La 39ème édition du Cinéma du Réel a débuté la semaine dernière dans les artères du Centre Pompidou à Paris. Toute cette semaine et jusqu’à la clôture du festival dimanche 2 avril, nous vous proposons des points de vue sur des films en compétition. Aujourd’hui, « Des bobines et des hommes » de Charlotte Pouch, « Prends, Seigneur, prends » de Cédric Dupire et Gaspard Kuents, « Je ne me souviens de rien » de Diane Sara Bouzgarrou.
Des bobines et des hommes (Charlotte Pouch, 67 minutes) : Violence des échanges en milieu professionnel
Il y a un, dans Comme des lions, les syndicalistes de l’usine PSA à Aulnay brûlaient l’écran de leur besoin de justice. Françoise Davisse avait filmé la chaleur du combat et l’honneur sauvé face à l’irresponsabilité patronale. Dans Des bobines et des hommes – un titre plus fade que ne l’est le film, Charlotte Pouch capte deux éléments contradictoires : une certaine beauté des machines et des bobines de fil de l’entreprise Bel Maille, et une froideur certaine dans le dialogue social entre le directeur de l’usine, Stéphane Ziegler, et les salariés. Comme si en quelques années, nous avions déjà changé d’époque : le combat pour l’emploi semble perdu d’avance dans les rangs d’employés désorientés – et bien moins naïfs que l’on peut l’imaginer sur la connaissance des montages financiers véreux.
Car d’une entreprise familiale où l’investissement personnel était valorisé (y compris pour reconstruire physiquement l’entreprise après un incendie avec les volontés des salariés maison), Bel Maille est passé sous la coupe d’un dirigeant à la moralité plus que douteuse, qui s’avérera un dangereux cost-killer sévissant à tour de bras dans des entreprises en perte de vitesse. Moralement répréhensibles mais légales, ces méthodes managériales font le lit de la désespérance, dont ce beau film glaçant (produit par Rouge International, la structure de production de Julie Gayet) témoigne.
Dans l’art de la sémantique qui consiste à faire passer des liquidations pour des « sauvegardes de l’emploi », le funeste Stéphane Ziegler est passé maître : interrogé par la réalisatrice, il rembobine son discours prémâché pour responsables politiques locaux en quête de « garanties ». Sa fameuse formule, répétée à l’envi, sur la « pérennité du savoir-faire dans son ancrage local » finit par devenir l’emblème inique d’un dévoiement du sens des mots et d’une solide expérience de l’esquive du combat. Tout au long du film, la marmite couve la colère d’employés impuissants, qui trouvent dans l’humour le carburant pour rester debout.
Toutes les allées de l’usine sont rebaptisées (rue des futurs chômeurs…) et pendant ce temps suspendu où la lutte sociale semble comme étouffée, seule Nadine apporte ce vent frais, mais individualiste, de la résistance : au lieu de faire semblant de travailler pendant les longues journées sans but, elle cache un livre sous un pull et lit pour « tenir » et « pas finir folle ».
Entre Comme des lions et Des bobines des hommes, c’est comme si les pouvoirs publics n’avaient même plus la prétention de se poser en arbitre entre patronat et salariés. Et que le maître du temps devenait la loi du plus fort : le patron voyou, négociant son départ en catimini pour éviter d’assumer la liquidation de l’entreprise. Pour seul juste retour des choses, il recevra une insulte au cours de la dernière réunion qu’il tient avec les salariés avec qui il se gargarise, auprès de la réalisatrice, d’avoir eu « des relations absolument extraordinaires ». Une seule insulte au milieu du silence à quoi semblent réduits désormais les droits des salariés dans de tels contextes…
Le film laisse cette sensation d’effroi cotonneux face à cet inexorable gâchis industriel et humain, où les rouages des machines à tisser renvoient aux ressorts cassés du dialogue social. Comme un symbole, le fait que l’usine ait été utilisée comme décor du film de Guillaume Loustau, La fille du patron, donne à penser que seule la fiction désormais pourrait permettre de sauver les apparences. La réalité, elle, dépeint un patient travail de sape patronale du combat ouvrier et un abandon politique des moyens de lutter contre ces exactions en col blanc. Comme une limpide démonstration de la tentation des votes extrémistes face à la casse sociale…
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Prends, Seigneur, prends (Cédric Dupire et Gaspard Kuentz, 92 minutes) : Avec le regard comme passerelle
Au Rajahstan, les cérémonies du festival de Panchwa représentent un moment de passage entre les vivants et les morts. Dans la transe, des hommes, des femmes et des enfants, réunis autour d’un prêtre, laissent les esprits des morts accéder à leurs corps. De convulsions du visage en auto-flagellations du corps, l’esprit s’anime, prend la parole, délivre les vivants de certaines de leurs souffrances.
