Le Blog documentaire publie ici un troisième texte de Daniel Deshays sur le son. Un texte court qui, au prétexte d’aborder le « design sonore », dessine de très intéressantes pistes de réflexion sur l’art des sons au cinéma. L’auteur nous donne ici matière à penser, à imaginer et à inventer  – qu’il s’agisse de films ou de webdocumentaires. De ses lignes transpirent une conception noble et très réjouissante du son.

Daniel Deshays est l’un des principaux théoriciens des matières sonores au cinéma. Lui-même ingénieur du son, il est l’auteur de deux ouvrages de référence, sur le sujet, parus aux éditions Klincksieck. Le texte ci-dessous, reproduit avec son aimable autorisation, figure dans son dernier livre (Entendre le cinéma, 2010).

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Pourquoi faut-il cesser de parler de « design sonore » ?

Daniel Deshays – © Régine Deshays

Il faut commencer par dénoncer cette terminologie. Se placer sous la dénomination « design », c’est se situer encore sous la domination de l’image. Le design associe les nouvelles technologies à l’industrie des arts décoratifs. Il se situe à la fois dans la sphère des produits de luxe et dans l’idéologie du « look », c’est-à-dire dans la fabrique des images de l’ultra-contemporain.

Deuxièmement, le terme design renvoie à la plastique des arts visuels, à l’idée du modelage des formes. Épurer les lignes ou mouler les modules profilés est absolument impossible pour le son, car il n’est pas un objet à contours, il n’a pas de bord, ses formes ne sont pas franches et la matérialité sonore n’a jamais de surface : lisse ou rugueuse, elle n’est simplement pas un objet (malgré les abus de langage comme « objet sonore ») et donc pas transformable selon les règles du visuel.

Troisièmement, sous ce terme persiste l’idée d’un prototype créé pour produire une petite série industrielle. Cette application dédiée à l’industrie (comme le son des portières de voiture, pour rester dans les lieux communs chers aux designers sonores industriels) ne fait que placer du rigide, du fixé, et une idée d’éternité à l’endroit même où le son d’ordinaire travaille, se transforme et vit de son désagrément, de sa perte de nature et de sa dissolution.

Le son du monde bonifie avec son temps d’écoulement, il s’enrichit de l’usure des matériaux qui le produisent dans l’évolution des frottements, c’est cela qui constitue l’essence même de son existence et de sa manifestation. La son naît là où ça coince et là où ça grince, où ça frappe et où ça frotte. Le son résiste partout à l’idée de « série » ou de « prêt-à-porter », et cela ontologiquement, malgré la reproduction éditoriale sous toutes formes de support ou de flux, dominante dans notre monde sonore.

La production marchande sonore est largement offerte à tous au nom de l’information ou de la culture. Cette reproduction produit surtout la fixation d’un modèle décliné à l’infini sans différenciation. Elle s’oppose radicalement à ce qui constitue fondamentalement l’art en général et le son en particulier : variété, différence, nuance, singularité, fragilité, incertitude, aléatoire, chaos ; finalement tout ce à partir de quoi il est possible d’élaborer une création.

Quatrièmement, il y a dans l’idée de design un distinuguo social qui place cette marchandise sonore au-dessus de l’existence ordinaire du monde, de sa propension à produire de l’usage, dans la rareté et l’usure. Objet « signe », distingué, objet revendiquant sa séparation, objet vanté pour sa beauté, son image magnifiée pour son achat plutôt que pour son usage.

Cinquièmement, la beauté est déjà incluse dans tous les sons par leur singularité sauvage et ici se trouve le principe de leur opposition à toute réification.

Sixièmement : ne pas omettre que la nuisance sera toujours là et qu’elle sera toujours liée à toute manifestation du sonore quelle qu’elle soit.

Daniel Deshays

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Les précisions du Blog documentaire

1. Daniel Deshays a développé une vaste réflexion sur la mise en scène du son en soulignant ses qualités visuelles, architecturales et plastiques.Il a publié deux ouvrages de référence sur le sujet aux éditions Klincksieck : Pour une écriture du son (2006) et Entendre le cinéma (2010).

Également responsable de l’enseignement du son à l’ENSATT (Lyon) et à l’ENSBA (Paris), Daniel Deshays s’est intéressé aux matières sonores au-delà des simples dialogues ou de la musique pour tenter de mettre en lumière le potentiel dramatique et discursif du matériau, au-delà même du cinéma.

Il considère le son pour lui-même, indépendant, objet de création trop souvent subordonné à la toute puissance de l’image. Il s’agit pour Daniel Deshays de repenser sa place trop souvent uniformisée par l’industrie cinématographique. Transgressions, déplacements, ellipses, asynchronisme… Le documentaire offre un terrain fertile pour les expérimentations susceptibles de lui redonner son autonomie, et ce dès sa conception, son écriture. Daniel Deshays définit sa propre pratique en ces termes :

L’écriture sonore est conçue par celui qui traque le son, qui le traite et qui le joue, dans le temps de la traque, du traitement et du jeu ; seul celui qui le produit peut l’inventer et le mettre en scène. (Le Monde, 2004).

2. Pour retrouver les deux textes précédents de Daniel Deshays que nous avons publié, c’est très simple : cliquez ici ou .

3. Pour une perspective élargie dans l’exploration des potentiels sonores de la représentation cinématographique, on citera notamment les ouvrages de Michel Chion : L’audio-vision (Armand Colin, 2005, 2e édition), La musique au cinéma (Fayard, 1995) ou encore Le cinéma, un art sonore (Cahiers du Cinéma, 2003).

4. La photographie de Une qui illustre cet article est l’œuvre de Christel Øverland Preteni, disponible en Creative Commons sur Flickr.

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  4. Bonjour,
    J’ai lu votre article avec intérêt. Je travaille moi même dans ce domaine.http://www.scaudiodesign.com/ Je ne suis pas tout à fait d’accord dans le sens où j’entends le design sonore comme le façonnage d’une onde. Le son acquiert pour moi la matérialité d’un objet.Mais je trouve votre analyse intéressante !

  5. Cher Daniel,
    J’ai lu ton texte.
    A mon avis tu n’as pas encore compris, comme beaucoup d’artiste ce qu’est le design sonore. C’est la création de sons fonctionnels rattachés à des usages. La réification n’est pas nécessaire, le son de la sonnette de vélo n’est pas le vélo.
    C’est uns discipline différente de la création d’œuvres artistiques où le talent, l’imagination et le savoir faire sont également nécessaires.
    Amicalement
    Roland Cahen

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