Ils ont sûrement les mains moites et les yeux rivés une dernière fois sur le site… A quelques heures de la mise en ligne d’« Anarchy » ce jeudi 30 octobre, Le Blog documentaire est parti à la rencontre de la pantagruélique équipe qui va enfin avancer « à découvert » dans le programme transmédia collaboratif français probablement le plus ambitieux jamais imaginé depuis l’essor de ce que l’on appelle les « nouvelles écritures ». Une série télé, un site web, un réseau social, et 7 semaines d’anticipation sur une France qui sortirait de l’Euro… A 24 heures du grand saut, retour sur cette aventure portée depuis 6 ans par son chef d’orchestre, Boris Razon. Dernière ligne droite de la préparation d’« Anarchy » avec Antonin Lhôte, responsable éditorial au département des Nouvelles Ecritures de France Télévisions.
Tout, tout, tout !
Vous saurez tout sur « Anarchy » (sauf la fin, bien sûr…)
Le Blog documentaire : Pourquoi avoir choisi de partir de ce présupposé fictionnel d’une sortie de la France de l’Euro ? Quels sont les enjeux d’Anarchy ?
Antonin Lhôte : L’idée était de partir d’une histoire commune à tous, de manière à ce que chacun puisse s’y projeter et imaginer ses solutions. Une crise économique, comme décrite dans Anarchy, ça n’est pas un crash d’avion. C’est un événement qui provoque des moments d’espoirs, de désespoirs… et des conséquences à moyen terme. Cela ne fait pas chuter la bourse en 5 minutes, les institutions ne sombrent pas du jour au lendemain, les professeurs ou les policiers continuent à travailler… D’où cette temporalité sur 7 semaines.
On a la sensation qu’il s’agit d’une (première) véritable mécanique transmédia et collaborative globale…. Pouvez-vous nous détailler la totalité du dispositif d’Anarchy ?
Le premier pilier du dispositif, c’est le site d’information, qui donne le « sens de l’histoire », le factuel. C’est l’univers dans lequel on engage les internautes. Le site est alimenté par 13 journalistes [réunis dans une rédaction rue Vauquelin, à Paris, NDLR] qui travaillent à blanc depuis début octobre, à la fois pour apprendre à maîtriser le back office du projet (car Anarchy, c’est un outil technique spécifique, des outils live ou de commentaires particuliers) et pour commencer à produire du contenu. Lors du lancement, dès demain, l’équipe modèrera les contributions et gèrera la plateforme de scoring des joueurs. Cette première partie du site est donc de facture classique et constituée d’articles, « d’urgents », d’un fil live, etc.
Le deuxième pilier d’Anarchy, c’est une première entrée dans la fiction, avec la découverte de 5 personnages qui évoluent dans ce monde. Chaque semaine est organisée une compétition d’écriture où l’audience est amenée à raconter la suite d’une partie de l’histoire.
Le troisième axe est plus « free style ». Il s’agit d’un réseau social de fiction où les internautes peuvent créer des personnages. On peut donc se projeter totalement dans ce monde bouleversé, raconter sa propre histoire fictive et même la faire avancer avec d’autres personnages, co-écrire avec d’autres auteurs ou intégrer les personnages d’autres utilisateurs… Nous avons créé ici des mécanismes poussés de co-écriture.
Autour de ces piliers, nous mettons en place une mécanique de jeu et de récompense : toutes les contributions sont gratifiées par des points. On en gagne lorsqu’on co-écrit une histoire, quand on alimente le profil de son personnage, qu’on s’associe à un auteur ou qu’un texte est élu par la rédaction pour être utilisé pour l’un des personnages héros de la série… Et il y aura des « vrais gagnants » à la fin : le vainqueur bénéficiera d’un stage de 2 mois et demi de formation dans une école de scénariste et une centaine de lots, comme des caméras GoPro, seront également en jeu. L’idée est de favoriser la contribution de qualité, au sens où celle-ci reste proche de l’univers global et l’enrichit.
Le projet global est également accompagné d’une application qui reprend quelques fonctionnalités du site (pour le suivi de l’actu : les live, les flux des articles, les notifications, ainsi que les modalités de participation). C’est une application pour mobile mais non optimisée pour tablettes, sur lesquelles le site reste consultable via Google Chrome.
La série de 8 épisodes de 26 minutes commence dès demain et jusqu’au 18 décembre sur France 4. Chaque semaine, un des personnages créés par l’audience est porté à l’antenne. La série raconte un autre point de vue sur le chaos français, un point de vue depuis une enclave belge en France qui observe ce qui nous arrive en se disant qu’il faut nous aider. Les épisodes sont tournés le lundi, montés le mardi, et diffusés le jeudi. C’est une véritable expérience de temps réel.
Enfin, nous proposerons le point de vue d’un romancier cubano-franco-américain, Baron Millius, sur cette sortie de l’Euro. Chaque jour, il écrira un chapitre qui donnera lieu à un livre à la fin de l’expérience.
