Comment faire plus de 3 millions de vues sur Youtube avec un documentaire ? Question a priori ingénue que pose Le Blog Documentaire alors que mythique réalisateur allemand Werner Herzog a fait une incursion assez réussie dans le film institutionnel.
Si From one second to the next, essai de 35 minutes sur les dangers du SMS au volant mis en ligne en août dernier, ne révolutionne pas l’écriture cinématographique, il a le mérite de montrer avec talent que le genre documentaire sait parfois mieux évoquer une cause et faire passer un message que n’importe quelle autre campagne choc, en dépit du talent de Guillaume Canet ou, plus récemment, de Mathieu Amalric.
En France, on aurait tôt fait d’appeler cela de l’opportunisme. Ou pire, de la compromission. Réaliser un documentaire pour la communication d’une marque, même s’il s’agit de promouvoir une campagne de sensibilisation, c’est un exercice que les réalisateurs pratiquent souvent sous le manteau, sans assumer forcément cette incartade loin du monde « pur » du cinéma [1]. Il faut le talent d’un Alain Resnais pour transformer l’exercice qui tient du lèche-bottes en oeuvre singulière. Son film Le chant du styrène, réalisé pour le groupe Péchiney en 1958, reste certainement l’un des rares (mais excellents) exemples de ce que peut apporter la communication d’entreprise au corpus du 7ème art. En attendant que Nicolas Philibert ne tourne pour EDF sur la nécessité de réduire le gaspillage de l’énergie, c’est vers les Etats-Unis, où les cas de conscience sont moins exacerbés et les échanges art/communication plus nombreux, qu’il faut se tourner pour découvrir From one second to the next, l’essai de 35 minutes signé Werner Herzog.
A quoi s’intéresse le réalisateur allemand, que l’histoire du cinéma retiendra comme l’homme ayant transformé Klaus Kinski en conquistador fou dans Aguirre, la colère de Dieu (même s’il est injuste de ne le relier qu’à cette image, aussi mythique soit-elle) ? Missionné par la compagnie de téléphonie américaine AT&T, Herzog a rencontré les témoins et acteurs de quatre faits divers au déclenchement identique : l’utilisation du téléphone portable au volant (en mode SMS). Selon les cas, mort ou vie brisée nette constituent le matériau documentaire que le cinéaste capte pour espérer, à l’avenir, faire réduire le nombre de ces accidents.
Certes, on ne peut qualifier le film de Werner Herzog de chef d’œuvre du documentaire. Mais le film frappe par sa qualité, plutôt incongrue dans un exercice – la défense d’une cause – qui s’appuie souvent sur un didactisme pesant, une dramatisation appuyée ou un militantisme exacerbé. Tentative d’incursion du réel dans un message de prévention donc, d’autant plus remarquable que la durée du documentaire (plus d’une demi-heure) sort franchement des standards habituels. Et l’on peut raisonnablement conclure, vu le nombre de visionnages du film sur Internet (plus de 3 millions), que l’objectif de sensibilisation atteint son but… tout en plaidant involontairement une autre cause : celle du documentaire.
Car ce que From one second to the next réaffirme, c’est bien la prégnance du documentaire sur la fiction quand il s’agit de marquer les esprits, comme tentent de le faire les campagnes destinées à promouvoir des comportements plus civiques. Les messages « choc » de la Sécurité Routière, faits d’images brutales, de sang et d’effets de style donnant une tonalité « film d’horreur » aux spots, marquent peut-être le regard au premier coup d’œil… Mais elles courent le risque ensuite de disparaître des esprits, chassées par d’autres représentations plus violentes, plus choquantes encore. Bien souvent, la course à la dramatisation censée rendre visible l’horreur pour choquer les consciences agit paradoxalement comme un facteur de dé-réalisation spectaculaire : on « joue » à se faire peur avec l’idée que la route tue, tout en gardant, inconsciemment ou non dans un coin de sa tête, le fait que les personnages sont des acteurs, que leurs blessures sont créées par le talent d’un maquilleur, que l’horreur est en quelque sorte trop « parfaite » pour qu’elle s’insinue dans celle, banale et lancinante, du quotidien qui fait suite à l’accident proprement dit.
Si l’on reste focalisé sur la prévention routière, on notera que les anglo-saxons ont d’ailleurs bien tenté d’intégrer cette perte progressive d’impact de l’image « fabriquée » (au sens de fictionnelle) en incluant, dans certains de leurs messages, des images de véritables accidents. L’argument se déplaçait vers celui du « réel plus fort que la fiction », mais restait toujours dans la régime de la « terreur visuelle », du coup de massue porté aux téléspectateurs, sonnés puis réanimés en 30 secondes comme après une série d’électrochocs.
