Deuxième partie du compte-rendu du séminaire organisé par Marie-José Mondzain dans le cadre des États généraux du film documentaire de Lussas, les 24 et 25 août 2012. La philosophe y proposait une réflexion sur la construction d’un regard politique au travers de 4 films issus de la sélection « Expériences du regard ». Article signé Alice Branche pour Le Blog documentaire.

Si vous avez manqué la première partie de ce séminaire, elle est ici !

  A propos de « Autrement, la Molussie »

Dans Autrement, la Molussie, Nicolas Rey filme les paysages de la France de Nicolas Sarkozy. Une voix, celle de Peter Hoffman, lit des fragments de « La Catacombe de Molussie », roman allemand écrit entre 1932 et 1936 par Günther Anders, Günther « Autrement ». Des prisonniers d’une geôle d’un état fasciste imaginaire, la Molussie, se transmettent des histoires à propos du dehors, comme autant de fables à portée philosophique. Le film est construit en neuf chapitres présentés selon un ordre aléatoire : c’est le projectionniste qui tire au sort l’ordre des bobines…

Marie-José Mondzain :

Nicolas Rey a construit son film à partir d’une voix philosophique, celle d’un très grand penseur du XXème siècle, qui fut le mari d’Hannah Arendt, Günther Stern, qui avait pris le pseudo de Günther Anders, mot qui signifie « autrement ». La Catacombe de Molussie, écrit entre 1932 et 1935, n’a jamais été traduit. Nicolas Rey, qui ne comprend pas l’allemand, en a recueilli les textes et les a fait lire par Peter Hoffman. Le film, construit de façon aléatoire, remet en question la légitimité d’un unique enchaînement. Il utilise une pellicule périmée et une caméra toupie.

Le film a une texture théâtrale, une résonance brechtienne, mettant en scène des personnages : le dictateur, l’interrogateur, celui qui répond ou qui explique, le dialecticien. Comme si leur parole et leur voix, en se posant sur les images de paysages, illuminaient la structure du monde, très menaçante et dictatoriale. La Molussie est un pays en voie de barbarie. Nicolas Rey filme les routes et paysages de France, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le territoire est occupé par des dictateurs invisibles. Les chapitres nous font entendre qu’il y a du visible et de l’invisible. On sait à quel point le cinéma documentaire est travaillé par la question suivante : qu’est-ce que l’on fait voir sans le montrer pour le faire entendre ? Dans L’obsolescence de l’humanité, Anders écrit : « C’est un hasard si ce deuxième tome s’achève avec cet essai sur l’obsolescence de la méchanceté. Dans les livres de philosophie, l’ordre des chapitres a toujours quelque chose de contingent, puisque ces livres, comparables à la surface d’une sphère, n’ont ni début ni fin et puisque toutes leurs déclarations prétendent légitimement (…) à une même proximité de la vérité. C’est-à-dire être à la fois des hypothèses et des conséquences. L’ordre des chapitres appartient donc exclusivement à la présentation de la chose, pas à la chose elle-même. Dans notre cas, le hasard est d’autant plus grand qu’il ne s’agit pas ici d’un système, mais d’essais séparés qui résultent chaque fois d’observations occasionnelles et que j’aurais pu encore faire suivre d’autres. Ce caractère contingent n’exclut toutefois pas que ces essais portent bien (…) la marque d’un seul et même atelier. » Nicolas Rey n’avait pas lu ce texte avant de faire son film.

Le caractère politique va de soi : Nicolas Rey reprend un texte philosophique écrit dans l’Allemagne des années 30 par un philosophe qui va s’exiler aux États-Unis pour fuir le nazisme. Le documentariste met à jour nos propres catacombes, c’est-à-dire la transformation et la barbarisation de tout un peuple. Le signal qu’il nous envoie, c’est que nous pouvons tous devenir, dans la pire des situations, le tueur de notre voisin. Chacun est un meurtrier en puissance.

Les parties du film, les molécules forment un long discours, de longues phrases. Le personnage de l’interrogateur pose des questions sur le monde, cherche à comprendre où il se trouve et d’où il vient et il n’y a pas de réponse car il vient de partout et il ne se trouve nulle part. Il fait partie malgré tout de ce monde qui devient barbare et écrasant, avec un dictateur qui utilise les moyens de la démocratie et ceux du crime.

Autrement, la Molussie – © Nicolas Rey

Une phrase du cinéaste japonais Masao Adachi s’applique très bien à ce film : « Il se peut que la beauté nous ait renforcés dans notre détermination ». Cette phrase m’est revenue en regardant Autrement, la Molussie. Quelque chose de la transformation du monde passe par des gestes d’art, par une émotion esthétique, même s’il s’agit de parler du meurtre ou de la menace qui pèse sur nos vies et notre dignité. Quelque chose d’un geste politique a lieu, y compris dans les moments où l’on regarde les paysages ; il ne s’agit pas de moments de contemplation, car ils n’immobilisent pas le regard, ils saisissent le spectateur comme faisant partie d’une nature. Comme si le monde de la nature était le seul lieu encore possible de promesses, d’une indétermination, d’une liberté. Comme si c’était en regardant le vent dans les arbres, en entendant le cri des oiseaux que des signes nous étaient encore envoyés sur l’indétermination du monde, sur le possible. Alors que le monde du dictateur fait régner la catégorie de l’impossible, de la nécessité, de la fatalité.

