Le Blog documentaire et Documentaire sur grand écran ont le plaisir de s’associer à l’occasion de la programmation « Doc & Doc », organisée chaque deuxième mardi du mois au Forum des Images à Paris.

Au moins deux films sont proposés chaque soir. De leur confrontation doit naître débats, interrogations (politique, sociale, cinématographique…) et pistes de réflexion. Soit la richesse du cinéma documentaire condensée en quelques heures.

La soirée de ce mardi 14 février aborde la question du fait divers à travers 5 films documentaires rares que nous vous présentons ici. Sachez auparavant que nous vous proposons de gagner 10 places pour cette soirée. Il vous suffit pour cela d’envoyer vos coordonnées à l’adresse suivante pour participer au tirage au sort de lundi soir : leblogdocumentaire@gmail.com. Bonne chance !

Comment re-présenter un fait divers au cinéma ? Quelle forme donner à une matière si informe ? Quels décalages opérer par rapport à l’entrefilet de presse ayant nourri le désir de film ? Comment s’approprier ces « caprices du destin » qui ne sont pas les nôtres ; comment s’y engager (ou pas) d’un point de vue physique, psychologique et cinématographique ? Quelle distance avec la brutalité des faits ? Quelle part de reconstruction ? Quelle place pour l’émotion ? En quoi, finalement, la représentation cinématographique d’un fait divers redéfinit les frontières entre la réalité et la fiction ?

Ce sont là quelques-unes des passionnantes questions que se propose d’explorer la soirée de cinéma organisée par Documentaire sur grand écran au Forum des images ce mardi 14 février. La thématique, il est vrai, charrie de nombreuses problématiques au cœur de la pratique documentaire ; pour n’en citer que quelques-unes : le rapport à l’objectivité, à la vérité ou à la vraisemblance, le rôle du témoignage, la valeur de l’archive, le statut de la parole… etc.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’un fait divers ? Avant tout peut-être, un récit journalistique. Une forme brute de réalité, un évènement subit – dans tous les sens du terme -, souvent spectaculaire, et relayé par la presse. Quelque chose qui dépasse l’entendement commun, dérange le cours habituel des choses et le bon ordonnancement du monde. Un fait divers, par définition extra-ordinaire, pose défi à la normalité tant il semble déconnecté des normes. Il concourt à dérégler les sens, à bousculer la perception. Et toujours, sa cause et ses effets tendent à faire vaciller le regard.

Roland Barthes, dans Structure du fait divers [1], évoque une forme courte, autonome et structurée, et parle de « rebut inorganisé de nouvelles informes » qui relève du « classement de l’inclassable ». Pour le sémiologue, les faits divers sont des informations monstrueuses ; « totales, ou plus exactement, immanentes » qui « contiennent en elles tout leur savoir ».

« Point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même », écrit-il. « Tout est donné dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue : sans durée et sans contexte ». Seulement, il existe « une causalité légèrement aberrante » qui étonne, qui suscite le trouble. Il manque quelque chose à sa complète appréhension, et c’est cette brèche qui fait du fait divers un gouffre à fiction. Souvent, un indice ouvre la porte du mystère…

Dès lors, comment dé-monter, pour mieux re-monter, « l’inexplicable contemporain » (Barthes, toujours) ? Quelle interprétation cinématographique, subjective, intime peut-on en proposer ? Et que dit finalement cette interprétation sur le regard que porte sur le monde le cinéaste qui s’est chargé de ce fait divers ?

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Diane Wellington – Arnaud des Pallières (2010)

Première hypothèse, et première tentative de réponse avec Diane Wellington, petit bijou de cinéma réalisé par Arnaud des Pallières. Le personnage central du fait divers, Diane Wellington donc, a disparu en 1938 dans le Dakota du Sud, aux Etats-Unis. Vraiment disparu, sans laisser ni traces ni nouvelles. Aucune information en tout cas n’est fournie à ses camarades de classe. La jeune fille « silencieuse et agréable », « la gosse de riches de l’école », s’est volatilisée. Bien des années plus tard, ela mère du narrateur, qui était en classe avec Diane Wellington, reçoit un coup de téléphone l’informant que son ancienne camarade avait été retrouvée. Et ce qu’elle entend au bout du fil l’anéantit.

Le film d’Arnaud des Pallières, qui s’inspire ici d’un livre (South Dakota, de Nancy Peavy), alterne images d’archives puisées sur Internet et intertitres pour représenter cette histoire singulière et cette époque particulière. Le cinéaste raconte ce drame dans un magnifique film muet, subtil et élégant, dont le contrepoint musical ne fait qu’accentuer le pouvoir d’attraction. La représentation est morcelée, fragmentaire : il manquera toujours une pièce – image, son ou information – pour compléter le récit nécessairement incomplet d’une vie prématurément achevée.

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Essai de reconstitution des 46 jours qui précédèrent la mort de Françoise Guiniou – Christian Boltanski (1971)

Autre proposition, formellement tout aussi intéressante : Essai de reconstitution des 46 jours qui précédèrent la mort de Françoise Guiniou, par Christian Boltanski. L’artiste choisit ici la voie de la reconstitution et de la fiction pour évoquer l’histoire d’une jeune mère de famille, menacée d’expropriation, qui choisit de se cloîtrer dans son appartement avec ses deux enfants, dans l’attente de la mort.

