Raconter l’aventure soviétique à la génération Y

Après avoir rapidement évoqué Manipulations avec David Dufresne, Le Blog documentaire s’intéresse ici à une autre expérience documentaire qui associe objet numérique et diffusion télé. Adieu Camarades, série documentaire en 6 épisodes sur l’histoire de l’empire soviétique, fait aussi la proposition d’une narration sur le web.

L’occasion, donc, d’ausculter de quelle manière les deux programmes s’articulent, et de revenir sur cette vaste entreprise qui brasse histoire collective et récits personnels. Analyse critique d’une création d’Arte, qui concourt aussi à redessiner les contours des nouvelles productions documentaires.

Le monde soviétique a quelque chose en commun avec l’Atlantide. C’est un continent englouti, qui n’apparaît plus sur les cartes du XXIe siècle, un continent qui peine même à survivre dans la mémoire collective, tant l’expérience du bloc de l’Est fait figure de repoussoir idéologique. On mesure pour cette raison l’intérêt d’Adieu Camarades, l’ambitieuse création documentaire proposée par Arte. Composé de deux volets complémentaires – une série de 6 épisodes de 52 minutes, diffusés entre le 24 janvier et le 7 février, et un web-documentaire – Adieu Camarades entend raconter l’aventure soviétique avant tout à ceux qui n’en ont jamais entendu parler, cette « génération Y » née dans les années 1980 ou 1990.

Dans la version télé, cette génération prend les traits d’une jeune fille qui s’interroge  sur l’empire défunt dont est issu son père, soviétique émigré à Berlin. La jeune fille perplexe, insolente parfois, apparaît à l’écran ; le père, en voix off, tente d’expliquer. L’émouvant dialogue de ces deux-là court tout au long des six épisodes de la série et emmène le spectateur à travers cinq décennies d’histoire du bloc de l’Est, à la rencontre de témoins cruciaux des cercles du pouvoir, comme de citoyens anonymes. Ces personnages livrent le plus souvent, non de simples informations, mais leur expérience de la vie à l’Est, entre conformisme et révolte plus ou moins silencieuse. L’intime se loge ainsi au cœur d’une imposante fresque historique, qui brosse avec brio, la chronique de l’aventure soviétique, de son apogée à son ahurissante implosion. Les auteurs évoquent cette aventure avec une véritable tendresse. Tendresse non pour les ressorts congelés d’une domination totalitaire et impériale, mais pour ces hommes et ces femmes qui vivaient à l’ombre du rideau de fer et qui pour beaucoup partageaient le vieux rêve socialiste, croyant parfois sincèrement la propagande officielle.

A l’ampleur narrative de la série télé, le versant web répond de manière à la fois minimaliste et intimiste. Il s’agit ici de sauvegarder des fragments de mémoire qui parviennent à l’internaute du XXIe siècle par le biais d’une trentaine de cartes postales. Chacune d’entre elles renvoie au témoignage de celui qui l’a un jour envoyée ou reçue, faisant surgir une tranche de vie du continent englouti. Au fil des missives, le visiteur rencontre tantôt un grand sportif qui avoue les privilèges dont jouissaient les bons athlètes, tantôt un jeune est-allemand qui raconte son voyage semi-clandestin en Sibérie et sa découverte de la colonisation soviétique du peuple Ingouche, tantôt encore cette mère passée à l’Ouest qui relit la carte de Noël qu’elle envoya à ses enfants restés à l’Est.

Reconnaissons ici encore la tendresse du regard, qui n’est cependant pas servi par un dispositif par trop aride. Au départ, le visiteur se voit proposer de cliquer sur une carte postale. Il pourra ensuite naviguer dans les contenus soit suivant le fil des cartes postales proposées à l’écran, soit de manière thématique (résistance, voyage, utopie, etc.), soit encore en choisissant l’interface géographique et en cliquant sur les icones réparties sur la carte de l’empire défunt. Un mode de navigation pour le moins aride qui a pour effet de corseter l’émotion authentique que suscite la découverte des cartes postales et des fragments de vie qu’elles recèlent.

On peut également observer une certaine incongruité dans le dialogue entre la version télé et l’application web. Dans la première, un élément vient perturber la narration classique du film d’archive : la présence de la jeune fille. Hyper-connectée, munie alternativement d’un ordinateur portable, d’un iPad ou d’un Smartphone, elle semble vouloir imposer un nouveau rapport aux images du passé. Les archives audio-visuelles apparaissent à l’écran comme si elle les interrogeait depuis son terminal, au gré de ses perplexités. Si la présence à l’écran de cette « digital native » n’est pas toujours convaincante, elle introduit en tout cas une tension entre les époques, revendique une urgence pour les plus jeunes à mieux comprendre le passé soviétique, fut-il désormais rayé des cartes. Par cet artifice, Adieu Camarades se présente comme un documentaire d’archives à l’heure du web 2.0.

Or, curieusement, l’application web ne relaie en aucune manière cette ambition. Nulle trace, dans le web-documentaire, d’une expérience analogue à celle annoncée dans le documentaire télé. Le spectateur devient certes un visiteur parcourant à sa guise les contenus proposés. Mais en aucun cas a-t-il les moyens de se muer en cet internaute actif et irrévérent, qui pourrait comme la jeune fille de la série fouiller dans les archives, interroger le passé en suivant le fil de ses incompréhensions. Or c’est justement une expérience de ce genre qui faisait tout le sel du récent Manipulations l’expérience-web, versant interactif d’une série documentaire télévisée analogue. Malgré ses innombrables qualités, Adieu camarades constitue à cet égard une occasion manquée.

Xavier de la Vega

Les précisions du Blog documentaire

1. Saluons ici l’arrivée de Xavier de la Vega parmi les contributeurs du Blog documentaire. Xavier est journaliste et réalisateur. Il s’intéresse furieusement aux nouveaux médias.

2. Retrouvez par ailleurs sur le site d’Arte un entretien avec Andreï Nekrasov, le réalisateur de la série Adieu Camarades.

3. Fiche technique « Adieu camarades » :

Réalisation : Andreï Nekrasov.
Auteurs : Jean-François Colosimo, György Dalos.
Production : Arte, ZDF, Artline Films, Gebrueder Beetz Filmproduktion, TVP,
YLE1, RT S, Histoire.

Auteur du webdocumentaire : Lena Thiele.
Réalisation audiovisuelle : Pierre-Olivier François.

7 Comments

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  5. claude scemama

    quel est le titre de la musique du film

    ou peut on l’acquerir c’est une mélodie qui dégage une profonde emotion

    merci de me renseigner je cherche depuis des annees

    • J’ai cherché moi aussi et j’en suis arrivé à la conclusion que c’est une composition d’Andrei Nekrasov.
      Mais ce n’est qu’une hypothèse.

  6. Paroles et musique d’Andrei Nekrasov

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