Le Blog documentaire vous propose ici un éclairage sur le fonds audiovisuel de Slon/Iskra. Partie de ce trésor vous sera présenté par Catherine Roudé ce vendredi 30 mars à 18h45 au festival Cinéma du Réel, à Paris.

Le fonds audiovisuel Slon/Iskra : « Du bon usage des épluchures »,
archives cinématographiques et pratiques militantes.

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« Un film a deux points communs avec un iceberg, à savoir qu’avec le temps il en reste de moins en moins et que sa part invisible est plus grosse que sa part visible. Sauf rares exceptions, chaque œuvrette cinématographique laisse derrière elle un nombre considérable de chutes, doubles, coupures, regrets, remords…« 

Chris. Marker [1]

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Slon/Iskra produit et distribue des films militants et des documentaires à dimension sociale depuis 1968. Conçue autour du cinéaste Chris. Marker à la suite de la distribution trop limitée du film collectif Loin du Vietnam, sa vocation fut d’abord de rendre possible la création de films abordant des sujets absents d’un espace audiovisuel alors extrêmement verrouillé, et surtout d’en permettre la diffusion hors des circuits institutionnels. Construite dans un cadre politique et culturel français, la société de production s’est immédiatement intéressée à la distribution de films venant de l’étranger. Au-delà de son activité première, Slon/Iskra a souvent rendu service en termes de production, de diffusion et de stockage.

Il en reste aujourd’hui un fonds d’archives audiovisuelles [2] constitué de copies d’exploitation, de rushes, de chutes, d’extraits, de copies de travail… et ce en provenance d’innombrables foyers politiques. Ces images-épluchures dont parle Chris. Marker, envisagées ici pour ce qu’elles disent non pas d’un film mais de sa société de production, sont comme autant de réminiscences des pratiques propres au cinéma militant de l’après 1968.

C’est sous la forme d’une table ronde [3] réunissant Inger Servolin et Viviane Aquili (Iskra), Joël Clesse (service audiovisuel des Archives départementales) et Tangui Perron (historien, spécialiste du cinéma militant) que les réflexions rapportées ici ont d’abord été formulées.


Loin du Vietnam (extrait) – © Slon

Le témoignage d’Inger Servolin, fondatrice de la coopérative Slon en 1968 – devenue la société de production Iskra en 1974 –, est essentiel pour retracer l’histoire de la structure en amont de sa création mais aussi en ce qu’il révèle des relations entre réseaux politiques et culturels dans les années 1960. Porosité qui ne caractérise pas spécifiquement le milieu cinématographique : « J’aurai pu aussi bien travailler dans l’édition politique avec Maspero » nous dit-elle.

C’est au moment où la difficile distribution de Loin du Vietnam et d’A bientôt j’espère (1967), de Chris. Marker et Mario Marret, montre les limites de la diffusion commerciale du cinéma politique qu’Inger Servolin, à la demande expresse de Chris. Marker, entreprend la création administrative de Slon. Bien que munie d’une expérience en comptabilité, c’est sans idée précise de la manière dont on produit un film qu’elle parvient à donner une existence effective – et pérenne – au groupe informel impliqué dans les projets précédents.

Cette inexpérience demeure une base solide : si l’on trouve une large majorité de professionnels du cinéma parmi les membres fondateurs (André Delvaux, Chris. Marker et Alain Resnais, réalisateurs ; Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel, monteuses ; Antoine Bonfanti, ingénieur du son ; Jean Boffety et Jacques Loiseleux, opérateurs ; Andréa Aran, directrice de production), un certain nombre de collaborateurs de Slon puis Iskra y ont fait leurs premières armes dans la production, la distribution et parfois la réalisation. Selon Inger Servolin, cela permet une certaine fantaisie dans la pratique de la production, l’invention de nouvelles méthodes de travail et l’adaptation au contexte politique et économique auquel le groupe doit faire face.


A bientôt j’espère (extrait) – © Slon

Le travail du collectif repose sur le principe du partage des responsabilités et de la solidarité. Cela vaut aussi bien pour le fonctionnement interne que pour les relations avec les groupes politiques, de production ou de distribution de films. Ainsi, les films diffusés par Slon/Iskra ne reflètent la politique d’aucun parti mais au contraire représentent les différentes tendances de l’extrême-gauche. On peut voir dans cette position l’influence de Chris. Marker en qui Tangui Perron situe le centre de gravité de la gauche de la seconde moitié du XXe siècle. Slon/Iskra est par conséquent qualifié à la fois « gauchiste » et de « réviso ».

