Une curiosité sur Le Blog documentaire… Connaissez-vous Bernard Heidsieck ? Pionnier de la poésie sonore, à la fois artiste et banquier, il est certainement un modèle pour plusieurs générations de poètes. Anne-Laure Chamboissier et Philippe Franck lui ont consacré un documentaire, en collaboration avec Gilles Coudert. Le film est projeté ce mardi 17 mars à l’école supérieure d’art et de design de Marseille-Méditerranée, à 16h30. Le DVD est disponible aux éditions a.p.r.e.s.
L’entretien ci-après a été réalisé par Alexandra Liri, et préalablement publié sur sensoProjekt.com.

139117_heidsiecksiteQuelques mois avant sa disparition survenue le 22 novembre 2014, le poète Bernard Heidsieck avait activement collaboré à la réalisation d’un documentaire sur son œuvre, son histoire et sa personne. Philippe Franck, co-réalisateur du film avec Anne-Laure Chamboissier, nous livre quelques éclaircissements sur la genèse et l’élaboration de ce film, aujourd’hui co-édité en livre-DVD par le CNAP et a.p.r.e.s. Editions.

Comment vous est venue l’idée d’un documentaire sur Bernard Heidsieck ?

Philippe Franck : Cette idée a pris source à la faveur de l’exposition Sonopoetics, en septembre 2010 à l’Institut Supérieur d’Etude du Langage Plastique de Bruxelles, que nous avons organisée dans le cadre du Festival international des arts sonores City Sonic que j’ai initié en 2003 avec Transcultures et la ville de Mons. Cette exposition autour de la poésie sonore dans les collections du CNAP, dont Anne-Laure Chamboissier et moi-même avons été les commissaires artistiques, présentait des œuvres de John Giorno, Brion Gysin, Maurice Lemaître, Gil Joseph Wolman et d’autres artistes importants. Elle montrait les liens entre une approche d’écriture poétique, expérimentale, plastique et calligraphique en introduisant aussi à la question de la partition dans ces œuvres hybrides.

Bernard Heidsieck était au centre de cette exposition, avec une douzaine d’œuvres fortes. Pour accompagner celles-ci et en guise de complément pédagogique (son œuvre étant connue de certains en Belgique, mais pas autant qu’en France), nous avons pensé qu’il serait intéressant de faire une interview de Bernard sur son œuvre. En faisant une première recherche, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas vraiment eu de film sur lui orienté « tout public » ; en tous les cas pas de film à but compréhensif, qui prendrait en considération l’ensemble de l’œuvre du personnage, de sa démarche et de son activité artistique multiple en les mettant en contexte. De fil en aiguille, l’idée est ensuite venue de nous lancer, tant qu’à faire, dans un « vrai » documentaire.

C’est la première fois que vous réalisez un documentaire. Pouvez-vous nous résumer en quelques mots votre parcours, ainsi que celui d’Anne-Laure Chamboissier ?

C’est exact. Ni Anne-Laure, ni moi n’avions fait de film auparavant. Nous avons trouvé un véritable soutien du côté du CNAP, avec notamment l’aide de Pascale Cassagnau, et aussi de Grégory Lang (Solang Production Paris Brussels) qui a rapidement été intéressé par le projet en nous faisant confiance. Grégory nous a fait rencontrer Gilles Coudert (a.p.r.e.s. Productions), qui avait une belle expérience en documentaires « de proximité »  avec des artistes importants (Buren, Kawamata, etc.). Il est devenu le producteur délégué du projet ;  il nous a conseillé et accompagné tout au long de la réalisation du film.

En ce qui concerne mon parcours, il est profondément marqué par l’hybridité et la recherche de la rencontre singulière. J’ai commencé dès les années 80, pendant mes études universitaires d’Histoire de l’Art puis de Communication sociale, comme artiste sonore/chanteur/musicien, et j’ai collaboré avec de nombreux créateurs internationaux de toutes disciplines (dont des vidéastes comme Régis Cotentin, mais aussi des poètes tels Ira Cohen, Gerard Malanga ou d’autres auteurs nord-américains).

C’est pour aider d’autres artistes « indisciplinaires » que j’ai créé l’association Transcultures en 1996 à Bruxelles, devenue depuis 2008 un Centre de cultures numériques et sonores à Mons. Pour le documentaire sur Bernard Heidsieck, j’avais une entrée via le son, au-delà musique de sa voix et de sa démarche si singulière et pionnière, mais pas au niveau de la réalisation de l’image. Anne-Laure est issue du domaine des arts plastiques, avec un intérêt marqué pour les interdisciplinarités. Elle a également collaboré au Festival international des arts sonores City Sonic, que je dirige à Mons, et a été co-commissaire de plusieurs expositions en Belgique et en France avant de lancer son propre projet. Nous partageons, outre une formation d’historiens de l’Art, une passion pour les croisements artistiques contemporains – tout en rappelant leurs origines.

