C’est un nouveau film découvert au Fidé, Festival international du documentaire émergent, que nous vous proposons de voir ici en exclusivité pendant une semaine. « Je ferai tout disparaître », de Margaux Chataux, a obtenu avec « J’suis pas malheureuse » de Laïs Decaster, le prix des parrains du Blog documentaire. Analyse et entretien avec la réalisatrice signés Virgile Guihard.

« Je ferai tout disparaître » : se délester de tous les meubles et objets, se débarrasser d’une maison et de ses obligations, et pouvoir enfin se plonger dans sa tristesse et ses souvenirs. Si le film de Margaux Chataux se confronte à ces tentations du deuil, il en prend aussi le contre-pied avec son énergie sans effusion de pathos, sa volonté de mettre de l’ordre, de trier, ce qui n’empêche pas les moments d’abandon et de relâchement, ni de jeter des écrits dans un brasier.

Au décès de sa mère, la réalisatrice entreprend de filmer ce moment où elle s’apprête à vider et quitter sa maison d’enfance. Le film nous parle du deuil comme un moment de bascule où des portes semblent s’ouvrir, où une porosité avec un ailleurs nous serait davantage perceptible. Et cette maison au centre du film paraît en effet posée au milieu d’une nature qui se manifeste souvent : apparition d’une biche, violence d’un orage, arbre ployé qui semble nous parler des effets du temps… Si bien que nous ne sommes jamais dans un film claustrophobe, enfermés dans un lieu dont les souvenirs pèseraient sur nos épaules, mais toujours dans un mouvement entre le monde et l’intime.

Cela s’accompagne d’une volonté de cinéma, au tournage comme au montage, car Margaux Chataux n’a pas fait le choix d’une exploration intime dans laquelle la forme serait secondaire, ou délibérément fragile pour signifier la psyché du personnage. L’attention portée à la lumière, au rythme et à la volatilité des émotions, apporte beauté et justesse à cette œuvre délicate.

Virgile Guihard


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Le Blog documentaire : Comment est né Je ferai tout disparaître ?

Margaux Chataux : Il est lié à des circonstances particulières : j’ai perdu ma mère en décembre 2016, et j’ai voulu faire un film. En plus, j’avais envie depuis longtemps de faire un film sur cette maison, celle de mon enfance, et sur un déménagement, parce que je savais depuis longtemps qu’on allait déménager. J’ai commencé à tourner en mars 2017, pendant trois mois, jusqu’en mai, en parallèle du déménagement. Je filmais environ 5 jours par mois.

C’est un film que j’ai fait dans le cadre de mon école (l’ENSAV), en deuxième année, on est complètement libre de la durée, du thème… La seule contrainte, c’est de réaliser et monter seule. Pour constituer l’équipe de tournage, en revanche, c’est libre.

Vous êtes d’abord partie dans un tournage solitaire ? Ou avant de commencer, vous aviez déjà décidé de tourner avec une équipe ?

C’était déjà compliqué d’écrire le film, de décider si j’en étais ou non un personnage. J’ai commencé par me dire : « je vais faire une fiction » ; puis : « non, je vais faire un film sur Jacqueline », ma tante qui apparaît dans le film ; et finalement je me suis dit : « la personne la plus impliquée dans cette histoire, c’est moi, donc je vais me mettre devant la caméra ». Ça a été un peu douloureux de prendre cette décision, de se mettre en scène. Et donc je ne pouvais plus filmer toute seule, il fallait quelqu’un à l’image.

Je me suis retrouvée seule dans ma famille à faire ce déménagement. Mon compagnon était avec moi, et par miracle il est chef opérateur. Je voulais que ce soit quelqu’un de proche qui vive cela avec moi, et qui fasse l’image. Pareil pour le son, le preneur de son, qui est arrivé en cours de tournage, fait partie d’un cercle d’amis très proches. J’ai privilégié l’intimité. C’était une période particulière…

Vous auriez pu envisager de faire un film à la première personne, avec une caméra-stylo, mais cela vous aurait exclue du champ…

Oui, et j’avais l’impression que ça allait être moins universel si j’étais derrière une caméra-stylo, je ne me sentais pas à l’aise dans cet exercice-là. Je préférais me mettre en scène et établir une distance.

Justement, il y a différentes distances dans ce film : par moments, on est plus loin de votre personnage, il y a une distance avec l’émotion ; parfois on est beaucoup plus proche : le matin sous la couette, le soir avec le chat et les bougies… Est-ce que vous y avez pensé dans un travail d’écriture en amont, où est-ce arrivé au tournage et au montage comme des évidences ?

En fait, dans la création de ce film, il y a surtout une idée : un déménagement, dans lequel je me mets en scène, et à un moment l’arrivée de Jacqueline, ma tante. Mais je n’ai rien écrit d’autre, je n’ai pas écrit de séquence. Ce n’était par exemple pas prévu qu’on tourne dans la pénombre avec des bougies, mais il y a eu une coupure de courant dans la maison. Ce qui était bien, c’est qu’on n’était souvent que deux, avec mon compagnon, donc c’était un peu comme un jeu entre nous deux, en réaction aux événements, aux situations.

