« Cinéma sous les étoiles » est un festival de cinéma documentaire social et politique en plein air organisé par « Funambules Médias » à Montréal. Cet événement investit depuis dix ans de nombreux parcs et lieux de diffusion extérieurs sur l’ensemble du territoire québécois. En cette fin d’été, ce festival s’est déplacé à Trouville, à l’invitation de « Off-Courts », pour présenter une sélection de cinq courts métrages documentaires. Ils sont projetés ce lundi 9 septembre à 22h devant la Guinguette, sur la plage trouvillaise.

On savait déjà que le documentaire de création était une tradition importante au Québec : ces 5 courts-métrages nous donnent la preuve qu’elle est toujours aussi vivante, pertinente, et créative.

À noter : Le Blog documentaire est partenaire d’une table ronde organisée ce même jour à 17h30 sur le thème de l’accessibilité du documentaire court. Dorothée Lachaud y participe.

Par ailleurs, nous sommes également partenaire de l’exposition « Correspondances québécoises » de Benjamin Genissel – l’auteur de ces lignes – qui se tient pendant la durée du festival à la salle de la plage, près du casino. Les 23 cartes postales photographiques qui composent cette série avaient à l’origine été mises en ligne chaque jour sur ce blog lors du voyage du photographe en 2012. Elles sont aujourd’hui visibles en format A3, tirées sur papier et encadrées.

Bonheur social de Mélina Desrosiers et Marie-Cécile Dietlin (2018)

Ce film est issu d’ateliers menés sous l’appellation Voix publiques dont l’enjeu premier et déterminé est de redonner de la dignité à des bénéficiaires de l’Aide sociale. Leur redonner la parole. Faire en sorte qu’ils occupent une place centrale dans le dispositif de réalisation. Ces bénéficiaires sont ici au nombre de quatre : Lofti, Guy, Isabelle et Lynn, personnifiés symboliquement en ouverture du documentaire par quatre chaises vides posées les unes à côté des autres sur le trottoir. Ils sont bénévoles pour le journal des sans-abris, L’Itinéraire. C’est ainsi qu’ils nous sont présentés successivement à l’image : ils vendent dans le métro des exemplaires de ce journal. Pour le reste, ce sont eux qui se présentent. Seules leurs voix sont entendues tout du long du film ; la plupart du temps en off, quelquefois en in. En cinq chapitres clairement identifiés, ils racontent leur parcours, les raisons qui les ont menés à la pauvreté, leurs difficultés à s’insérer sur le marché du travail ou leurs relations conflictuelles au regard des autres (le regard de ceux qui, eux, ont une place dans la société, ceux qui réussissent, ceux qui avancent). Ils relatent aussi leur rapport ambivalent aux dispositifs de l’Aide sociale, donnent leur avis sur la « Loi 70 » (une loi récente visant à rendre plus contraignantes les contreparties au versement intégral du revenu de base (le RSA québécois), parlent de leurs passions (le dessin, la clarinette) et enfin décrivent leurs rêves. Leur redonner de la dignité passe également par une idée assez originale, une bonne idée rarement ou jamais vue ailleurs : inscrire à l’écran, sur fond noir, en lettres blanches, entre guillemets, des « citations » de leurs propres propos – les plus importants, les plus déterminants à leurs yeux vraisemblablement, mis en avant alors par leur signature, prénom et nom, soulignée par une typo manuscrite élégante. Comme lorsque l’on cite des romanciers ou des philosophes. Comme pour affirmer : chacun mérite d’être cité car chacun peut dire de belles et grandes phrases.

Les chaises du début ne sont bien sûr plus aussi vides à la fin. Ces chaises finissent par être occupées, non seulement par le corps rendu digne de nos protagonistes, mais aussi par leur voix, leur existence, pleine et entière, réelle et humaine : ils existent au moins dans ce film. Et par ce film, ils ont une place centrale, véritable, dans notre regard.

