de discours. Du signe abstrait atomisé, on passe à une forme concrète et collective du langage (ici graphique). Autant de temps réellement « actif » pendant lequel l’internaute ne se demande pas où diable devra-t-il cliquer pour explorer on ne sait quel menu. Pour le studio Moniker, le pointeur de la souris est en même temps une caméra, un projecteur et un crayon. Il façonne l’espace web par l’action nécessaire de l’internaute ; il lui ouvre le chemin d’une narration organique (et non linéarisée/délinéarisée par un discours préalable) qui s’appuie sur un protocole technique. Base de données de photos organisée, enregistrement du pointeur comme un signet dans un montage : ces dispositifs ressemblent fort à ceux que mettent en place les documentaristes ou les metteurs en scène avant de capter une scène.
Je scrolle
Scroller n’est pas jouer : telle pourrait être le nouveau leitmotiv du metteur en espace web lassé de la mode du scrollytelling et autres long-form pullulant désormais sur les sites de certaines rédactions web, pour une réhabilitation du kilomètre de texte qui sera aussi délicieux au fan de Mc Solaar que rébarbatif à celui qui n’en a cure.
Scroller n’est pas jouer, mais tout en jouant à simuler la réalité. Dit autrement : scroller pour donner une expérience réelle d’un événement virtuel. Exemple éclatant donné par Une sortie en mer, programme publicitaire (qui n’est aujourd’hui plus accessible) réalisé par l’agence CLM BBDO pour la marque Guy Cotten, et qui ferait passer le port du gilet de sauvetage pour la chose la plus désirable au monde.
Le principe ? On ne peut plus simple, mon capitaine ! Justement en tant que capitaine du dimanche, l’internaute, plongé en caméra subjective dans la peau d’un téméraire peu prévoyant, se retrouve balancé à la flotte. Le bateau s’éloigne, le bonhomme (l’internaute) s’égosille. Et l’injonction apparaît, tranchante comme un couperet : scroller pour rester à la surface.
Soudainement, ma souris n’est plus une souris. Le mouvement mécanique du scroll n’est plus une possibilité esthétique. En un geste, c’est toute la beauté cosmétique et un peu inutile du geste qui s’incarne d’une toute autre dimension (le scroll, ce mouvement élégant). Car si scroller peut me sauver de la noyade, scroller va d’abord immanquablement me fatiguer. Commencer à scroller, c’est déjà penser à la fin du scroll, au moment où, épuisé, je me laisserai happer par la mer et cette sentence implacable : vous avez nagé 1 minute 12 avant de vous noyer.
Ainsi considéré, le scroll devient une extension du psychisme : scroller sans fin jusqu’à perdre l’usage de son doigt ? S’économiser en scrollant par petits à-coups ? Non seulement le programme résout la terrible demande de l’adéquation entre le fond et la forme, mais en plus il suggère la nature même du scroll : une action sans début ni fin, qui pourrait s’apparenter à celle d’une souris (une vraie) dans une cage cylindrique. L’histoire ne nous pousse pas à conclure que tout scroll est un esthétisme de pure forme. Mais elle contribue à lui donner du sens, de la chair intellectuelle. Et tout ça, venant d’une publicité…
Je tape sur mon clavier
Quoi de plus technique et de moins créatif que l’action de taper sur un clavier ? Toutes ces touches qui ne nous servent bien souvent qu’à rentrer des adresses web, des requêtes Google, des mails et des mots de passe, font de ce qui sert d’interface principale (avec la souris) entre l’homme et la machine un mal aimé de l’informatique. La tablette et le Smartphone tentent d’ailleurs de lui faire un sort en l’éjectant de leur support physique. Mais on ne se sépare pas si facilement d’un tel outil, du moins tant que l’on n’aura pas inventé la reconnaissance vocale parfaite. Alors, on s’arrête à ce constat ou on tente d’en faire un instrument créatif et interactif, à l’instar de la souris ?
C’est l’ambition de Patatap, une application légère et enthousiasmante qui transforme le clavier non pas simplement en piano produisant des sons loufoques, mais aussi en console d’effets visuels. Le joujou est développé par Jono Brandel, un jeune ingénieur créateur, même pas 30 ans au compteur, et qui a déjà connu les honneurs de la Tate Modern sur le projet This Exquisite Forest, de Chris Milk et Aaron Koblin. Pourquoi, semble se dire le jeune homme, ne pas imaginer que notre clavier, qui ressemble fort à un piano, puisse devenir lui aussi un instrument de musique ? Qu’au lieu de « lancer » de la musique par l’action du clavier, on la « joue », cette musique ?
Testez par exemple le fait « d’écrire » votre prénom en image et en son. Ne trouvez-vous pas que de voir apparaître sur l’écran, en lieu et place du nom que l’on « produit » avec ses doigts sur le clavier, une composition audio-visuelle change la nature même de l’acte mécanique de taper sur son clavier ? Soudainement, le clavier n’est plus une contrainte sur laquelle nos doigts maladroits courent pour simuler ce que notre pensée a déjà « écrit » dans notre cerveau avant que nous ne la réalisions à l’écran, mais bien un medium interactif créateur d’un sens tout différent de ce qu’il est censé montrer. Si j’écris « Nicolas » par exemple, ce que je vois n’est en rien similaire à l’idée que je me fais de l’interaction habituelle entre mon prénom et sa traduction à l’écran. L’interaction créé une couche de sens nouvelle (en l’occurrence, principalement musicale) qui transforme mon rapport à l’outil plein de touches que j’ai devant moi. Un peu comme si nous opérions une disruption de sens entre l’acte et le signe, comme d’autres dissocient le son et l’image.
Je cligne des yeux
Qu’est-ce que je fais devant mon écran ? Eh bien parfois rien. Ou plus précisément, je regarde. Oui, oui, tout simplement, je regarde. Après avoir enregistré le mouvement de mes yeux, en l’occurrence mon clignement d’œil. C’est toute la promesse enivrante du eye-tracking (soit traquer le déplacement des yeux sur l’écran), que Virgin Mobile USA a mis en place dans une campagne Youtube baptisée Blinkwashing.
Le principe ? Après avoir mémorisé votre clignement d’œil, vous allez abandonner clavier, souris, doigt et autres modes d’interaction « filtrées » pour interagir à la racine, de manière « pure » ; c’est-à-dire le plus naturellement du monde (jusqu’au jour où on aura inventé la puce intégrée dans le cerveau) : utiliser ses yeux pour faire du montage. En clignant de l’œil, l’image va brusquement opérer une coupe et basculer sur un autre plan.
Gadget, vous exclamez-vous ! Là encore, si l’on s’arrête au message purement publicitaire de l’annonceur, on n’a effectivement rien à gagner à s’arrêter sur l’interface. Mais si on essayait de mettre du sens là-dedans, de l’interaction pure au service d’un récit. Et si demain, l’expérience de clignement d’œil permettait un récit chapitré, où œil droit et œil gauche pourrait lancer des commandes différentes ? Et si deux clignements d’œil de deux personnes sur un même écran provoquaient une battle, un concours pour savoir qui arriverait à allumer ou éteindre ledit écran ? Et si, et si… C’est bien le pouvoir de cette interaction, de susciter le conditionnel, d’ouvrir l’esprit et les possibles. Et si c’était ça vraiment, la narration sur et par Internet ?
Vous avez d’autres exemples d’interaction entre homme et machine qui fasse récit ? Envoyez-nous vos bonnes adresses, nous en ferons part dans nos prochains articles.
Interactivons ensemble !
Nicolas Bole
@Nicolasbole
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