D’abord, une grande tristesse. Nous avons appris hier la mort d’Axel Salvatori-Sinz, réalisateur notamment de Les Chebabs de Yarmouk, sorti en 2015. Une disparition brutale, qui laisse sans voix… Nos pensées vont à sa famille et à ses proches.

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Nous voulions vous parler d’un autre documentaire aujourd’hui, qui vient de sortir en salles et qui a su trouver la juste distance avec ses personnages. « Belinda », de Marie Dumora, suit le parcours d’une jeune femme yéniche en Alsace, région dans laquelle la réalisatrice s’est construit au fil du temps un « territoire de cinéma ». Tous ses films sont tournés ici, à quelques kilomètres et à plusieurs années de distance. Ainsi, « Belinda » nous installe en témoin des trois âges de la jeune femme : à 9 ans, à 15 ans, à 23 ans. D’une séparation initiale avec sa sœur à l’attente du retour de son mari emprisonné, Belinda construit avec une combativité rare sa trajectoire de vie, sinueuse mais traversée d’espoirs, de bonheurs et d’obstination. Entretien avec la réalisatrice.

Le Blog documentaire : Après cette quinzaine d’années passées à filmer Belinda et sa famille, quel statut avez-vous auprès d’elle ? Une grande sœur ? Une confidente ? Ou plus simplement une amie ?

Marie Dumora : Je n’ai pas filmé la famille de Belinda continuellement pendant 15 ans. J’ai fait six films dont trois avec Belinda et les siens, mais tous dans la même région, sur le même territoire. De film en film, je me suis constituée une sorte de territoire de cinéma, le personnage d’un film m’amenant vers l’autre comme un fil d’Ariane. J’ai donc filmé Belinda et sa sœur Sabrina ainsi qu’Antony, un garçon formidable dans Avec ou sans toi. J’ai décidé alors de faire une trilogie en continuant avec « le film des garçons » Emmenez-moi avec Anthony, l’enfant devenu adolescent et préparant avec trois autres garçons des C.A.P. qu’ils rataient tous d’ailleurs avec la plus grande élégance. J’ai ensuite retrouvé Sabrina, la sœur de Belinda pour le film des filles, si j’ose dire : Je voudrais aimer personne. Le documentaire est construit autour du baptême de l’enfant de Sabrina, Nicolas. Lors du tournage, nous avons rencontré, dans une fête foraine, un garçon manouche qui, à la fin de la séquence, repartait chez ses cousins, à la manufacture, de l’autre côté des rails. Je suis donc partie à la manufacture, de l’autre côté des rails, tourner La place. J’ai découvert ce monde, de l’autre côté des rails et, sans mauvais jeu de mots, juste à côté des rails d’ailleurs, comme souvent les endroits où l’on confine les gitans. J’ai appelé ce film La place, dans le sens de la « place forte », protégée de l’extérieur, où une minorité se bat d’une certaine manière pour défendre ses valeurs, son identité en somme. Malgré toutes les difficultés que l’on peut facilement se représenter, il y avait la une force vitale, une gaîté, une vigueur, une sorte de résistance qui s’ignore aux difficultés matérielles très impressionnantes. J’ai trouvé un groupe de personnes avec des valeurs très fortes ; le sens de la parole donnée, la solidarité, l’entraide, un goût ou un sens inné de la beauté, de l’élégance, une façon de vivre avec et dans la nature d’une grande évidence. Les femmes et les hommes de La place faisaient d’une certaine manière corps avec ce territoire, avec cet espace. Ils soignaient les caravanes, les maisons de bois ou de ciment avec goût, les mobylettes, comme les hommes de l’Ouest soignaient leurs chevaux. Au passage, je suis extrêmement admirative de la façon dont Anthony Mann dans L’homme de la plaine, filme magistralement les hommes pris dans leur cadre au sens littéral. C’est puissamment juste et émouvant. Pour en revenir aux hommes de La place, cela peut sembler un peu idéaliste ou romanesque, mais je crois que quelque chose là-bas de l’humain et, au risque de schématiser, du sacré, ne s’est pas perdu en route.

