La 40ème édition du festival « Cinéma du Réel » vient donc de proclamer son palmarès, et de refermer officiellement ses portes… Parmi les films primés cette année : « L. Cohen » de James Benning, « Terra Franca » de Leonor Teles et « Rêver sous le capitalisme » de Sophie Bruneau. C’est sur ce documentaire, lauréat du Prix des bibliothèques, que nous avons choisi de nous arrêter. Analyse signée Fanny Belvisi.

A la fin du XVIIIème siècle, l’artiste espagnol Goya écrivait sur l’une de ses gravures, devenue depuis extrêmement célèbre, « Le songe de la raison engendre des monstres ». Énoncée en plein siècle des Lumières, cette affirmation trouve, 300 ans plus tard, un écho tout particulier dont le film de Sophie Bruneau, Rêver sous le capitalisme, porte implicitement la trace. Le film propose à ses spectateurs un voyage en eaux troubles, dans cet espace-temps où la frontière entre rêve et réalité s’estompe. Difficile alors de discerner l’onirisme du cauchemar…

L’efficacité du film tient tout d’abord dans la promesse contenue dans son titre. D’emblée, les termes s’entrechoquent et le spectateur perçoit intuitivement l’antagonisme qui s’y cache. D’ailleurs, ce qui est posé comme une affirmation résonne en fait bien plus comme une interrogation : « Que reste t’il des rêves dans une société dominée par le capitalisme ? ».

Pour répondre à cette question, la réalisatrice collecte les récits de rêve de douze personnes qui toutes racontent comment leur travail et son univers oppressant s’immiscent, s’invitent dans leurs nuits. Bête sourde et aveugle, le capitalisme agressif dont il est question ici vient coloniser notre espace le plus intime, le plus secret, mais aussi le plus libre : le sommeil. Chacun des douze rêves relatés rend finalement palpable des fragments différents de ce monstre invisible qui ronge jours et nuits notre liberté.

Dans le film de Sophie Bruneau, ce sont donc les rêves qui accueillent, malgré eux, cette puissance destructrice. De « rêves », ils n’en ont d’ailleurs plus que le nom : scènes de cannibalisme, collègues se transformant en zombies, expressions d’enfermement ou de mutisme forcé, pétrification… Autant de visions mortifères qui parlent, à mots couverts, du mal de ce XXIème siècle : le burn out.

Le dispositif du film permet de rendre compte subtilement de cette plongée en enfer, là où notre esprit fomente de noires visions, grâce à une habile dissociation entre la parole des personnes interrogées et les images que Sophie Bruneau filme. Dissociation significative, qui traduit la déshumanisation progressive dont la réalisatrice nous fait part. Car, si quelques-uns des entretiens sont réalisés de manière frontale, dans la plupart d’entre eux le visage de la personne qui témoigne est absent de l’écran. A la place, on y voit des images de bureaux en verre, observés de loin dans la nuit ou aux premières lueurs du jour, mais toujours plus ou moins vides. Ce traitement de la lumière, le sentiment d’isolement, de distance et de profonde mélancolie qui se dégage des plans, l’impression d’incommunicabilité qui relie les quelques êtres qui errent dans des espaces trop grands pour eux, semblent être un emprunt clair et assumé à l’esthétique des toiles du peintre américain Edouard Hopper.

Et lorsque la réalisatrice s’aventure à filmer une « scène de vie » à l’intérieur d’une grande entreprise, c’est par un long travelling entre les tables de la cantine dont le défilement uniforme et systématique inquiète, tant il donne la sensation de parcourir les rayons des entrepôts d’Amazon plutôt qu’une pièce de détente, d’échange et de partage.

Avec son esthétique froide et implacable, Rêver sous le capitalisme invite discrètement mais sûrement à une prise de conscience. L’air de rien, le film résonne comme un avertissement. S’appuyant sur les rêves de ses personnages, tout droit inspirés par leur quotidien, Sophie Bruneau réinterroge le concept de réalité. Ne sommes-nous pas tous en train de rêver ? Trois siècles après Goya, la réalisatrice nous murmure, elle aussi, qu’il est peut-être temps de se réveiller sous peine de voir d’autres monstres continuer à se former.

Fanny Belvisi

 

Où voir ce film ?

  • A Marseille, mercredi 04 avril 2018 17H00 Médiathèque de l’Alcazar.
  • A Paris, jeudi 05 avril 2018 16H30 rétrospective du palmarès du festival « Cinéma du réel » à SCAM.
  • A Crolles (38), samedi 28 avril 2018 18H30 Médiathèque intercommunale Gilbert Dalet.
  • A Bordeaux, mardi 15 mai 2018 12H30 Bibliothèque Mériadeck.

 

> Notre dossier « Cinéma du Réel »

3 Comments

  1. oui bien analysé certes j’aurai aimé retrouver le titre du livre sur le nazisme dont elle s’inspire pour ce film merci

  2. Film très intéressant, on revient toujours à Orwell.

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