Intense, conçu comme dans une unité de temps et de lieu, Prends, Seigneur, prends donne à l’ensemble des éléments esthétiques du film une symbolique où le regard des cinéastes agit comme un medium. Quelque 50 ans après Les maîtres fous de Jean Rouch, le temps n’est plus au film ethnologique où la voix du réalisateur ajoute le sens manquant aux images. Ici, les réalisateurs – muets – semblent s’être littéralement fondus dans le mouvement des corps pour tenter d’en comprendre la dynamique. Davantage à l’épaule que fixe, la caméra suit les possédés au moment où l’esprit d’un mort pénètre en eux, comme si dans la poursuite de leurs déplacements saccadés allait se dévoiler l’essence même de ce qui se joue entre les êtres présents à la cérémonie.
Le rythme obsédant des musiques et des chants semble étirer le temps jusqu’aux limites de notre entendement occidental : que saisir dans cette profusion de signes, de gestes et de postures dont on ne connaît pas l’origine ? Quant aux innombrables couleurs, des vêtements, des maquillages et du sang des boucs violemment décapités pour offrande, elles paraissent traduire l’importance sociale du rituel, où chacun vient pour son propre compte dialoguer avec le Seigneur, dans un espace-temps sorti de la vie profane.
De cette relative imperméabilité de l’univers dans lequel les réalisateurs se sont immergés, naissent tout à la fois curiosité, sensation de vertige et, à certains moments, ennui. Laissant l’explication du rituel aux probables échanges post-projection avec un public, le film se vit comme une véritable expérience d’altérité, dans laquelle l’absence de repères séduit tout en désorientant. Mais si l’on mesure la force d’un film aux images qu’il laisse gravées derrière la rétine, alors Prends, Seigneur, prends s’affiche comme une puissante production de flashs mentaux, où le visage des habitants « pris » par leur Seigneur côtoie les têtes coupées des bêtes sacrifiées…
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Je ne me souviens de rien (Diane Sara Bouzgarrou, 59 minutes) : Souffrance pendant, souffrance après
Voir le film de Diane Sara Bouzgarrou, c’est plonger dans un état émotionnel contradictoire. D’ordinaire, lorsqu’une maladie – ou un accident – se retrouve au centre d’un film (ou, plus généralement, d’une œuvre : ainsi de D’autres vies que la mienne, d’Emmanuel Carrère par exemple), celui ou celle qui en est victime suscite quasi unanimement l’empathie. En suivant l’histoire de la réalisatrice, c’est bien l’épisode d’une maladie, les troubles bipolaires, que l’on suit dans Je ne me souviens de rien. Pourtant, peut-être parce qu’ici, la « victime » devient elle-même agissante, acteur et sujet de sa propre maladie, le trouble semble permis : n’en fait-elle pas trop, cette jeune femme qui filme sans cesse, se photographie, se met à nu et saoule de paroles son compagnon endormi ? Et si tout cela n’était pas vraiment une maladie mais une posture ? Face à la souffrance ressentie, et perceptible lors de sa longue période amnésique d’un an et demi au cours de laquelle son ami, le réalisateur Thomas Jenkoe [réalisateur notamment de Souvenirs de la Géhenne, sélectionné l’an dernier au Cinéma du Réel], a conservé l’ensemble de sa foisonnante production scripto-audio-visuelle, c’est comme si Diane Sara Bouzgarrou devait, à la suite d’un travail en tout point cathartique, encore éviter une autre souffrance : celle d’être perçue après coup comme une actrice, jouant de sa maladie pour son propre compte. Mais accuserait-on un malade du cancer de filmer son quotidien et d’en tirer un film ?