J’insiste sur un point : nous sommes vraiment attentifs à ce que le « background de l’univers », comme on dit dans le game design, soit cohérent. Nous cherchons à faire en sorte que la progression de l’histoire intervienne sans brûler les différentes étapes du récit. C’est pour cela qu’il y a tout un enjeu sur la manière de faire ressortir les contributions les plus intéressantes (littéraires, économiques ou narratives) et les plus en phase avec l’histoire globale – ni trop en avance, ni trop en retard.
Y a-t-il une influence directe du faux documentaire imaginé par la RTBF autour de la partition de la Belgique en deux ?
Non, la genèse du projet, c’est Boris Razon qui en est l’auteur avec Benjamin Faivre, lorsqu’il était encore au Monde. Au départ, ils créent ce qu’ils appelaient alors « la scénarioze ». Ce serait comme une sorte de maladie : celle de raconter et de se raconter des histoires, encore et encore. Leur première idée était de travailler autour d’une crise sanitaire, en créant les conséquences d’une épidémie foudroyante qui provoquerait une catastrophe aussi importante que, disons, les grandes épidémies de peste dans le passé. Il avait imaginé un scénario où toute l’ile de la Cité était coupée du reste de Paris, où on jetait les corps, on bloquait les routes, etc. La réalité a rattrapé en partie la fiction à ce moment-là, puisqu’on parlait du virus H1N1 ou du SRAS. Et puis, il y a eu la crise islandaise : d’une crise sanitaire, l’idée a migré vers une crise économique.
Tout cela pour dire que le projet a nécessité 6 ans de gestation et 4 ans de production, dont 2 ans et demi pour ma part. Anarchy n’est pas né à partir du « canular » de la RTBF. Nous tenons d’ailleurs à une différence très nette : nous avançons « à découvert » pour imaginer ensemble la France qui sortirait de l’Euro. On espère vraiment que ce point sera clair et qu’on n’imaginera pas qu’il s’agit d’un canular, mais d’une fiction collective dans laquelle nous souhaitons immerger le plus de monde possible.
N’y a-t-il pas eu de déception tout de même à ce que des liens vers des JT du groupe, par exemple, ne soient pas plus poussés ?
Se doter des moyens de la véracité par rapport à l’information était l’un de nos objectifs. C’est pour cela que nous reprenons les codes de l’information sur le site, avec les push, les articles, etc. Nous avons aussi un partenariat avec France Inter et Le Monde. Nous aurions pu imaginer de faux JT avec David Pujadas mais je crois qu’entretenir la confusion n’était pas tant le but poursuivi. Nous poursuivons l’objectif de raconter une histoire qui soit de la fiction plausible, pas de la science-fiction. L’enjeu est de côtoyer le vertige de la véracité mais pas de tromper l’audience.
Nous voulons assumer quelque chose qui ne soit justement pas de l’ordre du canular : on imagine ensemble sans créer des artifices. Pour créer ces codes de l’info, nous nous appuierons aussi sur les archives de l’INA auxquelles nous avons accès [les teasers d’Anarchy ont d’ailleurs été réalisés avec ce matériau, NDLR].
On connaît le succès de sites comme Le Gorafi, qui pastiche l’information. Anarchy ne s’inscrit donc pas dans ce cadre ?
Vous me demandez si Le Gorafi est une influence ? Non, pas vraiment. Ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes pas les premiers à travailler l’anticipation et la fiction en temps réel. Les journalistes s’intéressent à ça, notamment sur la sortie de l’Euro, et il y a déjà eu d’autres essais sur ce sujet. Ce qui nous intéresse, même si le vertige du réel est important, c’est : comment raconter cette histoire particulière ensemble ? C’est le pari principal, davantage que l’illusion du réel.
Vous n’avez pas peur d’ouvrir la boîte de Pandore des idées nauséabondes sur un sujet aussi sensible ?
Nous assumons le fait d’ouvrir les portes de quelque chose dont l’audience s’empare. Evidemment, cela peut être un sujet récupéré dans un débat politique. Pour nous, Anarchy n’est pas un objet politique, si on entend par « politique » le fait d’être militant, de porter un propos « pour ou contre la sortie de l’Euro ». Ce n’est vraiment pas l’objectif. C’est bien sûr politique au sens de la vie de la cité que nous essayons d’imaginer dans le futur. [A ce sujet d’ailleurs, les rumeurs autour de la présence de Marine Le Pen dans la série sont totalement infondées, NDLR].
Si au final, Anarchy ne se résume pour les internautes qu’à la question du « pour ou contre » l’Euro, nous serons déçus. Car à travers la sortie de la monnaie unique, ce qui nous intéresse, c’est de questionner la citoyenneté, nos rapports avec la monnaie et aussi les moyens alternatifs de partage, de vie en société. En ce sens, la sortie de l’Euro est presque un prétexte. Ça aurait pu être une crise sanitaire ! Le chaos nous sert à imaginer comment concevoir la vie en collectivité si nos repères et nos institutions cessent subitement de fonctionner. La question sur l’Euro pourra faire partie du débat, mais ça ne résume pas le projet.
