Alors que son nouveau film « Le concours » sillonne en ce moment les festivals – on l’a notamment vu aux Ecrans documentaires, un autre long-métrage de Claire Simon vient d’être édité en DVD par Blaq Out. Dans « Le bois dont les rêves sont faits », la cinéaste nous plonge dans lʼun des plus grands espaces verts de la région parisienne, à travers un kaléidoscope de rencontres variées, émouvantes et passionnées. 5 DVD sont à gagner par tirage au sort en envoyant vos coordoonnées à leblogdocumentaire@gmail.com. L’analyse qui suit est signée Matthias Simonet.
« Si ma promenade est une promenade, je suis plus un « je », je suis un événement »
Gilles Deleuze – Anti-Oedipe et autres reflexions
Marquée par les Ateliers Varan, amoureuse du réel et de son détournement, Claire Simon s’attache continuellement aux petites fêlures entre les genres du documentaire et de la fiction. De la force centrifuge de la Gare du Nord – dernier projet en date de la réalisatrice pour lequel elle réalise une fiction, un documentaire et un webdocumentaire – Claire Simon nous fait bifurquer vers celle, centripète, du bois de Vincennes.
Le Bois dont les rêves sont faits nous expose différents portraits qui partagent comme point commun la forêt. Si la gare du Nord devenait le personnage principal aux multiples visages dont Claire Simon tentait d’attraper la fragilité des petits instants, le bois de Vincennes, lui, est un temple dont la présence s’efface au profit de ses pratiquants réguliers. Et c’est alors avec joie que Claire Simon esquisse les rituels de tous ces fidèles : un ancien légionnaire qui se bricole une salle de gym, des prostituées visitant leur chambres imaginaires, un dresseur de pigeons, un couple semi-nomade, ou encore un voyeur fier de l’être (quitte à se mettre en scène pour le film…).
Ces parcours s’entrelacent, se répondent ou au contraire se repoussent en segmentant le récit. Si la structure en devient difficilement lisible, la réalisatrice se nourrit de cette faiblesse pour en faire une force narrative d’une tension palpable. De cette caméra qui reçoit naît une multiplicité d’émotions dont seuls les principaux traits nous sont respectueusement offerts. Prémices qui nous laissent seuls responsables de leur pérennité.
Les cadrages n’y sont pas pour rien dans ce circuit émotif, avec un jeu récurent sur la profondeur de champ. Une inter-relation poétique, constant travail sur l’instant, qui naît d’un jeu entre le premier et l’arrière-plan, entre l’humain et le végétal. C’est à croire que Claire Simon réalise la meilleure adaptation du précepte deleuzien du personnage qui devient ligne.
Elle est, en tant que cinéaste, un catalyseur et le réceptacle amical de toutes les histoires de ces personnages. Cette caméra qui écoute est un don qui nous offre des moments de dévoilement, d’ouverture vers l’autre, des instantanés, des portraits fugaces qui semblent pourtant réservés au domaine du privé. Des moments qui ne pourraient s’offrir sans un minimum de transformation, de ré-interprétation pour mieux correspondre à la bienséance. Ici, même les personnages les plus surréalistes donnent avec sincérité ce qu’ils sont.
Se définir en tant qu’individu est un problème de lignes : il faut sortir dans la rue, dans la forêt, prendre possession de l’espace, d’un corps pour « être là dans le monde ». C’est de cette manière que le film devient une géographie humaine, un ensemble de lignes constituant l’essence même de la vie d’un individu ou d’un groupe, une cartographie. Chaque personnage est une ligne abstraite et l’écriture du film devient labyrinthique. Chaque portrait disparaît au profit d’un autre, certains se croisent, d’autres reviennent régulièrement pour sans cesse nous apporter de nouvelles interprétations de ces petites histoires dont nous sommes témoins. Chaque petite coupure, chaque petite fêlure a son importance et prend part à la cartographie générale.
Tout se joue comme sous une seule et même énergie entre des personnages qui se confrontent – ceux qui vivent en groupe et ceux qui cherchent la solitude, ceux qui ne sont que de passage et ceux qui vivent dans les bois, etc. – et d’autres qui au contraire sont uniques en leur genre, segmentant le récit. De même, Clair Simon sait adroitement faire bouillonner son histoire en oscillant, comme au fil d’une seule et même conversation, entre une anecdote ou un détail pragmatique et des considérations philosophiques lourdes de sens (sur la vie, l’amour ou notre rapport à la famille, à la mort, etc.).
Il en va par exemple de cet homme solitaire qui construit sa propre cabane pour vivre dans les bois, s’isolant le plus possible du reste du monde. Il nous dévoile sans hésitation ses petites trouvailles, autant d’objets qui font partie de lui, bribes de son intimité, ainsi que ses moments d’échanges avec la nature. « Petit Prince » de Vincennes ne discutant ordinairement qu’avec les renards, c’est dans son refus catégorique des autres que nous comprenons la force de cette caméra témoin. Un moment exceptionnel que nous ne pourrons recréer mais qu’il nous appartient de prolonger.
Claire Simon donne un élan positif en nous montrant ce qui sous-tend les portraits. Être digne de ce qui arrive c’est ne rien « médiocriser ». Accepter l’événement c’est donner le contraire de ce qui aurait pu être du misérabilisme : un culte à la vie, simple et généreux. Le film ne propose pas par hasard un écho au philosophe Gilles Deleuze sur les ruines de son université en donnant presque en conclusion cette citation issue de l’un de ses cours :
« On a tellement de mauvaises habitudes, on se prend pour des personnes. Mais on n’est pas des personnes. On est à notre manière des petits événements. »