En général, les moments où on est le plus proche du personnage sont souvent mis en scène. Cela dit, même dans la séquence des bougies, je faisais ma vie sans faire des allers-retours derrière la caméra, à vérifier le cadre… Jordi [Honoré], le chef opérateur, était autonome sur les cadres le plus souvent. Je voulais que tout le film soit très spontané, et j’avais la charge de tout ce déménagement à organiser, dans une maison de 200 m², je n’avais pas envie d’avoir en plus la charge d’un découpage ou d’une note d’intention… Pourtant, j’adore faire ça pour certains films, mais là…

Rapidement dans le film il y a des jeux avec les miroirs. Peut-être que le miroir nous renvoie à nous, spectateurs, comme pour nous dire : « cette histoire-là, c’est aussi la vôtre, elle raconte quelque chose que vous connaissez », mais cela pose aussi des questions sur le dispositif : finalement, est-ce qu’il y a quelqu’un derrière cette caméra ?

Il y a des miroirs et aussi des reflets, qui sont là surtout pour travailler sur les fantômes. À un moment où on parle avec Jacqueline, on ne nous voit que dans un reflet.

Et il y a ce plan incroyable, qui j’imagine a demandé de la mise en scène, cette sorte de camera obscura, où Jacqueline arrive avec sa valise et son image est projetée dans la chambre à travers les volets.

En fait, c’est ma chambre qui est faite comme ça.

« Ma chambre est une camera obscura ! »

C’est vrai, c’est incroyable ! J’en avais très peur quand j’étais petite, je ne comprenais pas, il y avait des trucs qui bougeaient au plafond… Donc ça n’a pas demandé beaucoup d’installation.

Le travail sur l’image est magnifique, à la fois dans la composition et la lumière, il est très cinématographique. Il y a aussi quelque chose de pictural dans plusieurs plans de nature, et dans la maison avec des lumières qui traversent des fenêtres… Vous l’avez pensé avec le chef opérateur ?

C’est d’abord parce que la maison est très cinématographique. C’est un endroit au milieu de la nature, il y a toujours des couchers et des levers de soleil incroyables, c’est très visuel. Après, j’ai fait un BTS image, je fais de la photo, on a ça en commun avec Jordi, mon compagnon. Il est chef opérateur et aussi chef électro, donc je pense qu’il a un œil pour la lumière. Dans la scène de l’orage, par exemple, on me voit dans une grande salle avec une lumière bleue : pour ce plan on a mis un énorme projecteur HMI, on a fait une installation, tous les deux… C’était un peu absurde ! Mais c’était une intention de lumière, d’ailleurs un peu la seule qu’on a travaillée et mise en scène comme ça.

À l’image, la nature a une présence importante : on aperçoit d’abord une biche, il y a le plan magnifique de l’orage avec cette obscurité qui se déchire, des plans dans les sous-bois…

J’ai grandi dans cette maison, je suis un peu une enfant de la forêt. Tous les plans de nature qu’on voit, ce sont des endroits où je me suis baladée depuis toute petite. Être avec la nature, c’était déjà là, présent. Et je trouvais qu’une présence un peu mystique de la nature dans le film, c’était super important parce que c’était un peu comme ça que je vivais les choses à l’époque. La biche, c’était évidemment un hasard, mais j’avais déjà eu cette envie qu’on en voit une dans le film, parce que les manifestations de la nature me permettent d’amener toute la magie que je vois de la vie. Le deuil c’est : il n’y a plus rien, les gens ne sont plus là, leur chair non plus, mais qu’est-ce qu’il reste ? La magie de la vie : un orage, les animaux… Et ça fait partie d’un ensemble. Je n’ai pas vraiment les mots pour l’expliquer… Je voulais que ce soit présent, que ça ouvre le film.

C’est intéressant que vous parliez de présence mystique : au milieu de cette nature il y a vous, votre cousine et votre tante, des femmes qui se parlent, s’entraident et allument des feux… On pense à la figure de la sorcière, qui revient en ce moment comme une façon de parler du féminisme et d’une relation au monde. C’est probablement plus un ressenti de spectateur qu’une intention de réalisation, mais est-ce que c’est aussi quelque chose qui vous a frappée au tournage ou au montage ?

Je voulais que ce soit une histoire entre femmes, c’était très important. Je suis attachée aux femmes au cinéma, aux femmes entre elles… Redonner aux femmes leur place. Ce n’est pas parce que c’est un déménagement qu’on a besoin de gros bras ! Et pour moi, Jacqueline, ma tante, est un peu une sorcière.

Vous parlez des femmes entre elles, d’une sororité, mais est-ce qu’il y a aussi ce rapport à la nature ?

Je n’y ai pas pensé en le faisant. C’était là. Depuis, je suis en train de lire Starhawk et d’autres livres sur les sorcières, l’écoféminisme… Mais à l’époque du tournage ce n’était pas encore un lien que je faisais consciemment.