Combien de scénarii possibles avez-vous envisagé pour s’adapter aux contributions des internautes ?
Aucun. Nous ne fonctionnons pas comme cela. Ce n’est pas comme Jeu d’influences, qui proposait un scénario avec des choix. Pour Anarchy, nous travaillons depuis 1 an et demi sur une arche narrative qui intègre des sortes de « jalons » qui permettent d’imaginer quelle direction peut prendre une France en chaos qui sort de l’Euro. Le moment auquel ces jalons interviendront dans le jeu dépendra de l’évolution voulue par les internautes. Ces jalons, ce sont des repères pragmatiques et concrets, par rapport à des crises qui ont déjà pu se produire ou à des indicateurs économiques… On peut par exemple imaginer que si une décision comme le retour au Franc était prise, tout ne basculerait pas d’un coup : des professeurs pourraient par exemple continuer à travailler un certain temps sans être payés par l’Etat.
Une fois en ligne, Anarchy devient comme une grande partition de jazz, avec des événements et des tournants dans l’histoire. Mais l’idée, c’est que ça avance tout seul, avec l’apport des internautes.
Mais l’arche qui a été écrite anticipe tout de même déjà la manière dont l’histoire évolue ?
Pour la série télévisée, il n’y a pour le moment qu’un épisode écrit. Sur le site, nous avons établi des projections sur les 7 semaines et des hypothèses narratives sur les 3 dernières semaines. Nous les anticipons en effet, mais nous verrons le moment venu dans quelle direction les internautes nous emmèneront.
En tout cas, je ne connais pas la fin d’Anarchy ! L’idée est que les participants s’en emparent. C’est vraiment la promesse : une partition sur laquelle les internautes viennent jouer.
Et après la fin des 7 semaines, que se passe-t-il ?
Techniquement, l’opération dure 7 semaines, du 30 octobre au 18 décembre, ce qui correspond à la diffusion des épisodes sur France 4. La rédaction reste en place jusqu’à fin décembre et demeure pendant tout ce temps la garante de la continuité de l’univers, en modèrant notamment les contributions… Comment ça évoluera après fin décembre ? On peut tout imaginer : que le site ferme, qu’il existe encore en mode lecture (et non plus avec de nouvelles contributions)… Tout dépendra de ce qu’il se passe. Pour le moment, la seule chose certaine, c’est que la fin du dispositif est fixée à fin décembre.
Dans ce genre de projets collaboratifs, le risque est grand que l’investissement demandé aux internautes pour que l’expérience fonctionne soit trop important. Je pense notamment à la fiction totale « Alt-Minds » d’Eric Viennot qui nous indiquait avoir surestimé le temps qu’il fallait pour s’immerger dans l’univers. Avez-vous calculé, même sommairement, une durée à partir de laquelle l’internaute trouve son compte à jouer à Anarchy ?
Nous avons bien sûr pesé les efforts d’écriture ou d’imagination qui sont demandés aux internautes. Cela fait partie de mes obsessions : trouver et mettre en œuvre des mécaniques pour que la participation soit au rendez-vous. Et par ailleurs, la proposition que l’on fait est finalement assez simple : il s’agit d’imaginer sa propre vie et les solutions qui vont avec si l’on se retrouvait dans le cas d’une faillite de la France.
Nous n’avons pas quantifié précisément le temps passé nécessaire pour que l’expérience fonctionne. On a cependant pris garde à ce que dans la mécanique de jeu, les internautes puissent contribuer dans les moments où ils ont a priori le temps de le faire ; c’est-à-dire le soir et le week-end. Nous avons donc placé les deadlines hebdomadaires du jeu à ces moments-là.
Pour le reste, nous jouons sur 4 niveaux d’interventions possibles :
- A l’occasion de sondages sur des questions d’actualité. Cette modalité est pensée pour un investissement minimal et ne requiert pas d’inscription au site.
- Nous sollicitons aussi des témoignages. Par exemple dans le cas où des queues se formaient devant les distributeurs de billets, un peu comme on l’a vu à Chypre, les internautes pourront laisser des témoignages comme « j’ai doublé dans la file d’attente ». Cela demande un effort d’imagination mais qui semble encore mesuré en termes d’implication.
- La troisième étape, c’est la compétition littéraire autour des personnages/héros. Cette proposition de raconter la suite de la vie d’un personnage demande beaucoup plus d’engagement.
- Enfin, l’étape ultime est de pouvoir créer soi-même un personnage, lui donner un nom, lui écrire une biographie, lui inventer un métier… Dans le réseau social virtuel, l’engagement est grand. On sait que nous nous adressons prioritairement à un public de gamers, habitués aux jeux de rôles.
Propos recueillis par @Nicolasbole
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