Le Blog documentaire accompagne la sortie en DVD du film de Mariana Otero « A Ciel Ouvert » ! Edité par Blaq out, le coffret disponible depuis quelques jours comprend également un livre, « Le Courtil, l’invention au quotidien », co-écrit par la cinéaste et Marie Brémond.
Plusieurs exemplaires de cette édition sont à gagner, par tirage au sort. Pour cela, rien de plus simple : envoyez vos coordonnées à leblogdocumentaire@gmail.com.
Cette sortie DVD est aussi l’occasion de souligner la parution du nouveau numéro de la revue IMAGES documentaires. Intitulé « Regards sur l’enfance aliénée », il propose notamment cette conversation entre Jean-Louis Comolli et Cédric Mal. A déguster ans modération ! Bonne lecture.
Conversation électronique avec Jean-Louis Comolli
Cédric Mal : Il y a un élément frappant – et commun – dans A Ciel ouvert et Chemins d’enfance [documentaire réalisé par Jean-Louis Comolli avec Doriane Roditi-Buhler en 2012]. C’est l’inscription du réalisateur (ou de la réalisatrice) dans le champ, la mise en jeu du corps du filmeur (ou de la filmeuse) dans l’image. Cette intrusion dans la représentation constitue un geste fort, signifiant, mais elle est aussi très particulière dans ces deux cas.
Nous sommes en effet face à un homme à la caméra, ou une femme-caméra. Vous apparaissez tous les deux dans le cadre cependant que vous le composez, dans la mesure de votre participation à la fabrication même du documentaire. Le dispositif est audacieux chez Mariana Otero, harnachée à l’engin filmant qui ne la quitte pas mais qui lui permet d’être plus libre de ses faits et gestes. Le dispositif est, disons, plus traditionnel en ce qui te concerne : tu es assis derrière ton objectif – dans tous les sens du terme, si j’ose dire.
Vous êtes de surcroît interpellés dès les premières minutes de vos films respectifs par les personnages (qui vous désignent alors en tant que tels) ; soit mentionnés par les adultes, soit approchés par les enfants qui, fascinés par la caméra, veulent « voir la machine ».
Tout cela m’amène à une première réflexion : la présence de l’auteur à l’image, en tant que réalisateur mais aussi en tant que personnage du film, est-elle une « figure imposée » quand il s’agit précisément de filmer l’enfance (en crise) dans les deux institutions présentes dans ces films ?
Aussi, dans le prolongement de cette question, si l’on parle souvent de la « bonne distance » du filmeur face à ce qu’il se propose de documenter, ne devrait-on pas ici parler de la « bonne hauteur » (de vue) ? Est-ce cela une partie de la quête, ou de l’équation à résoudre dans ces films ?…
Jean-Louis Comolli : Tu touches un point fondamental, selon moi : je n’avais ni décidé ni choisi d’ « être à l’image ». C’est l’un des enfants, le jeune Francisco, qui, si j’ose dire, « m’a choisi » dès le premier instant du tournage, à peine quelques secondes après le début du rituel dit « d’accueil ». Or, c’est évidemment ce à quoi je pouvais rêver, sans oser le dire ni faire en sorte que ça arrive. C’est arrivé ainsi, voilà tout. Pourquoi ? Il faudrait demander au jeune garçon, s’il le sait. Grâce à lui, « Monsieur Comolli » est immédiatement devenu personnage de son propre film, acteur en même temps que filmeur. C’est bien la première fois que cela m’arrivait, et je dois avouer que j’en ai été flatté, content. Une complicité voulue par l’autre, acceptée par moi.
Il est difficile de tirer de ce micro-événement une leçon générale. En plus, je n’ai pas vu le film de Mariana Otero et je me garderai donc d’en dire quoi que ce soit. Il m’a semblé, dans le cas de Chemins d’enfance, qu’il y avait un enjeu à « être accepté » non seulement par l’équipe du Jardin d’enfants thérapeutique que j’ai filmée, non seulement par son animatrice Doriane Roditi-Buhler, mais par les enfants eux-mêmes, représentés en quelque façon par Francesco, lui-même en désir de filmer. Pourquoi ? Je retournerai la question : comment filmer des enfants, qui plus est plus ou moins « en difficulté » comme on dit chastement ? Ici, la question du « comment », la plus risquée de toute la pratique cinématographique, se présente comme insoluble. Il n’y a pas de « bonne » solution. Je m’explique : filmer est avant tout exercer un pouvoir visible sur l’autre filmé. « Pouvoir » ne dit pas nécessairement « oppression », mais dit « pression ». J’ai fait tout ce que j’ai pu pour épargner à ces enfants et même à leurs éducatrices la moindre pression : il en était quand même. Entrer en première personne dans le film, corps et nom (« Monsieur Comolli »), était peut-être, je m’en rends compte aujourd’hui, une manière de partager cette inévitable question avec mes jeunes « personnages ».