J’ai ensuite tourné Forbach forever, dans le quartier manouche de Forbach donc (et grâce à un musicien qu’on m’a fait écouter pendant le tournage de La place. Il y avait là, aux confins de Forbach, trois rues ; la rue des Jonquilles, la rue des Pâquerettes et la rue Grappelli. C’est un endroit extraordinaire, une sorte de paradis perdu (avec aussi bien sûr ses difficultés) où l’on joue de la musique, jour et surtout nuit. J’y ai rencontré quatre garçons formidables : Rovelo, Pipi, Balou et Coucou, qui travaillent la journée, font la ferraille et, le soir, chantent a capella des standards de musique américaine extrêmement sophistiqués des années 40 pour faire un disque. Il y avait aussi Samson Schmidt, fils de Dorado, qui s’inscrit dans la lignée « aristocratique », si j’ose dire, de l’héritage de Django Reinhardt. J’ai filmé Samson à New-York, où il se produisait au Birdland (Di Caprio, entre autres, venaient l’applaudir) puis qui retournait à Forbach, dans cette communauté qui nourrit cette musique d’excellence justement – d’où le titre.

Je suis retournée voir Belinda que j’ai retrouvée avec bonheur et nous avons décidé de faire ce film. Il ne m’appartient pas de dire ce que je représente pour elle, cela lui appartient, mais il est certain que Belinda et les siens comptent beaucoup pour moi.

Le rôle de la musique m’est apparu essentiel, dans sa dimension à la fois tragique et sublime. S’en dégage la sensation d’une destinée à laquelle on n’échappe pas, comme si vous filmiez ce quelque chose qui nous dépasse, qui s’impose à nous… C’est ce qu’exprime Belinda pour vous à travers ce film ?

C’est vrai que dans chacun de mes films, la musique compte beaucoup et très souvent dès le tournage. Il y a pour chaque film deux ou trois morceaux que j’écoute en boucle et qui sont à la fin dans le film ou pas, cela dépend. Ici, en l’occurrence, il y avait Andmoreagain, la chanson du génial Arthur Lee de Love, un peu comme une chanson d’amour qu’on pourrait fredonner intérieurement lorsqu’on est amoureux. La chanson d’Haris Alexiou, une immense interprète grecque, extrêmement connue et aimée de tous là-bas, était déjà dans la séquence du baptême de Je voudrais aimer personne depuis le pied de l’immeuble et sur le travelling comme une voix, une musique qui protège et accompagne la famille qui marche vers l’église. Il y avait aussi celle de Karen Dalton, dans le travelling en voiture un peu mélancolique de Avec ou sans toi, où Belinda rentrait au foyer, séparée de sa sœur. Et puis Adamo à la fin, Tombe la neige, tellement sensible… J’avais beaucoup hésité avec La nuit d’ailleurs. Il y a eu aussi deux morceaux beaucoup écoutés et qui n’ont pas trouvé leur place : un de Nirvana et un de Scott Walker. Il y a les morceaux qui surgissent du tournage à proprement parler, que les gens écoutent. J’aime beaucoup quand la musique est in, cela évidemment donne toujours une couleur, quelque chose à la scène. L’interaction est toujours fructueuse et peu importent ensuite les problèmes de montage. Il y donc pour Belinda les deux registres : les musiques in, dont parfois d’ailleurs je favorise la venue, et les trois autres qui soutiennent des moments narratifs cruciaux, des charnières.