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Là où je vis de Sarah Baril Gaudet (2017)

Ce film est le portrait d’une adolescente. Une jeune femme de la tribu Inuk vivant dans un tout petit village nommé Aupaluk (200 habitants), situé dans la grande et vaste région du nord du Québec, le Nunavik (voir aussi sur ce thème Inuk en colère). Région autant fouettée par le vent glacial qu’elle peut être baignée d’une luminosité hivernale limpide et puissante. Cette adolescente au visage rond, coiffée en permanence d’un bonnet Nike, enveloppée dans une épaisse parka, nous raconte sa vie en off. Le commentaire n’émane pas d’un ensemble d’entretiens, que la réalisatrice aurait menés et montés, mais d’un texte écrit et récité par la protagoniste. C’est dans sa langue maternelle qu’elle s’exprime, et dans une tonalité quelque peu atone. Qu’est-ce que l’existence d’une jeune femme amérindienne vivant dans un hameau de la Toundra glacée ? Et surtout : quelle perception a-t-elle de sa vie, de son environnement immédiat, du fonctionnement de sa communauté, de son appartenance à la tribu ? C’est tout l’enseignement transmis au spectateur. Ce qui ne signifie pas que ce dernier aura tout saisi au final : aucun didactisme ici, le mystère qui entoure ce personnage, comme une plaine gelée s’étendant à l’horizon, reste profond, lointain. Sarah Baril Gaudet est une cadreuse de grand talent, les plans qu’elle a composés sont travaillés comme le ferait un excellent photographe inspiré aussi bien par le blanc manteau des paysages que par les couleurs vives et variées des maisons et des vêtements des habitants. La beauté de ses images est hypnotique.

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L’hameçon de Pier-Philippe Chevigny (2019)

Ce film est une dénonciation de ceux et celles qui mordent trop vite à ce que désigne son titre : « l’hameçon », dans son acception métaphorique (non, ce n’est pas d’un documentaire animalier sur la pêche dont il s’agit, effectivement). Quel est donc cet hameçon ici ? Une information délibérément ou involontairement mal-comprise, ce que l’on nomme plus habituellement une fake news : les représentants d’une mosquée aurait demandé à une entreprise du bâtiment que les femmes œuvrant sur le chantier de leur édifice n’y travaillent pas le vendredi, jour de prière – et trois d’entre elles auraient été affectées ailleurs suite à cette demande. C’est ce qu’un reportage télévisé de la chaîne TVA, diffusé en entier en ouverture de ce documentaire, nous apprend. Une journaliste interviewe les protagonistes de l’affaire : le PDG de la société de construction employant les ouvrières (qui a donné l’information), et les représentants de la mosquée (qui nient avoir fait cette demande). Elle ouvre aussi son micro à d’autres intervenants qui donnent leur avis : la porte-parole du gouvernement sur la condition féminine et quelques passants. C’est en découvrant la suite que l’on comprend deux éléments importants de ce film : des self-vidéos de différents anonymes réagissant contre l’exigence de la mosquée se succèdent à l’image, sans intervention du réalisateur. Après les journalistes de la chaîne TVA, les voici donc, ceux et celles qui ont mordu à l’hameçon. Et pour beaucoup d’entre eux, sur leur casquette ou leur sweat, le même sigle est visible, incompréhensible pour un Européen ne connaissant pas la vie politique de ce pays : « S.A ». C’est l’illustration d’une réaction en chaîne, l’effet boule-de-neige que peut parfois engendrer des informations de ce type. L’autre élément concerne la conception même de ce documentaire : Pier-Philippe Chevigny reconstitue cette affaire sans filmer lui-même quoique ce soit, mais en montant toutes les vidéos qu’il a pu trouver sur le sujet. Une pure œuvre de montage donc. Pas de voix-off mais des panneaux indiquant, pour les besoins de la reconstitution, les dates auxquelles l’affaire s’est déroulée. C’est terriblement intelligent comme principe car cela crée un très bon suspense pour le spectateur : l’attente, par d’autres vidéos et d’autres reportages TV qui ne manquent pas d’arriver, de ce que va être le dénouement de cette spirale infernale et virale. Et dans ce cas précis, un dénouement qui disculpe les responsables de la mosquée et rend responsables autant l’approximation de certains médias que le militantisme sans vergogne des partisans de l’extrême-droite. Un documentaire très malin, mais non moins sincère, qui permet de déconstruire une affaire médiatique sur un sujet éminemment sensible, mais non moins profond.