Mais dans le deuil, le compagnonnage n’est nécessairement que passager, et vous filmez aussi votre solitude, un exercice toujours paradoxal en documentaire, puisqu’il y a en général quelqu’un d’autre derrière la caméra. Comment mettre en scène sa solitude, et s’imaginer qu’elle va être projetée à des spectateurs ?

Je me suis posé pas mal de questions au montage par rapport à ça. Je n’avais pas envie de mentir. Puis je me suis dit : « tu ne mens en rien, le spectateur sait très bien qu’il y a quelqu’un d’autre », on voit très bien qu’il y a quelqu’un derrière la caméra. Et plusieurs fois, quand j’ai montré ce film en festivals ou en projections, les gens me posaient la question : « qui filme ? ». J’ai l’impression que dans ce film il y a les gens qu’on voit, et il y a deux fantômes : celui de ma mère, qui traverse un peu tout le film, et celui de Jordi, qui est le regard posé. C’est un autre regard que le mien, c’est davantage un regard de spectateur.

Pour ce film, j’ai dû aussi écrire un mémoire d’une vingtaine de pages, ça m’a beaucoup aidée à réfléchir à ce que j’étais en train de faire, et à accepter que je ne faisais pas forcément un film sur moi, mais sur un personnage. Pendant le montage, j’ai travaillé comme dans un dédoublement, ce que je n’ai pas du tout fait au tournage. Réalisatrice et monteuse, je travaillais sur Margaux, personnage du film. Et je me suis rendue compte que de travailler comme ça, c’était bien et c’était « juste », car ce que donne à voir le film c’est ce que j’ai vécu pendant ce moment, mais finalement c’est un très court moment, ce n’est pas une mise à nu totale. Mais j’ai découvert plein de choses au montage, sur ce que j’étais en train de faire.

C’étaient des découvertes difficiles ?

C’était difficile, compliqué, et j’avais du mal à faire un film dans lequel j’étais, j’avais l’impression que ça n’allait parler à personne. Parfois, je ne trouvais plus du tout le sens de faire ce film. Dans le cadre de l’école, un professeur nous accompagne dans notre projet, et lui aussi avait cette peur que ce ne soit pas du tout universel, que ce soit davantage un film pour accompagner une démarche personnelle. Après avoir vu les rushes, il m’a rassurée, m’a encouragée à creuser plus, il m’a accompagnée dans cette idée de développer un personnage.

Vous avez donc été seule en montage ?

Oui, j’ai monté seule le film, mais je suis revenue dessus avec un ami, Théo Berchet, à la fin. Pour des longueurs, des choses dont je n’arrivais pas à me séparer, des séquences que j’avais envie de garder.

Je suis étonné que vous ayez travaillé seule au montage pendant autant de temps, parce qu’il y a un travail assez fin, hypnotique, qui n’est pas spectaculaire mais très réussi pour emporter le spectateur. Cela vient de l’expression du temps, des durées, mais aussi des séquences un peu mystérieuses qui maintiennent une alternance de moments forts et plus évanescents. On n’est pas dans la progression linéaire d’une énergie ou d’une tension.

Entre la fin du tournage et le montage, j’ai fait une pause de trois mois. Quand je me suis mise au montage, j’ai retrouvé les sentiments que j’avais à l’époque, qui de toute façon étaient toujours frais, et j’ai suivi une manière intuitive d’agencer les séquences entre elles, comment je le sentais, comment je le rêvais — ça m’arrive de rêver d’une solution de montage, ou qu’elle vienne juste avant que je m’endorme, comme un flash…

Avant de faire mon ours [1er montage assemblant sommairement les différentes séquences], j’avais fait une sélection d’une heure trente de toutes les séquences que je trouvais importantes. En les montant dans l’ours, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de contrastes, de ruptures, donc je me suis mise à travailler ça, c’est cet ours qui m’a donné les clés du montage.

Et même à l’intérieur de certaines séquences il y a des ruptures, comme chez Jacqueline qui a une émotion qui passe, cette émotion qui monte et puis qu’on laisse partir. Peut-être qu’au montage vous avez retrouvé cette émotion, qui a joué sur la structure et l’énergie du film ?

Le tournage et le film m’ont dit, vraiment comme s’ils me parlaient, que le montage devait être à leur image. Ces ruptures de rythmes et de ton, elles étaient contenues dans le tournage lui-même, ça venait de loin. C’était même déjà présent dans l’émotion qui a conduit au film.

Le titre du film est un extrait d’un poème écrit par votre mère. On y sent la tentation de la table rase, de se débarrasser, d’expédier parce que c’est trop douloureux. Et finalement le film fait le contraire de ce projet.

Ce film pose la question : qu’est-ce qu’on garde de nos vies ? Pour moi, c’est un titre ironique. Parce que, même si on fait tout disparaître, il reste toujours quelque chose, ne serait-ce que dans nos têtes. J’avais envie de partir de cette maison, mais je ne voulais pas partir sans images. Donc « je ferai tout disparaître » mais je garderai tout. Et c’est plus léger, un film, ça prend moins de place qu’une maison.

Propos recueillis par Virgile Guihard

 

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