Le récit est ici pour partie pris en charge par une voix off, tantôt en avance tantôt en retard sur les images dans un savoureux décalage. D’une vie de famille presque « normale », on bascule rapidement dans un inquiétant huis-clos. Enfermé avec les personnages, le spectateur subit avec eux leur déchéance. Peu à peu, les rires des enfants sont étouffés par la mère. Le film se clôt sur cette image (ci-dessus) : le jeune garçon n’a d’autre chose que du papier peint à mâcher. Ses yeux ne sont plus habitués à la lumière du jour, qui lui brûle la rétine.

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Premier long métrage de cette belle programmation, le documentaire de Christophe Cognet assemble en quelques sortes deux faits divers. L’un est mondialement connu : l’affaire Dominici ; l’autre, plus confidentiel : un tournage avorté d’Orson Welles. En 1955, le cinéaste américain entreprenait Around the world with Orson Welles, une série de films réalisés pour la naissante chaîne de télévision ITV. Il avait alors décidé de poser sa caméra à Lurs, lieu de l’assassinant d’un couple britannique et de sa fille dont fut accusé Gaston Dominici.

L’Affaire Dominici par Orson Welles retrace l’histoire de ce film et l’inlassable quête de vérité dans cette affaire. Comme pour un fait divers dont il manque quelques pièces au puzzle, Christophe Cognet a tenté de repriser ce qu’il reste des bobines d’Orson Welles. La première partie de son documentaire détaille la démarche de l’auteur de Citizen Kane, avec les témoignages du journaliste Jacques Chapus, spécialiste de cette affaire, et d’Alain Pol, son chef opérateur de l’époque. Dans une seconde partie nous est offert un remontage du pré-montage d’Orson Welles.

Le film est saisissant, à plus d’un titre. D’abord, il enregistre les témoignages des principaux protagonistes de l’affaire criminelle. Ensuite, il donne à voir un cinéaste de fiction mondialement connu aux prises avec l’art documentaire – un cinéaste qui parvient d’ailleurs à construire sa propre théorie (aquatique) sur le drame. Enfin, ce film porte l’empreinte des prémices des relations entre télévision et cinéma, journalistes et documentaristes. Orson Welles le dit lui-même : « A la télévision, le plus important est ce que l’ont dit ; pas ce que l’on montre« .

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Détail – Avi Mograbi

Le plus court film proposé par Documentaire sur grand écran est l’œuvre du cinéaste israëlien Avi Mograbi qui, dans Détail, capte dans la chaleur des territoires occupés un fait divers tellement ordinaire qu’il n’intéresse plus les journaux locaux. Face à face : une famille palestinienne en route vers un hôpital et un blindé de Tsahal qui lui coupe la route. Opposition inégale, absurde, presque irréelle. Avi Mograbi n’en lâche pas sa caméra pour autant. Au contraire. Il l’avait déjà signifié dans Détail 2 & 3 (ci-dessous) :

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Last but not least, Six O’Clock News de Ross McElwee pousse la réfexion sur les faits divers en s’interrogeant sur la manière dont ceux-ci nous touchent. Comment la représentation télévisuelle de ces événements (meutres, incendies, catastrophes naturelles…) fait retour sur notre propre existence ? Que modifie t-elle de notre perception du monde et de notre conscience, intime et professionnelle ?

Ces questionnements ne sont pas fondamentalement à la base du travail de Ross McElwee. Ce documentariste, chantre du home movie mondialement connu pour les chroniques filmées de sa propre existence qu’il compose au fil du temps, est d’abord confronté à la naissance de son fils. L’évènement bouscule son rapport au monde, et à la télévision. Cloîtré chez lui, il regarde désormais le petit écran à haute dose…

Six O’Clock News – Ross McElwee (1997)

L’accumulation des faits divers aux informations de 18 heures l’interroge. Pourquoi cette fascination pour de si lointains aléas de l’existence ? Pourquoi cet intérêt pour des drames théoriquement personnels ? Et comment protéger ses propres enfants contre le désordre du monde ?

Ross McElwee va tenter de comprendre le phénomène aux côtés de son amie Charleen. Elle a perdu son mari dans l’incendie de sa maison il y a quelques années quand un ouragan passe sur cette même bâtisse. Le filmeur l’accompagne parmi les débris du cyclone, et rencontre d’autres personnages au fil de ses pérégrinations… On ne vous en dit pas plus. Ce film, touchant, est à découvrir mardi 14 février au Forum des images de Paris.

Concluons tout de même avec Roland Barthes ; à lire à la lumière de cette programmation en général, et de Six O’Clock News en particulier.

Le fait divers est un art de masse : son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine du rationnel et de l’irrationnel, de l’intelligible et de l’insondable ; et cette ambiguïté est historiquement nécessaire dans la mesure où il faut encore à l’homme des signes (ce qui le rassure) mais où il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l’irresponsabilise) : il peut ainsi s’appuyer à travers le fait divers sur une certaine culture, car toute ébauche d’un système de signification est ébauche d’une culture ; mais en même temps, il peut remplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu’il donne à la concomitance des faits échappe à l’artifice culturel en demeurant muet.

[1] Essais critiques, Roland Barthes, Seuil, 1964.

Cédric Mal

Les précisions du Blog documentaire

1. Voyez ce court entretien avec Arnaud des Pallières à propos de Diane Wellington :

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