[3 septembre 2015]
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[11 mars 2015]
Un Oscar sur Le Blog documentaire… « Citizenfour », le documentaire de Laura Poitras sur Edward Snowden a débarqué mercredi dernier dans les salles françaises. Dèjà plus de 16.000 entrées en une semaine, et le film poursuit sa carrière un peu partout sur le territoire. Une proposition essentielle sur laquelle revient ici Benjamin Genissel ; en trois temps, en toute subjectivité et avec de nombreuses questions…

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Premier temps, lendemain de la projection

Ed. Edward Snowden. Je ne connaissais de lui que ce que les médias de masse en avait montré. J’aurais sans doute du lire des articles émanant de la presse écrite, je ne l’ai pas fait. C’est donc par un documentaire qu’enfin j’ai pu mieux faire sa connaissance.

Citizenfour. Et dans Citizen, il y a zen. Je viens de m’en apercevoir, c’est sans doute sans aucun rapport, mais ça tombe bien : il y a de ce calme oriental chez Ed. L’influence de l’environnement hong-kongais peut-être ? Ou bien la robe de chambre avec le nom de l’hôtel brodé sur la poitrine qu’il porte à un moment, assis comme il est en tailleur – la position typique du moine zen ? Oui, aussi. Il a l’air si mûr, si adulte, ce jeune homme. Il est séduisant d’intelligence et de sympathie.

J’aurais aimé en savoir davantage. C’est ce que je me suis dis instantanément quand le générique de fin s’est mis à défiler et que les lumières de sa salle de cinéma se sont rallumées. Pas sur le contenu de ses propos, le sujet est très bien nourri, alimenté, tout au long du film, mais sur lui. Pas forcément sur le thème même de ce qu’il révèle, un peu trop abstrait, un peu trop « hors-sol » pour moi, comme souvent intéressant mais pas forcément passionnant à mes yeux. Mais sur Ed lui-même, en fait. Sur ses goûts, ses plaisirs, ses parents, ses amis, sa copine, ses lectures favorites, ses films préférés, s’il se lève la nuit parfois pour jouer aux jeux vidéo ou pour regarder une série. J’aurais notamment aimé que (s’ils ont bien eu lieu bien sûr) Laura Poitras nous montre plus de moments de complicité, de discussions plus légères et plus humaines, entre elle et lui. L’unique passage de cet acabit survient dans la salle de bain de la chambre d’hôtel quand il demande à la réalisatrice (alors derrière la caméra) s’il devrait raser son petit bouc avant d’être filmé par les journalistes. C’est une petite scène qui fait plaisir, qui m’a fait plaisir en tout cas, et j’aurais voulu qu’il y en ait davantage. J’ai besoin de ce genre d’échange. J’ai besoin de sentir qu’il y a une interaction entre le cinéaste et son personnage. C’est important pour mon identification possible, pour que je puisse éventuellement me sentir proche des deux, du filmé comme du filmeur, et de leur humanité. Malheureusement Laura (le film nous invite à l’appeler par son seul prénom) n’en a pas dévoilé plus.