Comment vous y êtes vous pris pour amorcer les recherches et esquisser la forme du film ?

Nous avons d’abord rencontré Bernard Heidsieck chez lui, à Paris. Bernard a d’emblée accueilli ce projet avec enthousiasme et nous a confirmé qu’en effet, malgré plusieurs interviews réalisées, il existait très peu d’images vidéo d’archives de lui, mis à part peut-être une vidéo réalisée par Frédéric Acquaviva entre 2002 et 2013, Tout autour de Bernard Heidsieck (dont nous n’avons eu vent qu’à la fin de notre propre réalisation). On est donc parti sur l’idée de l’interviewer aujourd’hui non seulement sur son œuvre, sur la poésie action évidemment, mais aussi sur sa double vie d’artiste et de banquier. C’était un angle particulier qu’il avait choisi de ne pas révéler à l’époque ; ni aux employés de la Banque Française du Commerce Extérieur dont il a été le Vice-Président, ni aux artistes et à ses amis poètes. Certains savaient qu’il était banquier mais il y avait vraiment une scission très nette entre le moment de la journée où il était banquier et le moment de la soirée où il était poète, où il écrivait chez lui ou se produisait en public. Cela nous a paru intéressant au-delà de l’anecdote parce que cela révélait une sorte de schizophrénie qui nous semblait « créativement » porteuse, et qu’il a aussi réussi à intégrer de manière très personnelle dans son œuvre. Ce n’est pas l’angle central du film, mais c’est un point de vue inédit sur l’homme et son œuvre. L’autre aspect très important du film concerne les interviews que nous avons réalisées chez lui (il y était « assigné à résidence » à cause de sa santé, mais je pense qu’on serait de toute manière allé au plus près de son antre), au milieu de ses tableaux, de ses bandes magnétiques, de ses disques et de ses livres.

Et vous avez élargi les entretiens à un nombre de personnalités choisies, toujours sur un mode très « intime »…

Exactement. C’est d’ailleurs avec Bernard que nous avons défini un cercle d’amis proches, une dizaine de personnes seulement, tous artistes (certains étant aussi enseignants et critiques comme Arnaud Labelle-Rojoux et Jean-Pierre Bobillot), et capables de produire une analyse pertinente de l’œuvre et du personnage. Ces témoignages étaient d’autant plus éclairants que leurs paroles partaient aussi des pratiques respectives – critiques ou artistiques – des interviewés, qui avaient donc un lien direct avec l’héritage de Bernard. Je veux dire : l’héritage bien vivant de Bernard, qui dépasse sa mort (dont on pouvait se douter alors qu’elle était malheureusement proche bien qu’il ait eu l’esprit vif jusqu’au bout). Le film se déroule ainsi dans une forme d’intimité (chaque interview a été réalisée au domicile privé de la personne concernée, sauf celle de John Giorno que nous avons rencontré au Centre d’art Faux Mouvement de Metz, à l’occasion de son exposition Thanks 4 nothing). Il y a aussi beaucoup de convivialité au cœur de la démarche, des enjeux, et de la réflexion. Nous voulions sortir du panégyrique pour essayer d’être le plus proche possible du sujet et de l’homme. Et je pense aussi aux jeunes, à ce que leur dit aujourd’hui l’œuvre de Bernard. Il y a des héritages directs, comme avec Anne-James Chaton (qui est présente dans notre film) et, en élargissant le cercle, des démarches proches de la musique expérimentale, des arts sonores, des écritures numériques, voire du slam. Bernard était peut-être le dernier grand pionnier de la poésie sonore. C’était important pour nous de rendre compte de cette histoire, en montrant toute sa validité et sa « fraicheur ».

Bernard Keidsieck – © Françoise Janicot

 

Vous disiez manquer de matière au niveau des témoignages filmés. Pourriez-vous nous parler de l’usage des archives audiovisuelles et photographiques, qui sont nombreuses dans le film ?