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Shirley Temple de Audrey Nantel-Gagnon (2018) 

Alors bien sûr, on pourrait facilement qualifier ce film de feel-good documentaire. Au générique de fin, difficile de ne pas sourire, impossible de ne pas se sentir bien, impensable de ne pas vouloir aussi se lever et danser au son des pulsations de la chanson disco qui clôt le film en envoyant ses vibrations hédonistes. Le générique du début avait déjà donné le ton : le titre et les noms en lettres énormes sur fond coloré, un rythme enlevé, léger, une adolescente au corps libre en train de faire sa gym, ça pulsait déjà. La caméra virevolte, se permet des décadrages alanguis, cherche le point sur des détails. C’est un film à l’apparence pop. C’est aussi une ode à l’amitié, celle qui unit deux jeunes femmes de 16-17 ans, Amaryllis et Margot, affrontant à deux, complices, solidaires, les inévitables doutes et désillusions que le passage à l’âge adulte sème toujours sur sa route.

Mais évidemment, et heureusement, sous le tempo dansant et sous les discussions rohmériennes ponctuées de rires graciles, il y a de vraies questions, de véritables douleurs, des affres existentielles. Une relation complexe avec le genre et la sexualité, un rapport trop fort pour qu’il ne s’accompagne pas de potentielles crises entre mère et fille, des lendemains de fête qui réveillent les solitudes de toujours, des peines de cœur qui, elles, révèlent les enjeux essentiels : comment être libre de décider pleinement de sa vie? Et puis, il y a ce titre, Shirley Temple, qui rappelle le mythe de l’enfant-star : qu’est-ce qui a déterminé ce choix ? Comment le rattache-t-on au film lui-même? Des questions sans réponses à l’issue du visionnage, de multiples suppositions. Ce choix doit pourtant receler, au-delà de l’image de la petite fille blonde au grand sourire à laquelle il renvoie immédiatement, une signification bien plus dense, bien plus pesante.

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Qilliqtu (Objet brillant) de Kevin Tikivik (2017) 

C’est ce que l’on pourrait appeler un film-confession. C’est surtout un coup de poing filmique, rapide et percutant. 5 minutes de film, 5 minutes d’un monologue non-stop, presque dit, lancé, balancé dans l’urgence, dans la nécessité de se confesser. Pourtant il ne s’agit pas d’avouer une faute, ou un péché. Il s’agit de résumer 35 ans d’une vie. Celle du réalisateur lui-même, narrateur de son œuvre, un Amérindien du Canada qui vit coupé en deux. Tiraillé entre la société bâtie et imposée par les anciens colons qui domine son présent et son enfance passée avec sa famille amérindienne qui vivait encore selon le mode de vie ancestral de sa tribu. Comme il l’admet bien volontiers, son parcours est typique de celui d’un « natif » : beaucoup de ses proches se sont suicidés, il a sombré dans l’alcool et la drogue, a même connu la prison. Depuis, il tente de retrouver ses origines, ses racines. C’est une rédemption qu’il nous raconte. Et pour illustrer le tiraillement qui existe en lui, ce fossé béant entre passé et présent, il coupe son film en deux : une première partie réalisée avec des archives en pellicule filmées dans une tribu il y a sans doute une quarantaine d’années, accompagnées en off par une description des valeurs auxquelles croyaient ses membres, et après une rupture franche dans le montage, des plans vidéo bien d’aujourd’hui, captés dans le chaudron pollué et cimenté des mégalopoles modernes. La nostalgie d’une culture perdue, avalée, en réalité détruite à petit feu, et les efforts actuels pour tâcher de renouer avec, pour la faire revivre, pour qu’elle continue de se transmettre, malgré tout. La tonalité finale est combative, pleine d’élan dans cette lutte, positive et déterminée (« cette histoire n’est pas une chute, c’est un soulèvement »). Seulement il faut l’avouer à notre tour : elle fend le cœur. Car elle nous raconte, à nous Européens, l’histoire de la faute, du crime – et cette fois-ci, ces termes sont justifiés – qu’ont commis nos propres ancêtres en partant pour « le nouveau monde » (qui ne l’était, nouveau, que pour eux) : l’acculturation progressive sur leur propre territoire d’un nombre désespérant de peuples – et l’impossibilité de faire le deuil de cette acculturation.

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