Si le film d’Herzog montre la puissance d’évocation du réel, c’est parce qu’il pousse à s’interroger sur la nature même de ce réel filmé. La façon dont le son, les images et le travail du montage impressionnent le spectateur agissent comme autant d’éléments du langage cinématographique dans lequel Herzog puise tout en retenue pour faire exister ses personnages et, par là même, la réalité de leur souffrance et de leur traumatisme. Dans les reportages « exclusifs » qui reviennent sur un fait divers dramatique, le réel filmé se nourrit de témoignages et d’images du lieu de l’accident filmé comme des preuves du discours. La caméra y est souvent tremblante, opérant des panoramiques pour suivre le geste du témoin. Images prétextes qui ne disent rien de plus que ce qu’elles montrent. Le réel s’en trouve alors affaibli de la puissance qu’il tire de l’aléatoire ; c’est comme si, à cet endroit précis, il n’avait pas pu se passer autre chose que ce drame.
La force de From one second to the next, qui utilise aussi cette mise en scène des acteurs du drame sur le lieu de l’accident, est de filmer le réel avec les moyens du cinéma : cadre posé, pauses, ellipses, délinéarisation du récit, superposition habile des photos du drame tenues à bout de bras par le policier qui a suivi l’affaire… Le dispositif mis en place laisse la possibilité à l’étrangeté du réel de s’immiscer dans le ressenti du spectateur. Pourquoi ce lieu, qui pourrait être une « image parfaite du bonheur » (comme disait Chris Marker dans Sans soleil), devient-il en réalité le lieu d’un drame dont les conséquences, sans limite dans le temps, sont au moins aussi choquantes que l’accident lui-même ?
De même pour le montage, qui s’attache à ne pas privilégier le pathos du témoignage et qui donne à voir la fragilité et la vitesse avec laquelle on peut basculer de la normalité à l’horreur. Ainsi ce gros plan d’une main qui, en ouverture du film, lâche une autre main imaginaire. Cette main d’une sœur qui n’a pu éviter à son jeune frère la collision avec une voiture qui le laissera paralysé ne saurait mieux dire l’horreur qui entre avec fracas dans la vie quotidienne, par la représentation d’un geste simple et terriblement anodin. On pense aussi à l’apparition à l’écran du texto reçu ou envoyé au moment du drame, comme une preuve tristement ironique de la superficialité de l’acte par rapport à ses conséquences.
Enfin, si ce réel que Herzog filme est si poignant, c’est grâce à la qualité des témoignages recueillis et à la juste distance trouvée à la fois dans la technique d’interview et dans le cadrage. Des quatre histoires, toutes restituées dans leur tragique banalité, celle mettant en scène un jeune homme responsable de l’accident qui a coûté la vie à une famille de trois membres de la communauté Amish est certainement celle qui émeut le plus dans sa dimension narrative. On ne comprend d’abord pas tout de suite le déroulement précis de l’accident ; le jeune qui parle, filmé en plan large dans ce qui doit être sa maison, semble étonnamment distant – malgré sa culpabilité. L’absence de contrepoint, de témoignage de la famille des Amish, épaissit le mystère et rend l’accident plus irréel encore. Et lorsqu’à la fin, le jeune homme lit la lettre reçue par un membre de la famille des défunts (dont je garderais la surprise pour ceux qui iront visionner le film), c’est une vague d’émotions qui nous submerge face à cette histoire et son dénouement. Émotion d’autant plus prégnante qu’elle n’est pas renforcée par un gros plan sur le visage du jeune homme – une facilité dont s’est dispensée avec bonheur le cinéaste.
Le documentaire, avec son langage cinématographique, s’éloigne de l’image sur-signifiante, et en prenant soin des personnages qu’il filme, donne à imaginer davantage que le compte-rendu de la catastrophe. Dans les interstices entre les témoignages, dans le montage du récit, le film offre des couches d’interprétation et de ressentis que le spectateur peut s’approprier. Les images ne choquent pas, mais leur musicalité s’imprime dans notre imaginaire et y reste ancrée de manière bien plus profonde. A tel point que l’on se prend à repenser à telle ou telle scène, telle ou telle parole qui ne nous a pas marqué de prime abord. Le message, but du film institutionnel, n’en est que plus fort… et intériorisé.
Nicolas Bole
Plus loin…
– Plusieurs rétrospectives consacrées à Werner Herzog ont actuellement lieu à Strasbourg (jusqu’au 13 janvier dans le cadre du festival Augenblick) et à Paris (jusqu’au 20 janvier au cinéma Grand Action).
– Un coffret DVD vient d’être édité chez Potemkine. L’intégrale, un peu plus chère, est disponible sur le site du cinéaste.
– A voir également en salles : Les ascensions de Werner Herzog.
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