En un mot, filmeur et filmé partagent un film. Filmant, nous créons une situation qui peut ressembler aux situations « normales » mais qui, en fait, est toujours une situation expérimentale, où l’un et l’autre sujet, filmé, filmeur, est confronté à la fois à l’autre, comme dans toute relation duelle, mais aussi aux enjeux conscients et inconscients de la situation ainsi créée. Je crois, tant pis pour mes exigences rationnelles, je crois qu’il se passe en situation de tournage quantité de choses inconscientes auxquelles les sujets s’exposent sans bien savoir. Non savoir de part et d’autre. J’ai voulu qu’il en aille ainsi, j’ai préféré ignorer jusqu’au bout les fiches médicales de ces enfants que j’avais à filmer. Et quand je filmais des réunions de synthèse de l’équipe éducatrice, nous avons fait, avec Ginette Lavigne au montage, le choix d’écarter tout ce qui pouvait avoir l’air d’une leçon ou d’une explication.
C’est après tout ma conception du cinéma dit « documentaire » : on n’en sait pas plus que celle ou celui qu’on filme. On en sait même moins, et l’on apprend ou comprend après avoir filmé.
C. M. : Revenons justement sur ces réunions de synthèse. Dans ton film comme dans celui de Mariana Otero, il y a comme deux mondes qui co-existent dans un même univers : celui de l’enfance, et celui « des adultes ». Est-ce là aussi un « passage obligé » que de naviguer entre ces deux sphères dans ce type de film (manière aussi, sans doute, de se « faire accepter ») ?
J-L. C. : Mais oui ! « Se faire accepter » est tout à fait essentiel. Il est évident qu’on ne filme pas longuement des femmes et des hommes, quels qu’ils soient, sans leur accord, et non seulement : leur participation active. J’avais donc besoin avant tout d’être amicalement accueilli par les éducatrices du Jardin d’enfants et par Doriane. J’aimerais tirer un enseignement plus général de ce premier principe d’accueil et d’amitié. La pratique du cinéma dit « documentaire » suppose de mettre en œuvre des relations aussi belles que possible avec les personnes filmées. On ne triche pas avec elles. On construit ensemble ce qui se présente, pour moi, comme une préfiguration d’une forme de société à venir, d’une utopie, celle où les rapports de force seraient dénoués, où les sujets se sentiraient en confiance et en liberté les uns par rapport aux autres. Ceci vaut pour celles qui sont ici filmées, pour les enfants dont elles s’occupent, et pour les spectateurs de ce film. Le cinéma que je souhaite est une ébauche d’un monde meilleur encore à venir. On filme pour bâtir avec les autres des relations dignes et fortes. À quoi sert le cinéma ? A mettre en pratique une certaine idée du monde.
À part ça, j’ai souhaité retrouver en les filmant quelque chose de la merveilleuse réserve de ces « éducatrices », qui ne disent rien de trop, qui restent prudentes, modestes, sans jeux de domination. Ces enfants nous apprennent la douceur et l’humilité. Deux qualités rares aujourd’hui au cinéma. C’est ce que j’ai tenté de filmer.
C. M. : Ce sont aussi deux mondes sur lesquels l’auteur semble ne pas poser le même regard. Le montage, par exemple, paraît plus découpé pendant les réunions de synthèse… Ce sont finalement deux gestes cinématographiques très différents ?…
J-L. C. : Oui. Disons : deux usages du temps cinématographique. Pour les réunions, filmées à deux caméras, il m’a semblé juste, au montage, de privilégier les prises de parole sans renoncer aux plans d’écoute. L’enjeu est de faire « exister », si peu que ce soit, toutes celles qui sont là et participent à la réunion. Avec les enfants, nous avons privilégié les plans de plus longue durée : c’est moins dans la parole que dans la présence et dans les gestes, dans les regards, que ces enfants apparaissent. Une autre temporalité, donc, qui s’impose aux adultes mais ne leur ressemble pas. J’ai filmé, comme toujours, « en longueur », des prises qui pouvaient durer tout le temps d’une carte mémoire (plus ou moins 40 minutes). Je crois au temps qui passe quand on le filme. Il peut ne rien se produire de particulièrement signifiant, mais c’est cela, cette fragilité, qui est intéressante.