Enfin, signalons que le fonctionnement quotidien est assuré en grande partie par des femmes, ce qui vaut au collectif d’être surnommé « le matriarcat » par les autres groupes très majoritairement masculins. Ce trait de machisme assez répandu dans le milieu du cinéma militant se manifeste aussi bien dans la répartition des tâches au sein des collectifs que dans l’image des femmes représentées dans les films. Tangui Perron ajoute ainsi que, pour cette période faste des années 1960-1970, celle que l’on  désigne comme la « femme du cinéaste » est souvent cinéaste elle-même.

Bien que gérée par une équipe essentiellement parisienne, la structure est fondée et domiciliée à Bruxelles jusqu’en 1974 pour éviter la censure d’Etat et parce qu’elle n’a pas le capital suffisant pour fonder une société de production en France. Elle fonctionne en autofinancement grâce à différentes combines. Celles-ci interviennent au moment du tournage et de la post-production où il s’agit de détourner des outils de travail (les techniciens trouvent caméras et pellicule, mais permettent aussi à Slon/Iskra de travailler dans les auditoriums, les laboratoires, à la télévision… ou prêtent leurs nom et numéro de carte professionnelle, ce qui n’aide pas à décrypter les génériques aujourd’hui), ou bien au moment du montage financier du film. Ainsi, deux sociétés de production « amies », Saga puis Sodor films, vont signer avec Slon des contrats de coproduction tout à fait ineffectifs afin que chaque film (co)produit ait la nationalité française et puisse ainsi bénéficier des aides du Centre National de la Cinématographie français. Certaines périodes de fort endettement sont résolues grâce à des prêts financiers de personnalités plus ou moins proches du groupe (Jacques Perrin, Jorge Semprun…).

Slon 70 – D.R. : Iskra

Au cœur des préoccupations de Slon, il y a bien sûr la diffusion de ses films, mais plus encore un intérêt tout particulier est accordé à la transmission des pratiques. En témoigne un court banc-titre, Slon 70, destiné à être projeté en ouverture de séance et qui retrace les expériences de Slon pour promouvoir une certaine autonomie audiovisuelle auprès des spectateurs et les pousser à s’en emparer. Les films faisant partie du catalogue de Slon/Iskra, produits ou non par la structure, profitent du très large réseau de distribution non-commerciale qui s’appuie alors sur les comités d’entreprises, les comités de quartier, les ciné-clubs, les maisons de jeunes et de la culture, les groupes de cinéma amateur, les réseaux catholiques et protestants… Le catalogue permet une certaine visibilité aux films rassemblés sous l’appellation Slon/Iskra, aux thématiques plus ou moins proches, reflétant les préoccupations successives des collectifs de production (luttes ouvrières, films contre l’énergie nucléaire, films de femmes…).

C’est dans cette perspective d’étude des pratiques de diffusion que le fonds d’archives Slon/Iskra acquiert toute son importance. En effet, la société de production prend rapidement en charge la distribution de films faits par d’autres groupes et dont un certain nombre figure encore aujourd’hui dans son catalogue. Les archives audiovisuelles contenant des traces matérielles des échanges entre collectifs de cinéma militant permettent de poser la question de la circulation des films. Moins de leur trajectoire effective que des motivations et des structures qui ont permis leur déplacement.

On découvre à ce propos que la distribution se traduit chez Slon/Iskra par une volonté de partage des expériences cinématographiques. On en prend la mesure dans un entretien sur bande magnétique mené par Inger Servolin et le cinéaste René Vautier à Kiruna (Suède) pendant l’hiver 1969-1970. Les questions, posées à deux cinéastes suédois tournant un film sur les grèves de mineurs en Laponie, reflètent les préoccupations des membres de Slon quant à l’efficacité de l’utilisation du cinéma dans les luttes : outil de contre-information au service des grévistes, influence d’expériences précédentes sur leur pratique du cinéma, diffusion dans le pays et à l’étranger pour populariser le conflit.

René Vautier

Cette conception internationale du cinéma militant est mise en pratique par Slon/Iskra dans la réalisation de versions françaises de films en provenance de l’Amérique latine, des Etats-Unis, du Danemark… L’une des collaborations les plus appuyées parce qu’allant plus loin que la traduction de la bande-son d’un film est entamée en 1971 avec la diffusion de La Première année, du cinéaste chilien Patricio Guzman, et poursuivie du tournage à la distribution en France de La Bataille du Chili (1976). Les producteurs français travaillent étroitement avec l’équipe chilienne afin de lui faire parvenir de la pellicule (sous embargo au Chili) via New York, et après le coup d’Etat militaire en 1973, il est sérieusement envisagé que Slon assure les revenus de l’ensemble de l’équipe de montage en exil. La Bataille du Chili est finalement achevé à Cuba grâce à l’invitation de l’ICAIC [4].