La question de l’invisibilité est nommée dans un chapitre (« Le positif est invisible ») pour indiquer deux régimes de l’invisible. En ouvrant ce séminaire, je vous mettais en garde contre la confusion entre hors-champ et invisible. Là, justement, l’invisible est dans le champ. Anders indique que les puissances de domination ont besoin de deux types d’invisibilité : l’invisibilité d’une transcendance écrasante et l’invisibilité d’une « infrastructure », du monde de travail, du monde du prolétariat, des lieux de l’effacement de la réalité productive au travail. La dictature a besoin de ces deux invisibilités pour faire régner sa visibilité. Le pouvoir est toujours visible. Inversement, le geste cinématographique fait advenir au visible ce qui est effacé par le pouvoir et dénonce l’invisibilité des structures qui nous écrasent.

Nicolas Rey :

La Catacombe de Molussie a failli disparaître. Pour qu’il ne soit pas confisqué par la Gestapo, Anders a confié le texte à l’éditeur de Brecht qui l’a caché dans une carte d’Indonésie pour faire croire que c’était un récit de voyage. Anders n’a pas réussi à le publier à l’époque. Il a considéré ensuite que c’était trop tard, que ce texte n’avait plus d’intérêt après la guerre. Il n’a donc été édité en Allemagne qu’en 1992, à la mort d’Anders.

Ce texte, auquel Anders fait référence dans tous ses écrits, m’attirait, mais je ne parle pas allemand. D’autres personnes ont lu ce livre et m’ont conforté dans l’idée qu’il s’agissait d’un texte très important. J’ai donc décidé de faire le film à partir de ce texte. J’ai travaillé avec Peter Hoffman, qui m’a proposé une série de fragments, que j’ai ensuite fait traduire.

Dans une note de bas de page, Anders apporte les précisions suivantes sur l’adjectif « totalitaire » : « J’utilise l’adjectif totalitaire aussi rarement que possible, à vrai dire parce que je considère qu’il est mal employé et à peine moins suspect que la chose qu’il désigne. Si je l’emploie malgré tout ici, c’est pour le corriger, c’est-à-dire pour le remettre à la place qui est la sienne. On sait que cette expression est employée presque uniquement par des théoriciens et des politiciens qui affirment solennellement être citoyens d’États non ou anti totalitaires, ce qui la plupart du temps revient à faire de l’auto-justification ou de la flatterie. Dans 99 cas sur 100, on considère le totalitarisme comme une tendance d’abord politique ou un système d’abord politique. Je crois que c’est faux. À la différence de cette majorité, on défend ici la thèse que la tendance au totalitaire appartient à l’essence de la machine et qu’à l’origine elle vient du domaine de la technique. Que la tendance inhérente à chaque machine en tant que telle, la tendance à maîtriser le monde, à profiter de façon parasitaire de ces éléments non maîtrisés, à fusionner avec d’autres machines et à co-fonctionner avec elles comme des pièces à l’intérieur d’une machine totale unique constitue le fait fondamental. Et que le totalitarisme politique, aussi épouvantable soit-il, n’est jamais qu’une conséquence et une variante de ce fait technologique fondamental. » Cette vision d’Anders sur le règne de la technologie et des machines est développée dès 1942 et amplifiée par Hiroshima.

  À propos de « Yamo »

Dans Yamo, le trentenaire libanais Rami Nihawi filme sa mère, Nawal, chrétienne libanaise qui avait épousé un syrien musulman. Il noue un dialogue avec elle ; elle qui ne parle jamais d’elle, de ce qu’elle a vécu, de ce qu’elle vit. Il la suit à l’école où elle est institutrice et dans sa boutique où elle vend de l’alcool, caché dans des sacs opaques. Il la filme à la maison, où ses enfants, adultes, semblent perdus dans une torpeur sans fin et sans but. Alors qu’ils sont avachis dans les canapés, la vaisselle s’entasse et Nawal s’énerve, sans être entendue. Leur maison ressemble au pays où ils vivent, le Liban : ils communiquent en silence, en affrontements violents et en négociations continues. À travers rêves et souvenirs, le passé de Nawal se reconstruit, dans son village natal de Béjjé, où son père l’a reniée pour avoir épousé un musulman. Nawal révèle son histoire, son enfance en tant que chrétienne, sa jeunesse en tant que communiste et son rôle d’épouse de Mustapha qui a abandonné sa famille.

Marie-José Mondzain :

En libanais, « Yamo » signifie « maman ». J’ai choisi de clore ce séminaire par ce film pour faire le lien entre les femmes et la politique, pour aborder la question de l’énergie politique des femmes.