De même, je me suis aperçu, pendant la séance, que j’étais très attentif à capter des signes d’angoisse, de peur, de fébrilité chez Ed à partir du moment où ses révélations sont relayées par les chaînes de télévision du monde entier et qu’il sait que la police de son pays est désormais à sa recherche. Je le regardais dès que la caméra s’attardait sur lui, m’attendant à voir les expressions concrètes, physiques, de qu’il était en train de vivre intérieurement : ce vertige de ne plus rien savoir de ce qui pouvait lui arriver maintenant (l’arrivée des forces d’intervention dans sa chambre d’hôtel, son arrestation discrète par des agents américains basés à Hong Kong ou l’asile politique dans un pays qu’il ne connaissait pas encore). Mais ce que le jeune homme a exprimé ne m’a pas semblé assez. Pas assez d’anxiété sur son visage, pas assez d’incertitude sur ses traits, pas assez de regret dans son attitude. Il y a bien ses cernes, sa pâleur, ses regards mélancoliques à la fenêtre et ce moment où il allonge son corps sur le lit et ferme les yeux, mais où étaient les signes de fébrilité qui aurait dû logiquement l’agiter ? Les pleurs, les cris muets, les cent pas au sein de son huis-clos, l’envie de revenir en arrière (dans sa vie « d’avant-révélations ») ou encore les tics nerveux, les dents qui claquent, les évanouissements soudains ? Peut-être ne sont-ils jamais survenus tant le calme zen de Ed est puissant, ou bien peut-être n’ont-ils jamais été visibles devant la caméra témoin de Laura, ou encore peut-être les a t-elle filmés mais a décidé ensuite de ne pas les inclure dans son montage final ? C’est là sans doute la limite du genre documentaire : quand la caméra n’est pas pour saisir ce qui se passe, ce qui se passe n’existe pas. Mais même quand elle est là, alors des questions de morale et de respect envers le sujet filmé peuvent se poser. C’est l’une des différences avec la fiction où la mise en scène et la direction d’acteurs nous auraient rendu perceptibles tout ce que je me serais attendu à contempler du tourment intérieur de notre personnage.

Autre manquement à l’appel dans le documentaire : quelles étaient les objectifs de Ed en postulant dans une filiale de la NSA il y a quelques années ? Qu’est-ce qu’il avait en tête au moment d’envoyer son CV et sa lettre de motivation ? Politiquement, il en était où ? Que savait-il des activités de l’entreprise dans laquelle il comptait travailler ?

2_citizenfourSoit il était mû par des desseins sans aucun rapport avec la politique (le salaire, la carrière, la nécessité de gagner sa vie ou l’adéquation entre ses compétences et le poste à pourvoir), soit il avait déjà en tête que ce qu’il allait sans doute découvrir était susceptible d’être su et connu du grand public.

Soit il ne savait rien au départ et ce n’est que face à l’ampleur de ses découvertes qu’il a décidé qu’il ne pouvait plus se taire, soit il avait déjà une idée de ce qu’il apprendrait et concevait donc déjà secrètement ce que serait sa future mission de lanceur d’alerte, de rouage dans le système, de grain de sable dans la mécanique opaque. Soit l’un, soit l’autre, et dans les deux cas, notre façon de regarder ce jeune homme aurait été assez différente (quoique toujours positive). Mais là aussi, on se cogne à quelque chose qui n’existe pas, ou que la réalisatrice a décidé de ne pas nous faire voir. Une absence qui m’a manqué durant la projection, et qui me manque encore. Une absence qu’une fiction s’emparant du même sujet aurait certainement abordé en nous offrant des réponses (par une scène au début, un flash-back ou un dialogue).

Ce sont donc les gens qui me passionnent, et je l’ai à nouveau réalisé en regardant Citizenfour. Si des idées, des thèmes peuvent me remuer, il faut qu’ils ou elles passent par l’humain.

Deuxième temps, surlendemain de la projection

Je ne sais pas vous, mais moi quand les révélations sur le programme PRISM de la NSA ont été dévoilées par la presse, ça ne m’a pas du tout surpris.

Je n’ai été transpercé d’aucune réaction. Ni indignation, ni colère, ni stupeur, ni tremblement, ni dégoût, ni écœurement, ni rage, etc. Rien. Un haussement d’épaule tout au plus. En aucune façon, la surprise ne m’est tombée dessus.

(Deux jours après avoir vu Citizenfour, il me semble donc que le thème même de ce documentaire stimule bien plus ma réflexion que je ne l’imaginais. Je ne sais pas si c’est uniquement grâce à la figure humaine qu’est Ed, mais il faut croire que je suis davantage remué que je ne le pensais).

B9316123935Z.1_20150205015742_000_GCT9S9FSC.1-0C’est sans doute pour cette raison qu’à l’époque – juin 2013, désormais je peux dater les révélations d’Ed puisque le film nous le rappelle – je n’ai pas cherché à en savoir davantage, notamment en lisant de longs articles de fond ; je me suis contenté de l’écume médiatique, comme le veut l’expression consacrée.

