Nouveau bond au Canada pour Le Blog documentaire, qui s’intéresse ici à Bear 71. Le documentaire interactif de Leanne Alison et Jeremy Mendes vient de se voir décerner le prix FWA du meilleur site web de l’année 2012. Un prix mérité. A la différence de nombreuses plateformes qui se prévalent de l’appellation « webdocumentaire », cette création de l’Office National du Film canadien propose une véritable expérience interactive, la poésie en prime.

bear71-blogC’est l’histoire d’un ours…

La vie d’un ours grizzli dans une réserve naturelle canadienne : il était aisé d’imaginer synopsis plus stimulant que celui de Bear 71. Il n’a cependant pas fallu longtemps pour que le documentaire interactif de Leanne Alison et Jeremy Mendes, mis en ligne au début de l’année 2012, devienne l’une des attractions incontournables du paysage des nouvelles écritures documentaires. Il faut dire que le projet était né sous des auspices des plus favorables, celles de l’Office National du Film canadien (co-créateur du projet), autant dire la Mecque du documentaire interactif. Alors, il fallait voir Bear 71. L’expérience était aride, déroutante, énigmatique mais c’était fichtrement beau et on ne savait pas précisément pourquoi. Le prix FWA (Favourite website awards) du meilleur site web de l’année 2012 qui vient d’être décerné à Bear 71 fournit un prétexte idéal pour tenter de décrypter la poésie digitale de cette histoire d’ours.

Bear 71 (capture d'écran)
Bear 71 (capture d’écran)

Une nature stylisée au relief mouvant

A contempler la séquence qui introduit le documentaire – les images brutes d’un ours piégé, anesthésié et « piercé » d’une puce géolocalisée, difficile d’imaginer l’émotion délicate qui saisira le visiteur lorsqu’il entrera sur la plateforme interactive. Dès que celle-ci apparaît à l’écran, l’internaute se trouve absorbé dans un univers visuel et sonore singulier, une nature stylisée au relief mouvant, dans laquelle une voix féminine l’invite à s’immerger. L’interface de Bear 71 reprend pourtant l’une des architectures récurrentes du webdocumentaire : la carte d’un territoire sur laquelle sont répartis les icônes de contenus à découvrir – en l’espèce : les images d’animaux de la réserve naturelle, captées par les caméras de surveillance installées dans le parc. Pis, le territoire à explorer n’a a priori rien d’engageant, lui qui évoque forêts et cours d’eau au moyen des pastilles vertes et bleues d’une carte géomorphologique.

Bear 71 propose en fait au visiteur de se promener dans une nature restituée par des dispositifs de surveillance : cartes, capteurs, caméras – dans l’univers étrange du parc, observe la voix, « il est difficile de dire où le monde connecté s’arrête et où le monde sauvage commence ». Cette machinerie panoptique est censée protéger les animaux, mais probablement aussi protéger les hommes du danger des bêtes. Tout le pari des auteurs est d’avoir voulu muer les images de ce panopticon en un univers sensible, qui nous invite autant à la contemplation, qu’à méditer sur le rapport étrange que nous entretenons avec la nature et ses habitants.

Bear 71 (capture d'écran)
Bear 71 (capture d’écran)

Une expérience interactive inspirée du jeu vidéo

Ils y parviennent – et magistralement – au moyen d’une série de décalages sur le plan de l’expérience-web, du design graphique et de la bande sonore. A la différence de la grande majorité des plateformes qui se prévalent de l’appellation « webdocumentaire », Bear 71 propose une véritable expérience interactive. Empruntant aux mécaniques d’un jeu vidéo d’aventure, le documentaire immerge le visiteur au cœur d’une nature stylisée en l’y incarnant par un avatar – un simple point sur le territoire. Il y évolue désormais au milieu des ours, des cerfs et des loups dont l’avatar géolocalisé circule aussi sur la carte du parc naturel. Deuxième décalage, la carte de Bear 71 est mouvante, son relief fait de points, de croix et de hachures se reconfigure à mesure que le visiteur s’y déplace, creusant vallons et collines, délimitant les cours d’eau, marquant le passage des trains et des voitures. Par ces ondulations incessantes, la géomorphologie numérisée de la plateforme recrée, là où on ne s’y attendait pas, l’expérience grisante d’un habitat naturel, fut-il altéré par les hommes.

Bear 71 (capture d'écran)
Bear 71 (capture d’écran)

Le récit intime d’un plantigrade

L’autre originalité de Bear 71 est de renforcer l’immersion du visiteur par un dispositif sonore aussi classique que peu usité dans une plateforme interactive. Dès qu’il entre sur l’interface, une voix off se fait entendre, déroulant un récit aux intonations intimes et mélancoliques. Cette voix féminine parle à la première personne, c’est celle de l’ours numéro 71, une femelle capturée lorsqu’elle avait trois ans. De souvenir personnel en évocation douce-amère des hommes, de leurs technologies, de leur présence envahissante, la voix de l’ours accompagne le visiteur dans sa promenade dans le parc, qu’il dévale une colline de pixels ou qu’il s’arrête pour observer le passage d’un lynx. Bear 71 met ainsi à profit le principe lettriste d’une « discrépance » entre son et image, entre le récit intime d’un des animaux du parc et les images produites par les dispositifs de surveillance des hommes. C’est parce que la vie de l’ours 71 nous devient si proche que les images volées d’un loup ou d’un cerf parviennent soudain à nous toucher.

En définitive, Bear 71 puise son ressort poétique dans le dialogue entre deux temporalités. Alors que le visiteur arpente à sa guise les méandres numérisées de la réserve, un ours lui raconte son existence dans ce lieu étrange où « la première règle de survie, c’est de ne pas faire ce que l’on ferait naturellement », au risque d’en mourir. L’ours 71 n’a commis qu’une seule erreur. Elle lui a été fatale.

 Xavier de la Vega

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