C. M. : On se demande aussi comment s’opère la circulation entre ces deux lieux, au tournage, et comment se gère t-elle au montage ? Dès le départ, tu as imaginé un dispositif cinématographique spécifique de « mise à distance » du monde de l’enfance ?…
J-L. C. : À vrai dire, ce sont là des questions que j’ai renoncé à traiter. La circulation dans ce lieu est extrêmement compliquée, un escalier intérieur, trois étages, un sous-sol. J’avoue avoir préféré filmer la relation des enfants et des éducatrices que celle de chacun avec le lieu. Peut-être ai-je eu tort, dans une perspective narrative. Si le lieu, tellement étrange, peut jouer, me suis-je dit, c’est sur et pour le spectateur. Pour les enfants ? Je n’en sais rien. Inévitablement, filmer conduit à choisir. On est choisi par ses choix plus qu’on ne les choisit. Il n’y a pas d’autre réponse, que l’arbitraire d’un sujet loin d’être toujours maître du jeu. C’est d’ailleurs ce que j’aime dans la pratique documentaire : être conduit hors de mes limites.
C. M. : Justement, quelles limites, de durée notamment, de rythme, mais aussi peut-être en termes de correspondances, se posent au montage entre les séquences avec les enfants et celles avec le personnel encadrant ? Comment s’opère le « dosage », si j’ose dire ?
J-L. C. : Est-ce que je vais te choquer en répondant que rien n’est calculé ? Il n’y a pas de « dosage » au sens d’un calcul, d’une économie. Il y a ce que ma monteuse Ginette Lavigne et moi-même nommons « la loi du film ». Si j’ose : c’est le film qui calcule, pas nous, pas moi. Tout le travail de montage, tellement important en documentaire, passe ou aboutit à un moment ou l’autre à ce que se distingue la voix du film, ce qu’il veut et ne veut pas. Si nous sommes assez à l’écoute, nous nous laissons guider par cette voix extra-audible : elle nous parle, et c’est comme si nous nous parlions, et enfin nous nous entendons. Je ne stipule nul miracle, nulle Pentecôte (encore que…) : je veux dire tout simplement qu’il arrive un moment dans le processus de création où l’œuvre, le film en l’occurrence, impose sa logique, sa forme, sa conception de lui-même. Arrivés à ce point, nous serions sots de ne pas en convenir. Je me méfie quant à moi comme du diable de toute volonté de puissance d’un dit « auteur » sur l’œuvre qu’il façonne. Nous sommes là pour faire exister le désir de l’autre, concentré dans une œuvre et sans cesse éveillé par de nouveaux spectateurs. L’idée d’un auteur tout puissant et tout savant est à la fois une preuve de paresse intellectuelle et une faribole pour les spectateurs. Lesquels savent, peu ou prou, qu’ils ont pouvoir sur le film qu’ils voient, pouvoir de le mal voir, de l’oublier, de ne pas le comprendre, de le comprendre autrement, d’en faire autre chose. Franchement, Cédric, c’est ce pouvoir du spectateur (que je suis) qui m’intéresse.
C. M. : Parlons de dramaturgie… Filmer l’enfance n’est-ce pas finalement « documenter les fictions des enfants » ?
J-L. C. : Oui, comme ce serait merveilleux ! Mais nous ne sommes plus les enfants que nous filmons, et d’ailleurs nous ne les avons jamais été. L’enfance, en nous, est morte et enterrée. Elle revient de façon spectrale, elle nous hante : familière étrangeté seraient les mots qui conviennent. Je me sens nul devant le petit Francesco. Je le filme comme plus beau, plus fort, plus génial que moi. L’évidence, en somme. Si, par extraordinaire, j’ai été cet « autre », je l’ai oublié, perdu, anesthésié. Je reprends tes termes : les fictions « des enfants » sont les nôtres. Ce sont nos fictions des enfants. Il suffit d’avoir en mémoire L’Île au trésor de Robert-Louis Stevenson ou La petite Dorrit ou encore Oliver Twist de Charles Dickens, pour comprendre que les fictions des enfants sont évidemment ce que nous voulons et croyons d’eux. Il sont notre devenir sur lequel nous revenons. Je ne suis pas allé jusque-là, à la fois par délicatesse et par impuissance. Je n’ai pas voulu « documenter » ce Jardin d’enfants que j’ai filmé. D’ailleurs, l’usage de ce terme, « documenter », me répugne un peu : pour qui ? au nom de quel pouvoir ? pour quel usage ? Je ne « documente » rien. Je donne à voir et à entendre. Basta. Au spectateur s’il le veut de se « documenter » plus avant.
M’intéresse avant tout la rencontre entre ces « autres » que sont les enfants, ces « autres » que sont aussi leurs éducatrices, y compris Doriane que je connaissais depuis plus longtemps, et ces « autres » enfin que sont les spectateurs. Moins il y aura de calcul, là-dedans, mieux ce sera. Pour sûr, ce qu’on s’obstine à nommer « documentaire » est l’art de la rencontre. Toute rencontre est saturée d’inconnu. Voilà ce que le cinéma peut nous offrir.
Propos recueillis par Cédric Mal