Pour irritants que puissent être certains des traits de caractère de la réalisatrice, cet aveu d’amnésie inscrit dans le titre même du film doit être pris pour ce qu’il est : une entreprise assez remarquable de soin – doublée d’une éclatante preuve d’amour (par accumulations de matériaux comme antidotes à l’oubli) d’un homme à sa compagne malade, dans laquelle l’acte performatif de faire cinéma relève d’une urgence. Urgence à dire six ans plus tard, comme il y avait urgence à vivre, vite, fort, puissamment au moment où, les troubles bipolaires apparaissant lors de la révolution tunisienne en 2011, Diane Sara Bouzgarrou commençait à « voir quelque chose de plus grand qu’elle-même » (selon une formule célèbre empruntée à Deleuze qui paraît s’appliquer à la situation de la réalisatrice).
Et peu importe, au fond, que le résultat produise une beauté formelle selon les canons attendus de l’esthétique du journal (d’artiste) filmé. C’est davantage dans l’immanence de son désir irrépressible de (se) raconter que la réalisatrice parvient à nous émouvoir. Mais dans la logorrhée verbale ou filmique qui s’empare d’elle (filmer au téléphone portable un apéro au champagne, ses nuits insomniaques, ses week-ends hors de la ville), c’est comme si Bouzgarrou préparait déjà son procès ultérieur en insincérité. Comme si faire quelque chose en même temps que vivre sa maladie était d’une intolérable prétention. Comme si, in fine, elle n’avait pas vraiment été amnésique de tout ce qu’elle a produit durant ces 18 mois. Ces tentatives de comprendre ce qui lui arrive sont pourtant aussi touchantes qu’inoffensives : avec son corps, ses mots, son courage masqué derrière une nécessité de se mettre en scène (qui semble, véritable pharmakon, faire partie autant du problème que de la solution à sa maladie), Diane Sara Bouzgarrou dresse par l’image, le son et le texte, un imposant répertoire des soubresauts de la maniaco-dépression.
Ce qu’elle en fait six ans après prête parfois à discussion : le dispositif du texte écrit sur l’image, façon cartons, donne à certains endroits une impression d’un jeu sémiologique superflu. De fait, on s’intéresse davantage à la personne qui a traversé une crise en même temps que le pays d’origine de son père plongeait dans la révolution, qu’à celle qui semble commenter, des années plus tard, l’épisode amnésique. Il reste que « l’exercice » de captation, comme de montage, que constitue ce Je ne me souviens de rien possède une insoupçonnée vertu pédagogique. Il pourrait en effet être montré à ceux qui sont atteints par cette maladie pour suggérer que l’agir (ici incarné par la fascination que la réalisatrice entretient semble-t-il avec l’image) peut accompagner dans le soin les listes de médicaments prescrits par la médecine dite rationnelle…
Avec « Prends, Seigneur, prends », force est de constater que l’on tient une vision originale du Rajasthan, loin de la représentation de l’une des régions les plus touristiques de l’Inde. Il y a quelque chose de très particulier à voir les couleurs chatoyantes des vêtements des personnes filmées (là encore une spécificité de cette région). Étonnante également cette approche d’une festival (que l’on se représente, dans un imaginaire commun, comme un moment d’ordonnancement et de contrôle). Pourtant, l’absence de commentaires, louable en soi, l’absence de toute distance critique permettant d’avoir une meilleure compréhension de ces rituels, discrédite un peu le film, qui se contente d’enchainer les scènes spectaculaires. Nous jeter à la figure des moments ultra-violents (s’auto-flageller avec des fléaux, ou recevoir des coups venant d’autres) n’élève vraiment pas le film au delà d’une approche somme toute terre à terre.
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