Le Blog documentaire s’intéresse ici à un objet singulier, signé Patrick Zachmann : « Mare Mater ». Initialement conçue pour l’espace muséal du MuCEM, l’oeuvre pensée en triptyque est devenue film (vu aux festivals de Lussas ou d’Edimbourg), puis s’est déclinée en livre. Une composition audacieuse qui a attiré notre curiosité…

L’exposition « Mare Mater » est visible au musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, jusqu’au 17 mai.

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Mon coup de cœur aux Etats Généraux du film documentaire de Lussas s’est porté sur ce beau film monté sous la forme d’un triptyque (trois écrans collés les uns aux autres) qui raconte la relation du photographe Patrick Zachmann à sa mère, et qui interroge la séparation des mères et des fils par la Méditerranée.

Cette forme permet à juste titre de réunir sur une même surface des mères et des fils qui ne se sont parfois jamais revus depuis leur départ, et c’est très émouvant.

Sortie de la projection, je devine un montage où le raccord de plan à plan dans la continuité n’est plus la base. Les raccords doivent se travailler « à l’horizontal », dans l’assemblage des écrans. Allons poser ces questions à Patrick Zachmann et à son monteur Fabrice Gerardi.

E. J.

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Le Blog documentaire : J’ai découvert votre film à Lussas et j’étais très heureuse de voir programmé un film documentaire tout ce qu’il y a de plus traditionnel dans son propos, mais avec une forme très différente, puisque votre film est basé sur un triptyque : trois écrans sur un seul. Cela m’a fait plaisir de voir que des documentaires comme celui-ci pouvaient circuler en dehors des musées, notamment dans des festivals de cinéma…

Patrick Zachmann  Justement, il circule peu ! Et c’est un aussi à cause de son format – c’est en tout cas ce qu’on m’a dit. Souvent les programmateurs voient ce film sur un petit écran et ça passe mal. Ce n’est certes pas une forme classique, mais il a quand même été diffusé à Lussas et à Edimbourg.

Comment êtes-vous justement parvenus à cette forme basée sur ces trois écrans ?

P. Z. Tout a commencé par une carte blanche qui m’a été offerte par « Marseille 2013 » pour le MuCEM, dont le thème était la Méditerranée. Comme j’avais déjà travaillé sur les migrants en Grèce et à Malte, j’ai eu envie de continuer en prenant l’angle de la séparation des mères et des fils et en travaillant sur ma propre relation à ma mère. Ma mère qui devient vieille, qui perd la mémoire et qui est venue en Algérie il y a 60 ans, pour les même raisons qui font que les migrants d’aujourd’hui en partent. Je savais que j’allais être séparé d’elle prochainement, et définitivement, et ça faisait sens de croiser ces récits.

Au départ, j’avais imaginé une exposition de photos, agrémentée d’une installation vidéo. J’avais en tête un parcours dans l’espace avec de multiples écrans. Je voulais poser des séquences et installer des allers-retours avec ma mère, dans quelque chose de très entremêlé. Mais l’espace ne s’y prêtait pas vraiment. Puis, en discutant avec Fabrice (monteur du film) et le commissaire de l’exposition, nous nous sommes acheminés vers une projection sur plusieurs grands écrans.

Nous avons d’abord pensé à 4 grands écrans. Finalement, Fabrice m’a montré une installation avec trois écrans qui se touchaient, et j’ai été séduit. Tout est parti de ces échanges. Nous avons ensuite travaillé ensemble sur le montage en vue de cet événement au MuCEM. C’était assez monumental : le dispositif intégrait 3 écrans de 5 mètres chacun, installés côte à côte.

C’était donc bien une installation vidéo mais, quand on a terminé le montage, on s’est dit : « c’est un film, en fait… », malgré le format original. Nous avons donc eu envie de le diffuser dans les festivals. Je savais par ailleurs que ce documentaire allait également accompagner mon exposition qui allait un peu voyager.

Mare Mater exposition#12Est-ce que vous aviez déjà monté des séquences avant de partir définitivement vers cette forme particulière ?

Fabrice Gerardi Quand Patrick m’a montré sa matière, et que j’ai vu ses cadrages très frontaux, j’ai compris qu’on pouvait construire une œuvre en « multi-écrans ». Nous pouvions composer quelque chose qui soit proche de la photographie, et j’ai pensé au triptyque parce que j’adore tout ce qui est basé sur ce dispositif.

Il y a eu aussi une autre question sur laquelle nous avons beaucoup échangé : comment faire entrer de la photographie dans une œuvre audiovisuelle ? Ça peut fonctionner, mais c’est assez souvent un peu « brinqueballant ». Or, ce triptyque nous a permis de tout mélanger, et de faire passer autant la photo que la vidéo au premier plan .

P. Z. – Au niveau du sens, j’ai particulièrement apprécié la possibilité de faire des allers-retours et de jouer sur les croisements. Il y a dans ce film des passages très signifiants entre l’image fixe et la vidéo, entre l’ici et le là-bas. Et puis, nous pouvions surtout jouer sur la séparation géographique des mères et des fils.