Rami Nihawi fait le portrait de sa mère. Après la texture brechtienne de Autrement, la Molussie, nous entrons avec Yamo dans une texture plus proche du romanesque : un fils demande à sa mère de parler, alors qu’elle s’est peu exprimée jusque-là. Et il va apprendre d’elle beaucoup de choses…

Il s’agit donc d’une femme au Moyen-Orient, dans un contexte où les femmes sont à la fois les moins autonomes et les plus persécutées, et en même temps les plus habitées par une énergie vitale, un courage. Nawal a toutes les qualités pour être qualifiée d’héroïne : elle a une tenue, elle fait face, elle suscite l’émotion, l’admiration et le respect, et résume à elle seule presque un demi-siècle d’histoire. Non seulement elle tient debout, mais elle tient tout ensemble : elle tient ses fils, elle tient la maison, elle tient l’école, elle tient la boutique, elle tient sa mémoire.

Rami Nihawi m’a expliqué que le film avait modifié la nature des rapports à l’intérieur de la maison. Les fils ont pris conscience de ce que leur mère avait vécu et de ce qu’elle vivait et qu’il était peut-être temps de lui donner de l’argent pour faire tourner la maison. Ici, l’énergie politique commence dans le privé, dans la famille où ces jeunes sont perdus, restent dans la veulerie, dans le laisser-aller, dorment, laissent traîner leurs affaires, laissent s’entasser la vaisselle. À un moment donné, la mère prononce cette phrase : « Il y a ceux qui deviennent fous, malades, qui se suicident et il y a ceux qui continuent ». Elle ne se désigne pas, et nous savons. Il faut que ça continue.

Le film montre que la transformation politique du monde passe par la transformation quotidienne des gestes de voisinage, de partage d’espace, de parole, de repas. Bien souvent, ce sont les femmes qui transmettent cette énergie politique de la quotidienneté. La mère de Rami est éternellement en mouvement, sans racines, comme la mer. Grâce à elle, le naufrage est évité.

Rami Nihawi :

Effectivement, après que ma famille a vu le film, presque tout a changé. Par exemple, mon frère a cherché et trouvé un travail. Mais ce qui a le plus changé, c’est la communication. On communiquait dans le silence. Désormais, la communication est devenue plus concrète. Nous avons discuté des sujets abordés dans le film.

Marie-José Mondzain :

L’image donne la parole.

Yamo – © Rami Nihawi

Question d’un spectateur :

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi certaines images sont en couleur et d’autres en noir et blanc ?

Rami Nihawi :

Le choix a été fait dès le tournage. J’ai réservé le noir et blanc aux scènes du présent, pour donner de la distance, un ton fictionnel, pour que les objets vivent plus que les couleurs. La couleur renvoie aux souvenirs passés ; il s’agissait pour moi de faire revivre ces scènes, de dessiner des cartes postales de ma mémoire. En ce qui concerne l’interview de ma mère, j’ai filmé en noir et blanc les moments qui concernent des sujets que je ne connaissais pas et en couleur les moments à partir de 2005, moments que j’ai partagés avec ma mère.

Remarque d’un spectateur :

J’avais le sentiment que le Liban était une mosaïque de petits cercles composés de personnes homogènes. Ce qui m’a frappé dans ce film, c’est la façon dont ces frontières passent à l’intérieur des familles et des personnes. Le politique n’est pas seulement externe, mais aussi interne. Cette femme est tiraillée entre des champs. On sent bien que tel était le cas aussi de son ex-mari. J’ai aimé que nous terminions par ce film, car c’est un film très fécond, qui nous projette vers l’avenir. Quels sont selon vous les points communs des films que vous avez choisis ?

Marie-José Mondzain :

Les quatre films choisis sont bien entendu très hétérogènes. Pourtant, j’avais l’espoir de pouvoir articuler cette hétérogénéité, parce qu’au travers de l’invisibilité d’une dictature ou de l’invisibilité d’un prolétariat, de la question de l’effacement des femmes, de leur silence et de l’invisibilité de leurs actions dans l’espace quotidien domestique, nous pouvons réfléchir à la façon dont le cinéma porte au visible et arrive à faire entendre la voix de ceux qui sont sans voix.

Comme je l’ai expliqué en ouvrant ce séminaire, un film politique n’est pas nécessairement un film qui évoque le pouvoir ou des problèmes politiques, mais celui qui donne du pouvoir au spectateur, le pouvoir de la pensée, le pouvoir de la parole, et la promesse d’une transformation possible du monde à travers des gestes de création – les gestes de création n’étant pas forcément artistiques : dans Yamo, ceux de la mère sont éminemment créateurs, car ils fabriquent de la consistance du matin au soir.

Propos recueillis par Alice Branche

Plus loin

1. Construire un regard politique?, avec Marie-José Mondzain (1/2)

2. Temps et montage, par Marie-José Mondzain [essentiel!]

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  1. Gilda Gonfier

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