En creusant, on s’est rendu compte qu’il y a énormément d’archives audio. Et il faut ici rendre hommage au travail engagé de Laurent Cauwet (que nous avons également interviewé), qui a réédité avec sa maison d’édition Al Dante la plupart des œuvres écrites de Bernard, avec un CD permettant d’avoir ainsi une double lecture, plus complète, d’une œuvre à la fois orale et écrite. Heureusement, pour les visuels, nous avons bénéficié des photos (et du témoignage) de Françoise Janicot, la compagne de Bernard qui a un regard très intéressant. Elle a été une espèce d’archiviste libre de cette époque. On a donc pu disposer de très belles photos noir et blanc de Françoise qui nous a ouvert sa collection, mais il nous fallait aussi de l’image en mouvement. Anne-Laure a trouvé, au Centre national de la poésie de Marseille, des enregistrements de lectures (dont les incroyables Respirations et brèves rencontres) que Bernard avait spécialement réalisées pour le centre. Notre amie Manuela Morgaine nous a également donné des archives d’une performance de Bernard à Paris, un peu plus récente. Au Québec, j’ai trouvé des éléments au Centre d’art contemporain Le Lieu, avec l’aide de son directeur Richard Martel – qui y avait invité Bernard pour deux performances tournées lors de festivals internationaux. Enfin, Arnaud Labelle-Rojoux nous a généreusement donné des sacs de vieilles cassettes du festival Polyphonix, dont certains extraits ont été utiles. L’achèvement du film coïncidant avec l’impressionnante réimpression des œuvres tapuscrites de Bernard aux Presses du Réel, nous avons également voulu mettre en perspective le texte original tapé à la machine avec l’enregistrement original audio. C’était en quelques sortes une façon de reconstituer une archive vivante. Il s’agissait de montrer l’articulation entre l’écrit et le dit, de le réintégrer autrement dans la page d’une certaine manière, après l’en avoir également sorti. Nous voulions montrer un texte mis en action et mis en voix par le poète. On le donne ainsi à lire et à entendre de la manière la plus proche possible, en fonction des commentaires de Bernard ou de ses proches. C’est un parti pris cinématographique qui colle tout à fait aux supports artistiques de Bernard. Cela participe peut être aussi d’un certain côté pédagogique de notre film.

Est-ce que la réalisation de ce film vous a donné envie d’explorer encore davantage l’œuvre de Bernard Heidsieck, et avec elle l’Histoire de la poésie sonore ?

Ce travail de recherches a donné l’envie, au delà-du film, d’en faire une installation en montrant des documents d’archives peut-être un peu plus dans leur longueur. Il s’agirait aussi de faire vivre autrement tout de ce qu’il y autour, et qui va au-delà du film, en y consacrant par exemple un volet performance. Ce serait aussi une manière de mettre en lumière l’héritage de Bernard dans le travail de jeunes créateurs. Je pense, par exemple en Belgique, à des jeunes poètes qui traitent leurs voix avec l’électronique comme Sebastian Dicenaire, mais aussi à toute une génération énergique au Québec. Nous avons choisi d’un peu moins mettre l’accent sur l’oeuvre plastique de Bernard dans le film. Nous nous sommes tenus à nos interviews et à la vision de ce cercle d’amis intimes. Nous aurions pu avoir un deuxième cercle plus large d’intervenants qui le connaissait moins directement, des jeunes d’aujourd’hui par exemple. On pourrait creuser en montrant l’aspect extrêmement vivant de son héritage. Mais cela dépasse forcément l’homme car, il le dit lui-même : au niveau de l’interprétation, on ne pourra jamais interpréter du Heidsieck sans Heidsieck – même si l’interprétation très fine de l’acteur Laurent Poitreneaux au festival d’Avignon en 2010, et récemment en décembre 2014 lors d’une soirée d’hommage après la projection de notre film à la Comédie de Reims, en est une exception remarquable. C’est très difficile, très particulier au niveau de la voix, de la diction, du rythme… On ne peut pas aborder son œuvre comme une partition. En revanche, si on s’empare de cet héritage de manière très libre comme une source d’inspiration audio-performative, avec cette dimension et son complément plastique ou visuel, avec bien sûr celle de l’écriture au sens large du terme, de jeunes artistes, et plus largement le public d’aujourd’hui qui est à chaque fois conquis par la force de cette œuvre, pourront s’y retrouver. C’est donc dans ce sens que je souhaiterais à l’avenir, avec mes partenaires, continuer à mettre en visibilité et en perspective l’œuvre de Bernard Heidsieck.

Propos recueillis par Alexandra Liri

One Comment

  1. Bernard Heidsieck insufflait une énergie communicative et élégante à toutes ses interventions.
    Une petite trace ici, enregistrée à l’Olympic Café, à la Goutte d’or.

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