F. G. – Mais il faut savoir que, de manière très pragmatique, les « multi-screens » fonctionnent à partir du moment où l’on dispose de cadres fixes. Les éléments peuvent bouger dans le cadre, mais si les contours de l’image ne sont pas fixes, le dispositif perd de sa puissance. Sur ce projet en particulier, les photos et le cadre des interviews étaient fixes, et c’est ce qui nous a autorisé une grande liberté au montage.

Comment s’est passé le montage justement ?

F. G. – C’était comme un jeu. Nous nous sommes d’ailleurs beaucoup amusés ! A partir du moment où on intègre une contrainte, celle-ci devient une force créatrice. J’avais trois pistes et je redimensionnais les vidéos pour les placer au bon endroit. Et nous n’avons pas monté moins rapidement qu’un documentaire classique de 52 minutes.

Zarzis, Tunisia, April 2011Nous ne sommes plus vraiment ici dans un principe de raccord, mais dans une logique d’assemblage. C’est la correspondance des images qui importe avant tout.

F. G. – C’est vrai : le raccord n’existait plus quelque part. Et tout venait assez instinctivement : comment positionner les vidéos, comment faire intervenir les écrans noirs, où et quand proposer les mêmes images à droite et à gauche, etc.

P. Z. – Chacun avait des idées, et le processus a été très interactif. Cela dit, nous étions quand même guidés par la narration, comme dans un montage classique.

Du coup, est-ce que vous raisonniez quand même en termes de séquences ?

F. G. – Nous avions des blocs, et nous nous sommes très rapidement dit que la mère de Patrick serait le fil rouge de la narration – c’est même lui qui l’a proposé. Nous avions donc cet ancrage qui allait revenir dans le film. Ceci étant dit, je monte souvent pour la télévision, et donc je pense toujours en séquences…

P. Z. – Cette forme particulière du triptyque nous permettait sans doute parfois de casser davantage le rythme, d’arrêter une séquence et de la reprendre après. Nous avions finalement plus à faire à des morceaux d’un puzzle.

Mare Mater exposition#24J’ai aussi l’impression que vous ne vous étiez imposé aucune règle pour jouer. Parfois il y a trois écrans pleins ; parfois deux… Avec des répétitions de plans à droite et à gauche… Tout était possible ?

P. Z. – Oui, c’est vrai. Mais le film a été projeté dernièrement deux fois à la Maison Européenne de la Photographie (Paris) et je me suis dit, avec le recul, qu’on aurait du enlever l’image du milieu à certains endroits. Et moins remplir, aussi…

Au niveau du son, comment cela s’organise et comment cela circule entre les trois écrans ?

F. G. – Nous avons fait deux mixages. L’un pour la forme sur trois écrans, et l’autre pour le film.

P. Z. – Dans la version en triptyque, il était très plaisant de jouer avec le son pour appeler le regard sur l’un des trois écrans. Ces astuces nous permettait d’aller plus loin dans la logique d’allers-retours que nous nous étions proposés de travailler.

zachmann-mare-materVous travaillez ensemble depuis longtemps ?

P. Z. – C’était la deuxième fois. Nous avions travaillé sur une exposition du Centre Pompidou qui avait pour thème « l’Europe » – j’étais chargé de la Hongrie. C’était aussi très expérimental : une présentation interactive avec des photos au mur sous forme de mosaïque et une console pour le spectateur muni d’un casque. Celui-ci pouvait cliquer sur un cliché et déclencher alors une source sonore. C’était une histoire racontée par un exilé en France, sans vidéos, avec seulement des images fixes et du son.

F. G. – Nous sommes de toutes façons, et peu importe la manière, très attachés à raconter des histoires.

Propos recueillis par Emmanuelle Jay

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Il s’agit d’un voyage, un voyage de mémoire et d’exils. Ce voyage tisse le fil de toutes les destinées que je croise ; celles des migrants quittant leur pays de la rive sud de la Méditerranée, fuyant le chômage, l’ennui, l’absence d’avenir ; celles des femmes, des mères, qui les laissent partir ou découvrent qu’ils sont déjà partis. Et moi, je pars à la recherche des racines de ma mère, celles qu’elle a voulu oublier.

C’est l’histoire de la Méditerranée, l’histoire de la mer, l’histoire des mères. Parfois, les fils ne reviennent pas. Parfois, les fils périssent en mer. Et puis, il y a aussi le rêve, le fantasme. Le rêve d’une Europe qui ne sera jamais aussi belle, aussi accueillante, aussi riche que vue de l’autre côté.

J’ai commencé à interroger et filmer ma mère, âgée de 90 ans et qui, atteinte d’un début d’Alzheimer, ne se souvient de pas grand chose à propos de l’Algérie, mais elle se souvient à quel point elle voulait oublier.

Je n’avais ni photos – un comble pour un photographe, ni récit de l’histoire familiale du côté de ma mère juive séfarade. Elle voulait oublier l’Algérie, la pauvreté, oublier ses origines.

Aujourd’hui, je fais le voyage à l’envers. Je fais le voyage des origines perdues, de la part manquante, tue, cachée.

Patrick Zachmann

 

 

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