Et si ça ne m’a pas surpris, c’est que je devais m’y attendre. La collecte de nos données personnelles par nos services de Défense n’a jamais été une obsession chez moi, je n’ai jamais versé dans une forme de paranoïa vis-à-vis de la Grande Surveillance, ça n’a même jamais été un sujet politique de préoccupation parmi les innombrables sujets politiques qui peuvent m’occuper. Mais malgré tout, je me doutais que les Services de Renseignement de nos pays, de nos démocraties, pratiquaient cela. Mes suppositions vis-à-vis de cette possibilité ne m’avaient jamais empêché de dormir ; alors d’en avoir désormais la preuve grâce aux données apportées par Ed n’allait pas commencer à perturber mon sommeil.

Mais pourquoi ?

Il est difficile de dresser la liste de tous les éléments qui m’ont amené à penser comme une évidence l’existence d’une telle collecte. Se lancer dans un tel récit serait au fond un exercice extrêmement laborieux d’historien penché sur son propre cas personnel. Car les sources sont multiples, les informations de provenances diverses : de reportages vus à la télévision ; de romans évoquant l’espionnage, soit en passant, soit de front ; de séries télévisées comme The Wire ; d’émissions radiophoniques telles Rendez-vous avec X ; et bien sûr de films de cinéma. Surtout de films de cinéma. Le 7ème art, en particulier américain, met depuis très longtemps en scène des récits d’espionnage ; qu’ils montrent des professionnels ou des amateurs, des officiels ou des officieux. Conversation secrète, dans lequel Gene Hackman écoute des personnes à distance, date quand même de 1974. Si la modeste technologie – comparée à celle dont nous disposons – était capable de faire ça en 1974, alors qu’en est-il aujourd’hui ? On pourrait citer Blow out de Brian de Palma qui date, lui, des années 80. De diverses manières, sans être un passionné en la matière, sans même le vouloir, j’ai glané un ensemble de renseignements qui m’ont amené à concevoir comme crédible le fait que l’on soit tous sur écoute. Le numérique généralisé, les appareils mobiles et les communications à distance ayant facilité la tâche de nos Services, alors comment aurait-il pu en être autrement ? C’est justement d’apprendre le contraire qui aurait susciter chez moi une énorme surprise.

11008537_408887189282162_4389090353854879324_oMais pourquoi ?

Oui, la question qui se pose alors est : pourquoi tant d’indifférence ? Etais-je « préparé » à ne recevoir ces révélations qu’avec un simple haussement d’épaules ? Comment est-ce possible d’absorber si bien les preuves révélées par Ed ? De les recevoir au fond comme la confirmation de ce que je savais déjà ? Pour quelles raisons n’ai-je pas été estomaqué ? Nous sommes là au cœur du film de Laura Poitras (Laura tout court, pardon). Elle aborde ces questions à plusieurs reprises. Il s’agit de notre consentement à la violation de notre vie privée par nos propres dirigeants. Il s’agit de notre acceptation muette face à l’enregistrement, l’analyse et l’utilisation de toutes les traces que nous laissons via les appareils de travail, de loisir ou de communication que nous utilisons, et ce au nom de notre protection, de notre sûreté. C’est précisément ce que les protagonistes de Citizenfour jettent dans le débat public mondial et, allons plus loin car le film est évident sur ce point, ce contre quoi ils veulent lutter. Je ne sais pas si en apprenant cela, ça les a surpris, eux (je dois dire qu’ils ne semblent pas tellement l’être à l’écran), mais en tout cas, ça les a suffisamment indignés, mis en colère, dégoûtés, écœurés, enragés, etc, pour qu’ils mettent leur vie en jeu (dans le cas de Ed) ou qu’ils consacrent entièrement leurs activités à cette cause (dans le cas de Glenn Greenwald ou de Laura).

Force est de constater, avec une certaine honte, et une légère dose de culpabilité je l’avoue, que ça n’a pas été mon cas.

Alors pourquoi?