Les interactions entre Slon/Iskra et les collectifs cinématographiques étrangers lui garantissent un solide réseau de diffusion en France et en Europe. De même que ses locaux parisiens deviennent lieu de stockage pour des films (ou projets de films) venus – on ne sait pas toujours comment – de multiples foyers politiques. Les archives audiovisuelles en ont conservé la mémoire puisque de nombreuses copies, copies de travail, rushes, constituent le fonds, indépendamment des productions maison. Cela se fait de façon spontanée, quotidienne, si bien qu’il est délicat aujourd’hui de contextualiser ces images tournées pour faire et populariser les révolutions.

A ce propos Youcef Tatem [5], militant syndical et animateur culturel de Seine-Saint-Denis, jouant le rôle d’un travailleur marocain dans Week-end à Sochaux (1971) [6], se souvient de visites régulières à Slon pour « voir des films » et découvrir des conflits. Cependant la profusion d’archives conservées par Slon/Iskra ne doit pas déséquilibrer les faits. Comme le souligne le spécialiste du cinéma militant invité à cette table ronde, Iskra a peut être été le groupe qui recevait le plus d’images de films politiques, mais les cinéastes militants dont on refait la biographie ont tous à un moment été filmer à l’étranger, ont tous diffusé de la pellicule de manière clandestine, ont tous attiré et fait circuler des films.

D.R : Iskra

La conservation de toutes ces bandes, essentiellement en 16 mm, mais parfois aussi en 35 mm ou en Super 8, assurée par Slon/Iskra jusqu’au dépôt aux Archives départementales, est nécessaire à la documentation de pratiques dont la spontanéité n’a pas toujours laissé d’autres traces. Instrument précieux pour l’approche de l’évolution des discours et des films dont la distribution est stoppée, il nous restitue également les ébauches de projets qui n’ont jamais été achevés, que ce soit pour des raisons politiques ou financières.

Ici Colette Magny, filmée par Bruno Muel, joue pour des grévistes de la faim à Renault-Billancourt en 1973. Les images de ce concert de solidarité sont restées à l’état de rushes.

Nous ne pouvons cependant pas nous appuyer seulement sur l’histoire potentielle portée par ces images, ni sur les témoignages des personnages-clés de cette période.

Ce que vient nous rappeler l’intervention de Youcef Tatem, et sur quoi insiste Tangui Perron, c’est que les gens de cinéma ne sont pas seuls « praticiens » du cinéma politique. La diffusion des films, aussi importante sinon plus que leur production, est prise en charge par de nombreux réseaux dont l’existence n’est pas sans lien avec le mouvement d’éducation populaire. Mouvement dans lequel on peut voir, à l’instar de Tangui Perron, la préhistoire du cinéma militant.

Finalement, c’est dans la perspective d’une histoire élargie à ces diffuseurs individuels et collectifs que nous poursuivons nos recherches. Et les archives (non-film) de Slon/Iskra sont en mesure de combler bien des lacunes.

 Catherine Roudé

 


[1] Chris Marker, « Le fond de l’air est rouge : Du bon usage des épluchures », document non daté, archives Iskra.

[2] Les archives audiovisuelles de Slon/Iskra ont été déposées aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis en 1992 à la suite de la rénovation du quartier où se trouvait le local d’Iskra et au déménagement forcé de la société de production.

[3] « Le  fonds audiovisuel Slon/Iskra : « Du bon usage des épluchures », archives cinématographiques et pratiques militantes », table ronde conçue et animée par Catherine Roudé, 23 novembre 2011, Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Bobigny. Les tables rondes sont enregistrées et consultables en salle de lecture des AD.

[4] Instituto Cubano de Arte e Industria Cinematográficos, fondé en 1959.

[6] Film du Groupe Medvedkine de Sochaux fondé par Pol Cèbe à la suite du Groupe Medvedkine de Besançon.

Les précisions du Blog documentaire

1. Catherine Roudé est doctorante en histoire du cinéma. Elle travaille depuis 2007 sur le cinéma militant français des années 1960-1970 et plus particulièrement sur la société de production Slon/Iskra, objet de sa thèse dirigée à Paris 1 par Sylvie Lindeperg.

Entre 2008 et 2011, elle a participé au travail de programmation de séances et de tables rondes menées par Tangui Perron sur les luttes sociales en Seine-Saint-Denis au sein de l’association Périphérie (centre de création cinématographique).

2. A noter également cette rare rétrospective consacrée aux films de René Vautier, du 11 au 15 avril dans le cadre du Maghreb des films au cinéma 3 Luxembourg de Paris.


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