Il y a donc des échos ou des correspondances entre l’histoire telle que je la raconte, la filme, et ce qui se passe réellement dans la scène. Déterminer ce qui est de l’ordre de la destinée, du fatum, est une question bien trop vaste. Ce qui est remarquable toutefois, c’est que Belinda, dans le cadre pour le moins contraignant qui lui est imparti, déploie un courage et une énergie hors du commun. Elle vit jusqu’au bout ce qu’elle a décide de vivre (ici, le mariage avec cet homme absent), ne se plaint jamais et fait montre d’une rage de vivre et d’un courage d’autant plus poignant qu’ils s’ignorent.

La place de la caméra, vous en avez parlé dans un entretien au moment de la sortie du film précédent sur Sabrina, la sœur de Belinda : s’approcher des personnages, être présent en tant qu’équipe de tournage et non se prétendre invisible… Comment cela s’est décidé ? C’était une position théorique mise en pratique ? Dès les premiers tournages, vous avez adopté cette technique ? Ou elle est venue au fur et à mesure ?

Non, j’ai toujours filmé comme ça, dans tous mes films depuis le premier. C’est intuitif et c’est ma place au tournage, dans l’espace de la scène. Je n’ai jamais changé de focale d’un film a l’autre, ou exceptionnellement, pour des questions de manque de recul, sur quelques très rares plans seulement. Ce n’est pas une recette de cuisine, ça ne marche pas pour tout le monde et partout ! Chacun doit trouver la bonne manière de se positionner, sa place. Ce qui est certain, c’est qu’en faisant le choix de cette focale (50 ou 35 mm), qui restitue ce que l’œil humain perçoit, et en étant accompagnée d’une ingénieure du son qui perche tout, je suis extrêmement encombrante au tournage, m’éloignant, m’approchant parfois au plus près.

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Comment se déroulait le tournage ? Vous débarquiez un peu à l’improviste ou c’était préparé ?

Je n’arrive jamais à l’improviste, même lorsque je ne tourne pas, un peu de manière générale d’ailleurs. Je m’annonce ou plutôt, nous convenons de rendez-vous qui conviennent à peu près. Ensuite, on prévoit et puis on s’adapte. Il y a de la mise en scène et puis des choses qui échappent complètement, ce qui est formidable d’ailleurs, quand cela advient et que l’on est prêt.

Qu’est ce qu’on vous a dit de plus beau à propos de vos films ?

Peut-être ce qu’a dit une femme gitane que je ne connaissais pas, lors d’une projection de La place : que j’avais réussi à faire sentir, à donner l’idée de la pluie qui tombait sur une caravane dans un champ.

Comment le film est-il reçu en Alsace ? Est-ce qu’il fait changer le regard porté sur la communauté yéniche ?

Je n’ai pas le recul nécessaire pour analyser cela. Mais l’idée quand on fait un film grâce, au départ, à une rencontre est de construire des passerelles entre des mondes qui ne se rencontrent jamais. Autant dans le documentaire que dans la fiction d’ailleurs. En entrant dans le monde de quelqu’un d’autre, on peut trouver des échos avec une histoire qui n’est pas la sienne. Il a été projeté récemment en avant-première à Strasbourg. C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. La projection a été très émouvante : Belinda était là, de même que son mari, tous les frères et sœurs présents dans la scène du baptême (ils avaient alors 1 ou 2 ans et là, 15), ainsi que l’ancien directeur de la Nichée, Monsieur Gersheimer, qui avait pris une chambre en ville pour l’occasion, son meilleur costume et sa profonde intelligence de cœur. Il y a eu beaucoup de questions bienveillantes et respectueuses. Tout le monde est reparti dans un sentiment de très grande fraternité et d’intimité.

C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. D’ailleurs, je précise que je n’ai pas eu la sensation de faire un film sur les Yéniches. C’est d’abord un film sur une destinée individuelle, sur une personne. Ce n’est pas un film ethnologique mais j’espère, oui, que les gens peuvent en sortir rassemblés par quelque chose d’universel qui circule (le lien, l’amour, l’engagement, les obstacles, la vie en somme). Bien sûr, tout le monde ne peut y adhérer. On verra bien.

Propos recueillis par Nicolas Bole

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