Ce n’est donc pas d’apprendre que les opérateurs de télécom et d’Internet fournissent toutes nos données personnelles sans aucune autorisation qui m’a le plus frappé – et qui pourrait me causer des insomnies. Par contre, l’image d’hommes et de femmes ensanglantés sortant d’un métro enfumé, de deux tours géantes qui s’effondrent ou celle d’un homme cagoulé qui crie dans la rue après avoir assassiné la rédaction d’un journal avec son frère « on a vengé le prophète ! », oui. Elles, oui, c’est certain. Ces images bien réelles, elles, m’ont offertes toute la palette de réactions que j’ai listé plus haut.

Et face à une telle force visuelle, que peuvent les propos d’un lanceur d’alerte qui nous donne des informations sur une surveillance, certes totale, mais invisible et silencieuse ?

C’est certainement dans cette opposition que s’est niché mon haussement d’épaules.

Troisième temps – sur-, surlendemain de la projection

Revenons au film, revenons vers Ed. S’il avait paru plus agité, plus fébrile qu’il ne l’est à l’écran, sa parole aurait été moins crédible – d’abord pour ceux qui étaient dans sa chambre d’hôtel en juin 2013, les deux journalistes et Laura donc, puis fatalement pour nous, spectateurs. Il aurait été absolument logique, vues les circonstances, qu’il se révèle bien plus inquiet, plus apeuré, mais c’est justement parce qu’il montre une retenue et une relative sérénité qu’on l’écoute, puis qu’on le croit.

CitizenfourIl est pourtant difficile de mesurer le degré d’authenticité de son attitude. Est-ce constitutif de sa véritable personnalité ? Dans ce cas, c’est parfait, il est authentiquement crédible. Ou était-ce une volonté de sa part pendant la semaine qu’il a passé à Hong-Kong avec les journalistes et la réalisatrice d’apparaître comme quelqu’un de posé ? Dans ce cas, il aurait fait preuve d’une stratégie toute personnelle, décidée de son propre chef : tout faire pour canaliser son agitation et sa peur afin que ce qu’il a à révéler soit justement pris au sérieux. Ou bien, autre possibilité qui rejoint ce que j’écrivais plus haut, s’agit-il d’un effet recherché par la cinéaste elle-même ? Et alors dans ce cas, le calme du comportement de Ed serait accentué par le montage, c’est à dire par le rejet de tous les plans où sa caméra aurait saisi de trop forts signes d’agitation et de fébrilité chez son personnage.

Quelle qu’en soit la raison, qu’elle soit naturelle ou légèrement fabriquée, il est indéniable que cet élément est essentiel, à la fois pour le film et pour son propos. Parce que sa zenitude est ce qui frappe le plus chez ce jeune lanceur d’alerte, et ce qui nous fait l’apprécier d’emblée. Mais aussi parce qu’elle est un exemple à suivre pour toutes les personnes qui détiennent des informations d’intérêt général à révéler. Mais surtout parce qu’elle est peut-être inhérente à l’essence même du genre documentaire – le réel dit « naturel » n’existe pas dès qu’on décide de le filmer.

Concluons par un autre retour sur le fond du sujet. Cet autre temps, ce demi-temps suscité parCitizenfour, et ce dès la sortie du cinéma. Revenons un instant à la surveillance de nos données personnelles par nos propres Etats. Il est indéniable que ce n’est pas seulement la peur du terrorisme qui me rend finalement si docile vis-à-vis de la violation générale de ma vie privée. L’autre raison est ma peur de la solitude. S’il fallait que je cesse d’utiliser Internet, c’est à dire les moteurs de recherche, ma boîte mail, mon téléphone et les réseaux sociaux, afin de ne plus être écouté ou surveillé, que deviendrait alors ma vie sociale actuelle ? Une telle démarche individuelle serait, pour moi, socialement suicidaire.

J’imagine alors que c’est en envisageant cette possibilité – avant de la repousser instantanément – que la Politique fait son grand retour en tant que nécessité collective. Ce que dit (en beaucoup mieux) Judith Millon dans son court article L’effet Snowden dans le numéro 1180 de Charlie hebdo, page 12.

Benjamin Génissel

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